dimanche 22 février 2009

SORTIR DE LA CRISE !


Le journal Libération, Rennes Métropole, la Ville de Rennes, le Conseil général d'Ille-et-Vilaine, la Région Bretagne, le TNB et Les Champs Libres ont décidé d’organiser à Rennes le Forum Libération les vendredi 20 mars, samedi 21 mars et Dimanche 22 mars 2009 sur le thème : « Sortir de la crise ! ».
La France, l'Europe et le monde sont secoués par une crise économique mondiale.
Une nouvelle donne s'instaure dans la vie politique, sociale et économique et s'accompagne de l'apparition d'idées neuves et d'une nouvelle conception de l'action collective.
Une mutation est en cours, dont Libération se veut le témoin et l'acteur.
À la veille des élections européennes, il s'agit de favoriserl'émergence de nouveaux débats, de réinventer le liensocial, de décrypter les codes émergents.
En quelque 50 débats, sous la direction d’un modérateur, philosophes, hommes politiques, économistes, sociologues… d'envergure internationale ou nationale confronteront leur point de vue, avant de réserver 30 minutes à la discussion avec le public.
Des débats locaux En amont de ces Rencontres, en mars, les acteurs locaux seront invités à des conférences théâtre-forum. Après 20 minutes de conférence (conférencier proposé par Libération), 1 h 30 sera réservée à un théâtre-forum pour permettre l’expression du public sur le sujet.A Chavagne, sur le thème : « Une économie verte, pour sortir de la crise »
A Rennes, le vendredi 13 mars, quartier des Longs-Champs, sur le thème « S’engager pour sortir de la crise », dans le cadre de la Caravane des quartiers, les 12, 13 et 14 mars.A Cesson-Sévigné sur le thème « Formations et diplômes pour sortir de la crise ».
(Dates en cours de calage et intervenants non connus à ce jour).
Favoriser l'émergence de débats locaux
Pour le journal Libération, c’est « l’occasion de favoriser l’émergence de nouveaux débats, de réinventer le lien social, de décrypter les codes émergents. Le lieu de rencontre entre intellectuels, politiques, décideurs, entrepreneurs, et notre communauté de lecteurs ». Cette manifestation était accueillie à Grenoble à l'automne dernier, après une édition à Nanterre.
Pour Rennes Métropole et les collectivités partenaires, c’est l’occasion d’accueillir un forum de haut niveau avec des personnalités politiques, culturelles, philosophiques, de créer les conditions d’un débat participatif et de montrer sa vocation à être « la Cité des idées ».Pour les deux équipements culturels qui vont accueillir le Forum à Rennes, le Théâtre national de Bretagne et les Champs Libres, c’est l’occasion de participer de manière significative à la diffusion de la culture et d’y associer leur public.

CROISSANCE : DROGUE OU PRODUIT MASQUANT DE L'ECONOMIE ?

