lundi 30 juin 2008

NAISSANCE : LIMITE MOUVANTE.

Entrer dans la vie, terrestre ou éternelle, n'est pas une affaire simple. Et la biologie n'a, jamais, constitué qu'une partie d'un des puzzles les plus troublants de l'histoire humaine.
Sylvie Arsever. LE TEMPS.Lundi 30 juin 2008.

La décision a fait couler des flots d'encre: le 6 février 2008, la Cour de cassation française a autorisé trois couples de parents à inscrire leur enfant mort-né à l'état civil. L'un avait été expulsé à quatre mois et demi d'aménorrhée, les deux autres à la 21e semaine. Certains commentateurs y ont vu le signe d'une reconnaissance sans limite de la personnalité du fœtus - pourquoi pas jusqu'à la conception? L'idée a réjoui les associations de lutte contre l'avortement, inquiété ailleurs.

La portée des arrêts est plus limitée. La loi française reconnaît depuis 1993 le droit aux parents d'enfants mort-nés le droit d'obtenir l'inscription sur le registre des décès d'un «acte d'enfant sans vie». L'acte ne fait naître aucun droit, sinon celui de donner officiellement un nom à l'enfant. Il offre aux parents qui le désirent une forme de reconnaissance des espoirs qu'ils ont nourris et du deuil qu'ils traversent. L'ordonnance d'application a fixé une limite à cette nouvelle possibilité: il fallait que l'enfant soit né à au moins 22 semaines ou avec un poids d'au moins 500grammes. Limite illégale, a jugé la Cour de cassation: elle ne figure nulle part dans la loi qui se contente d'exiger que l'enfant soit né d'un «accouchement». Pour les parents en deuil, c'est une victoire. Pour les autres, une pièce de plus d'un puzzle vieux comme l'humanité: celui du début de la destinée humaine.

Le choix du père.
La question n'a jamais été simple, et elle ne s'est jamais résumée aux données biologiques ou à ce qu'on en connaissait. Elle a opposé philosophes et médecins depuis l'Antiquité sur des lignes de fracture que les progrès fulgurants de la biologie au XXe siècle n'ont pas effacées. Par les récits, les représentations, la plus ou moins grande protection accordée à la grossesse et au nouveau-né, les sociétés humaines lui ont donné des réponses empiriques tout aussi subtiles et moins déchiffrables. Le père de famille romain, qui disposait d'un pouvoir quasi absolu sur sa maisonnée, avait notamment celui d'autoriser l'avortement de sa femme et de décider de la survie de ses enfants. Sur un geste de sa part, le nouveau-né était élevé dans sa famille ou exposé. Cette dernière solution, aux yeux de Plutarque, vaut mieux que de voir les enfants «corrompus par une éducation médiocre qui les rend inaptes à la dignité et à la qualité». Une idée que reprendront, avec des méthodes certes moins radicales, les courants malthusiens des XIXe et XXe siècles. L'exposition ne condamne pas sûrement le nouveau-né. Il peut être recueilli et adopté ou réduit en esclavage. Reste que le vouer à la mort est acceptable.

• L'esprit du fœtus.
Avortement et exposition sont contestés au sein du monde antique, notamment par les stoïciens. Ils sont condamnés par les pères de l'Eglise. Mais cette dernière mettra plusieurs siècles à adopter une position définitive sur la question de l'entrée de l'âme dans l'embryon. Les confesseurs appliquent longtemps une conception que formalisera Thomas d'Aquin (1225-1274): le fœtus ne devient un être spirituel à part entière qu'à un stade de son développement qu'Aristote a fixé à 40 jours pour les garçons et 50 pour les filles. Avant, il mérite la protection mais les pénitences encourues par les mères qui avortent sont moins importantes. Face à l'exposition, l'Eglise préfère canaliser que condamner une pratique qui peut constituer une alternative à l'infanticide. Les parents sont encouragés à abandonner, le cas échéant, leur enfant dans des lieux publics Ce dernier est amené au prêtre qui fait en chaire un appel aux parents, voire aux bonnes âmes susceptibles de l'aider à les identifier.