Chronique d'abonnés
Croissance : drogue ou produit masquant pour l’économie ?
par Thierry FAYRET, Vice président Brest (PS) 17.02.09
Dans les médias, les économistes de tous bords font front commun pour défendre un retour de la croissance. A la façon d'un toxicomane en manque, les économistes hurlent à la croissance.
Est-ce une dépendance clinique ou cela cache-t-il bien autre chose ?
Nos modèles économiques revendiquent une justice sociale fondée sur l'idée que la croissance des uns, aussi démesurée soit-elle, finie par profiter aux autres. C'est cette théorie qui justifie les salaires ou les capitaux mirobolants d'une minorité s'affichant comme des locomotives pour tout le système.
Mais voilà, la mécanique s'est grippée. Officiellement, certains auraient abusés de jeux financiers trop complexes et il y aurait eu création de produits toxiques ! Mais la réalité est sûrement finalement plus simple, mais risque de mettre quelques années a être acceptée : c'est la promesse d'une croissance à 5% par an qui est une promesse toxique !
Tout système ne peut croître que de ce qu'il prend ou reçoit. Aujourd'hui, nous semblons découvrir que les matières premières vont venir à s'épuiser et que le soleil est la seule ressource durable sur terre, qui se transforme de diverses façons. Il va donc bien falloir négocier avec cela. La croissance globale va devoir s'équilibrer à hauteur du flux d'énergie solaire que l'on reçoit et transforme. Quand à la "croissance matériel", elle n'a d'avenir que dans le cadre dune réflexion de type "écosystèmique" à l'échelle des usages humains.
Pour résumer, il va falloir s'habituer à une croissance globale proche de zéro, car c'est finalement la seule dont nous disposions durablement. Cela ne signifie pas qu'individuellement la croissance sera nécessairement nulle, un effet de noria entre générations, entre pays peut générer des "croissances relatives", mais certainement plus raisonnées et mesurées que l'hyperconsommation actuelle.
Donc, s'il n'y a plus de croissance à l'avenir, la règle fondant la justice sociale du système d'hier tombe elle aussi. Une fois la promesse d'une croissance perpétuelle tombée, une question va se poser, celle de la répartition des richesses, celle des inégalités frappantes entre pays, mais aussi dans les pays. Le voile va tomber sur le modèle économique et les peuples risquent de demander des comptes à tous ceux qui ont fait vivre ces modèles. Voilà ce qui perturbe la sphère économique ces derniers jours, simplement la peur d'avoir à rendre des comptes ... pas forcément financiers d'ailleurs.
Non, la croissance n'est pas un produit addictif pour les économistes, c'est simplement un produit masquant pour les modèles qu'ils ont défendus depuis des années et qui ont justifié tant d'inégalités sociales, ici et partout dans le monde. Un produit masquant comme en utilisent certains sportifs, pour cacher ce qui leur permet de faire des performances hors du commun.
http://www.lemonde.fr/opinions/chronique/2009/02/18/croissance-drogue-ou-produit-masquant-pour-l-economie_1156827_3232.html

samedi 21 février 2009

LE VIN TUE. C'ETAIT DANS LE JOURNAL.

Le vin tue !
C'était dans le journal !
par Léon-Marc Levy, Rédacteur en chef du 920-Revue en ligne. 19.02.09.
Ca y est, c’est dit : un illustre inconnu, s’appuyant bien sûr sur des données INCONTESTABLES, a rendu, depuis hier matin, grâce à un battage médiatique ahurissant, le verre de vin rouge quotidien MORTEL ! Eh oui, chers ami(e)s, nous sommes condamné(e)s à mourir un jour. Je n’en avais pas le moindre soupçon.
Merci, immense Docteur, pour l’info.

Le ridicule ne tue pas, lui.
Dommage. On serait débarrassé d’une légion de croque-morts qui transforment peu à peu notre monde en une antichambre d’hôpital, voire de funérarium. Il y a peu, d’autres médecins, au moins aussi éminents, affirmaient, avec autant de certitude et de vanité, que le vin PROTEGE (contre le cancer, les maladies cardio-vasculaires, les cors au pied…)Pour ma part, je ne sais pas l’effet chimique du vin rouge (et autre) sur la santé. Je me doute bien que l’abus d’alcool est extrêmement dangereux. Mais j’ai aussi la certitude que l’abus de paranoïa, de sinistrose, de terreur mentale est encore bien pire. Que nos médecins conseillent aux gens la modération en tout me semble sage, qu’ils se transforment en essaims d’oiseaux noirs obscurcissant le monde dans une nouvelle forme …d’obscurantisme, me semble déplorable. On a mesuré, paraît-il, l’effet du verre de vin sur les risques de cancer.
A-t-on mesuré :
- Les bienfaits du même verre de vin, partagé avec sa compagne ou son compagnon, dans un moment de détente, de plaisir et d’intelligence ?
- Les bienfaits de l’éducation à la maîtrise de soi plutôt que l’extension infinie des interdits et des menaces ?
- Les méfaits de l’idéologie médicaliste, anxiogène et déprimante ?
- Les méfaits enfin d’une campagne de presse unanime, en pleine crise sociale, en pleine révolte antillaise, en pleine crise économique.
Le verre de vin était-il le problème essentiel du mercredi 18 février 2009 ? Si non, alors à quoi et à qui sert cette campagne ?
http://www.lemonde.fr/opinions/chronique/2009/02/19/le-vin-tue-c-etait-dans-le-journal_1157463_3232.html

mercredi 18 février 2009

DECROISSANCE ET DEMOCRATIE.