• Des enfants à donner.
Si l'enfant est mort, les parents risquent le châtiment suprême. S'il a survécu, son sort dépend longtemps de celui qui l'a recueilli. La pratique autorisant ce dernier à le réduire en esclavage semble avoir subsisté plusieurs siècles avant de disparaître. Infanticide, avortement, abandon: la question du poids de ces pratiques doit rester ouverte comme toutes celles qui demandent des réponses chiffrées à des siècles qui ne se sont pas souciés d'en recueillir. Elle se superpose à une autre interrogation: quels étaient les désirs de procréation des parents et leurs sentiments face à leurs nouveau-nés? Le souci des pères de l'Eglise de condamner l'avortement, leur intérêt pour des pratiques sexuelles supposées empêcher la conception donnent à penser que les habitudes répandues dans l'Empire romain finissant n'ont pas disparu en un jour. De même, l'insistance des prêtres à dissuader les parents de faire dormir leurs nouveau-nés dans leur lit conduit plusieurs historiens à penser que les nombreux accidents favorisés par cette coutume ont pu masquer un recours plus qu'anecdotique à l'infanticide. Ce dernier menace surtout les enfants illégitimes, si l'on en croit l'obligation faite aux célibataires et aux veuves françaises par un édit de 1557 de déclarer leur grossesse. Mais lorsque l'opprobre ou la misère n'en fait pas un fardeau, la grossesse est un bien précieux et la stérilité une malédiction, découlant d'un péché ou d'un sort.

• Saints fœtus.
Le fœtus a sa place dans l'histoire sainte. Des récits miraculeux le montrent intervenant sur le sort de ses parents. Le Christ lui-même est figuré dans le ventre de la Vierge, notamment sur des tableaux représentant la rencontre de cette dernière avec sainte Elisabeth, enceinte de Jean-Baptiste. La mortalité des premiers âges est dévastatrice, et seul un humain sur deux atteint sa vingtième année. Cette hécatombe des nouveau-nés a amené plusieurs historiens à imaginer que les parents relativisaient fortement leur attachement à des petits souvent appelés à disparaître. Cette interprétation est aujourd'hui remise en question. Les enfants mort-nés, en tout cas, subsistent dans la mémoire de leurs parents, et figurent parfois sur les portraits de famille. Dans un monde où la vie après la mort constitue un élément central et très réel des représentations de l'existence, la question de l'entrée dans la vie est liée à celle de l'entrée dans la communauté du salut. Cette dernière pose à l'Eglise un dilemme dont elle peine à se dépêtrer. Porteur du péché originel, l'homme n'accède au salut que par le baptême. Controversée au début, cette doctrine s'affirme au Ve siècle avec l'excommunication du moine breton Pélage, qui soutient la thèse inverse. La logique de cet affrontement pousse saint Augustin (354-430) à postuler que les enfants morts sans avoir pu être baptisés encourent une forme - mineure - de damnation.

• Tristes limbes.
Le pape Grégoire le Grand formalise cette théorie en assignant aux avortons et aux enfants morts sans baptême le cercle supérieur de l'enfer, qui prendra au XIIIe siècle le nom de limbe des nouveau-nés. Ils y échappent aux peines infernales mais restent privés de la présence de Dieu - et donc du salut. La question de savoir si cette privation leur pèse - qui renvoie à celle des capacités spirituelles du fœtus - est disputée. Pour les parents, c'est d'autant plus insuffisant que les enfants morts sans baptême sont privés de sépulture. Aussi se mettent-ils à croire, à partir de la fin du Moyen Age, que cette injustice peut être réparée. Un saint peut accomplir le miracle de redonner vie à l'enfant quelques instants. Ce répit permet de lui administrer le sacrement qui lui ouvrira la porte du paradis - et donnera à ses parents l'occasion de marquer son bref passage d'une pierre tombale. Les récits de miracle se ressemblent. Au début, il n'est pas rare que la sage-femme, après avoir essayé en vain de ranimer l'enfant, l'enterre dans le jardin. Puis la mère, ayant repris des forces, exige de le voir. Ou c'est le père qui revient des champs et ordonne son exhumation. A ce moment, un groupe de personnes, composé souvent du père et/ou de la matrone qui a présidé à l'accouchement, de parents et de voisins se met en marche vers un sanctuaire réputé pour ses miracles.