Institut d'études économiques et socialespour la décroissance soutenable.
Décroissance et démocratie.

Au cours des six derniers mois, la revue Alternatives économiques a consacré deux articles à la décroissance (1). Tout en évacuant soigneusement les questions soulevées, les auteurs décrivent la décroissance soutenable comme nécessairement antidémocratique. Pourtant, les défenseurs du concept de décroissance ont justement bâti leur argumentaire autour de la priorité à accorder de la défense de la démocratie et de l'humanisme. Il s'agit de la raison même d'être de cette idée : " Si nous ne rentrons pas dans une décroissance économique choisie aujourd'hui, dont la condition est une croissance des valeurs humanistes, nous courrons tous les risques d'avoir une décroissance imposée demain, jointe à une terrible régression sociale, humaine et de nos libertés. " " Plus nous attendrons pour nous engager dans la "décroissance soutenable", plus le choc contre la fin des ressources sera rude, et plus le risque d'engendrer un régime éco-totalitaire ou de s'enfoncer dans la barbarie sera élevé.(2) "
Pourtant, en quoi la décroissance économique serait-elle nécessairement antidémocratique ? Les régimes totalitaires ne cherchent jamais à réduire leur outil militaro-industriel. Bien au contraire, par essence, la politique économique de tous les régimes tyranniques du XXe siècle (stalinisme, fascisme, nazisme, ultra nationalisme japonais, etc.) a toujours eu pour fondement la recherche d'une croissance maximale. Dictatures et recherche de puissance sont irrémédiablement liées, indissociables. Au contraire, la décroissance s'inscrit dans la philosophie non-violente, qui est, elle, par nature antiautoritaire. Elle se situe clairement dans une volonté de non-puissance, ce qui n'est pas l'impuissance. La personnalité politique la plus proche des idées de la décroissance (autosuffisance, simplicité volontaire) est sans aucun doute Gandhi, démocrate mort assassiné à force de combattre des systèmes oppresseurs. La mouvance philosophique qui porte actuellement l'idée de décroissance économique en France (Silence, L'écologiste, Casseurs de pub, La ligne d'Horizon. . .) est justement la plus proche des idées gandhiennes.
De plus, dans une organisation démocratique, les tenants de l'abondance (croissance) devraient partager leur temps de parole avec les défenseurs de la sobriété (décroissance). C'est la condition d'un équilibre réel. Or, la théorie de la croissance occupe la totalité du temps. Dès que les partisans de la décroissance pointent le nez, les chiens de gardes aboient.

Il est à craindre que ce type de reproches ne se développe au fur et à mesure de la diffusion dans la société du concept de décroissance. Pourquoi ?

Une idée dérangeante
La science économique a évacué le paramètre écologique de son fonctionnement. Ainsi, elle fonctionne dans le virtuel, déconnectée de la réalité de la biosphère. Réintégrer ce paramètre fondamental peut sembler effrayant : il impose de remettre en question 200 ans de sciences économiques, du néolibéralisme au néo-marxisme. Tout le monde des " sciences économiques " est donc terrorisé à la seule évocation du nom de Nicholas Georgescu-Rõgen, le père de la bioéconomie et théoricien de la décroissance, qui s'est appuyé sur la science, lui, pour faire reposer les pieds sur Terre à l'économie. Galilée avait affirmé que la terre tournait autour du soleil : il a été condamné à la prison à vie par l'église. Nicholas Georgescu-Rõgen a démontré que la terre était finie, il a été condamné à la mort médiatique par tous les tenants du dogme économique, quelles que soit leur tendance. La réalité paralyse ces économistes néoclassiques qui imaginent mal comment sortir du mensonge où ils se sont eux-mêmes enfermés, et cela sans provoquer de drame. Mais ce n'est en pas fuyant la dure réalité que nous nous sauverons de pouvoirs tyranniques. Bien au contraire, plus nous attendrons pour faire face à la réalité, plus les risques de les voir survenir seront élevés.