• Répit pour le paradis.
La marche peut durer plusieurs jours et elle est le plus souvent ardue. Les sanctuaires à répit se trouvent souvent dans des bois, au sommet de vallées montagneuses. Ils sont nombreux: on en a dénombré près de 300 en France, sans compter ceux qu'on trouve en Belgique, en Suisse, en Autriche et en Italie du Nord. A l'arrivée, l'enfant est déposé au pied du saint et ceux qui l'ont accompagné se mettent en prière autour de lui, rejoints par des habitants du lieu. Et souvent, à la lueur des bougies, apparaît un signe. L'enfant change de couleurs, bouge un bras, ouvre les yeux ou la bouche, se met à suer. Autant de manifestations qu'un esprit incroyant peut attribuer sans trop de difficulté au début de la décomposition mais qui permettent de consommer le miracle. L'enfant est ensuite remporté chez lui pour avoir une sépulture chrétienne ou encore enseveli aux alentours du sanctuaire. Les parents en tirent un apaisement qui ressemble peut-être à celui des familles qui ont décroché la décision de la Cour de cassation de 2008. Cette pratique populaire tenace a longtemps dérangé l'Eglise qui finira par l'interdire au XVIIIe siècle. Cela ne l'empêche pas de survivre ponctuellement un siècle plus tard, dans un monde en proie à des changements profonds dans les conceptions de la fécondité, de la grossesse et de la vie.

• Des enfants utiles.
Dès la fin du Moyen Age, on tend à se marier tard en Europe occidentale: le nouveau couple doit d'abord acquérir une forme d'indépendance financière, ce qui peut prolonger le célibat féminin jusque vers 25 ou 26 ans. La règle n'a rien d'uniforme: elle varie suivant les régions et les époques, est influencée par les famines, les guerres et les épidémies qui déciment régulièrement les populations européennes. Mais elle tranche suffisamment sur les usages précédents et environnants pour avoir amené les démographes à parler d'un «modèle européen» de fécondité modérée. En milieu rural, les enfants sont des aides précieuses pour le travail des champs, en ville, ils sont souvent mis tôt à l'ouvrage. L'allaitement prolongé espace leur apparition et beaucoup ne survivent pas. Il y a peu de motifs de vouloir en diminuer le nombre. Certains historiens ont soutenu que l'idée même de contraception était, dans ces conditions, tout simplement impensable au sein du mariage. Quoi qu'il en soit, les choses se mettent à changer à partir du XVIIe siècle.

• Les dames de Genève.
Les premiers signes se manifestent dans l'aristocratie de quelques villes italiennes, à Genève, à Paris. Les courbes des naissances, que des chiffres désormais disponibles permettent de tracer avec précision, se mettent à changer de forme: jusque-là, la mère a en moyenne 40 ans à la naissance de son dernier enfant. Cet âge s'abaisse jusqu'à atteindre 26 ans en France au XVIIIe siècle. Tout se passe comme si, une fois atteinte une certaine descendance, les couples cessaient de procréer. Ce changement, qui mettra trois siècles pour s'étendre à une grande majorité des populations européennes, a longtemps été analysé comme une réaction à la diminution de la mortalité qui s'esquisse au même moment. L'étude des situations locales dessine une image plus nuancée et plus confuse, où le recul de la fécondité précède parfois nettement celui de la mortalité.

• L'amour en moins?
Et l'apparition de la contraception - sans doute pratiquée avant tout au moyen du coït interrompu - n'intervient pas seule. Les pionnières se sont souvent mariées plus jeunes. Elles mènent une vie mondaine active ou travaillent dans la boutique ou l'atelier familial. Elles n'allaitent pas leurs enfants, ce qui a pour effet de rapprocher leurs grossesses - et de diminuer nettement les chances de survie de leurs rejetons. La coutume d'avoir des nourrices à domicile remonte au Moyen Age. Le recours à l'allaitement mercenaire se répand toutefois rapidement au XVIIe siècle et s'accompagne d'un tourisme des nourrissons très meurtrier. Elisabeth Badinter, qui a étudié ce phénomène, l'attribue à «l'amour absent», la froideur affective envers les bébés, une thèse contestée. La forte surmortalité des enfants mis en nourrice, relèvent ses adversaires, n'est pas forcément perçue et le choix de l'allaitement mercenaire répond souvent au souci de donner la meilleure alimentation possible au bébé. Reste que ce dernier semble désormais un intrus dans certaines cases d'une vie adulte de plus en plus compartimentée, où les aspirations individuelles s'expriment avec plus d'autonomie. Et que l'amour parental tel qu'il se redessinera à partir de la fin du XVIIIe siècle valorise plus la qualité, promue par l'éducation, que la quantité.

• L'enfant choisi.
A ce modèle, qui triomphe dans la seconde moitié du XXe siècle avec l'idée de l'enfant choisi, l'Eglise catholique oppose celui de l'enfant accepté, variante moderne de l'enfant don de Dieu. Mais d'autres facteurs s'immiscent dans le débat, désormais ouvert, sur la fécondité des familles. La population est devenue un enjeu politique. A partir du XVIIe siècle, les Etats ont à cœur de la dénombrer. D'abord comptée comme une richesse, elle apparaît menaçante à Thomas Malthus (1766-1834), qui prône l'adaptation des descendances aux possibilités productrices. Dans le camp adverse monte une préoccupation qui s'exprimera avec vigueur au début du XXe siècle: la peur de la dénatalité. Parmi les démocraties, c'est la France, où la baisse de la fécondité a quelques solides décennies d'avance, qui exprime cette crainte avec la plus grande virulence. La défense de la population française motive l'interdiction absolue de la contraception, de l'avortement, et de l'information à leur sujet à partir de 1920. Mais le souci populationniste n'est pas moins vif en Italie fasciste et en Allemagne nazie. La famille nombreuse est promue comme un contre-modèle à l'égoïsme bourgeois des démocraties. La fécondité doit renforcer la vigueur guerrière de la Nation. En Suisse, la droite catholique prône le renvoi des femmes à leurs berceaux avec des accents à peine différents.

• Mon ventre m'appartient.
Le combat pour la contraception et la dépénalisation de l'avortement qui se déroule à partir des années 1960 du siècle passé s'inscrit sur cette toile de fond. En disant que leur ventre leur appartient, les femmes qui mènent cette bataille disent certes qu'il n'appartient pas à la lignée paternelle mais elles proclament surtout qu'il n'est ni à l'armée ni à l'Eglise. Le Planning familial, né dans les années 1960, mène un combat pour la privatisation des choix de procréation dont les tenants et les aboutissants auraient sans doute échappé aux bourgeoises de Genève qui, au XVIIe siècle, se sont mises, sans rien demander à personne d'autre qu'à leur mari, à limiter la durée de leur carrière maternelle.

• Une question de délais...
De façon significative, on peine longtemps à distinguer dans cet affrontement deux fronts pourtant distincts: celui de la contraception, où ne s'opposent que les intérêts de l'Etat et ceux des individus, et celui de l'avortement où se jouent également les droits d'un tiers longtemps aussi instrumentalisé d'un côté que de l'autre: le fœtus. La solution dite «des délais», qui s'impose en France dès 1975 et en Suisse en 2002, se veut pragmatique. Elle rappelle, avec des différences substantielles, la position ambiguë des pères de l'Eglise sur le statut de l'embryon. Mais beaucoup de signes donnent à penser qu'il pourrait s'agir d'un arbitrage provisoire. Car le fœtus, si l'on ose dire, n'est pas resté inactif. Photographié sur papier glacé à tous les stades de son développement, épié de façon toujours plus performante par les machines à ultrasons, il accède toujours plus tôt, du moins au cours des grossesses désirées, à une forme élaborée de personnalité. Les progrès de la procréation assistée d'un côté, ceux de la médecine des grands prématurés de l'autre rognent aux deux extrémités la part de sa vie qui se développe dans le secret et la dépendance de la matrice maternelle. Ses maladies et ses imperfections peuvent être dépistées et parfois soignées en nombre croissant. Les motifs d'interrompre sa croissance, y compris aux alentours de la frontière mouvante qui définit sa viabilité hors de l'utérus, se multiplient.

• ... et d'amour.
Le recul de cette frontière remet en question les solutions purement temporelles au problème de l'avortement thérapeutique. Et cette remise en cause laisse réapparaître une vérité immémoriale: le début d'une destinée humaine se noue là où se rencontrent la chance biologique de la survie et le désir plus ou moins actif d'une société, d'une famille ou d'un individu prêts à l'accueillir. Le fœtus, en somme, est un sujet d'histoire comme un autre. Qui vient d'accéder au salut. En 2007, l'Eglise catholique lui a officiellement ouvert les portes du paradis. Suivant un souhait exprimé par Benoît XVI alors qu'il n'était que cardinal, la Commission théologique internationale a jugé que le limbe des nouveau-nés reflétait «une vision trop restrictive du salut» et estimé qu'il existe «des bases théologiques et liturgiques sérieuses pour espérer que, lorsqu'ils meurent, les bébés non baptisés sont sauvés».

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