Insulter plutôt que réfléchir
Quand une idée nous dérange et nous oblige à nous remettre en cause, un réflexe humain primaire suscité par la facilité et l'orgueil consiste à insulter son contradicteur. Cela donne le " T'es complètement débile ! " dans les cours de récréation. Et cela se traduit par exemple par la psychologisation de l'autre chez les adultes occidentaux formatés par le déterminisme freudien : " Il doit souffrir d'un problème sexuel ". La décroissance est un concept qui rompt une norme sociale intégrée de l'extrême droite à l'extrême gauche. Ces défenseurs seront immanquablement attaqués dans ce registre. Quoi de plus humain que d'insulter un interlocuteur dérangeant plutôt que de se remettre en cause. " Est déclaré fou celui dont la pensée est minoritaire ". Les bons vieux réflexes ont la peau dure et perdurent ainsi sous d'autres formes dans un autre contexte.

Une aspiration inconsciente
Le développement durable est entendu comme une approche avant tout technicienne de l'écologie. En cela, il répond parfaitement à notre actuelle idéologie dominante, idéologie qui a sacralisé la science. " L'homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur cela même qui en a détruit tout ce qui en était l'objet : sur la Technique. " Jacques Ellul (3). Le " développement durable ", l' " écologie industrielle ", la " croissance verte ", la " production propre " sont autant de termes contradictoires qui révèlent l'attitude de l'occident face à la problématique écologiste. Croyant dans la toute puissance des techniques, scientifiques ou économiques, l'Homme occidental cherche comme remède ce qui fait sa maladie ? ?. " Seul un maximum de technologie permet de réduire la pollution au maximum " était le slogan d'une publicité pour la voiture Smart (4). Sur la science, fondée sur le doute, s'est greffée l'idéologie scientiste, véritable nouvel obscurantisme. Pour une opinion largement conditionnée, remettre en cause la capacité de la Technique à résoudre les problèmes environnementaux et sociaux est alors considéré inconsciemment comme un véritable blasphème. Il convient alors de d'õuvrer au salut de l'hérétique possédé par le démon.
A contrario, la volonté affichée du concept de décroissance soutenable est d'affirmer la nécessité d'une réponse passant d'abord par le philosophique, le politique, le culturel, et de reconsidérer la science comme un moyen. En cela, elle va directement à l'encontre de notre bain idéologique. Le désir de discréditer par tous les moyens les défenseurs de la décroissance soutenable répond aussi à une aspiration très profondément inscrite, et le plus souvent inconsciente, au sein de l'individu et de notre civilisation.

Les économistes ne sont plus des demi-dieux
Le concept de décroissance conduit inévitablement à " s'extraire de l'économisme ". C'est-à-dire à replacer l'économie à sa juste place dans l'échelle des valeurs. Ce n'est pas à l'économie de dicter sa logique à l'Homme. Elle est un moyen et non une fin. Son primat sur notre civilisation est absurde. Notre société ayant déifié la science, la " science économique " est devenu une religion, elle a son temple ; la bourse, et les économistes ont intégré le rang de grands prêtres. S'il semble légitimement très ardu pour l'opinion de s'extraire d'un terrible conditionnement, que dire de ceux pour qui la décroissance signifie déchoir de leur statut de demi-dieu vivant ? Ils seront évidemment prêts à tout pour conserver leurs privilèges, et en premier lieu à traiter de fascistes ceux qui leur demanderont de restituer un pouvoir usurpé à la démocratie. En effet, l'économie n'est que de la comptabilité dans le champ politique. Elle n'a rien à y faire. Elle n'est pas une science, comme la biologie et ou les mathématiques. Et si François Partant affirmait : " Aujourd'hui, un économiste est soit un imbécile soit un criminel ", force est de constater qu'il est le plus souvent un imposteur.
Une solution technique à un problème philosophique
Revenons aux articles d'Alternatives économiques. Dans les deux cas, bien que les dossiers de Silence ou les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen aient mis en évidence l'impossibilité d'une " croissance verte ", les impasses de la " dématérialisation de l'économie " et les limites du recyclage, les auteurs concluent que la seule solution demeure en ce type de concept.
Pourtant, dans la pratique (5), la croissance (même verte ou propre) conduit inexorablement à une augmentation des prélèvements sur le capital naturel. Un exemple simple en a été donné par l'arrivée de l'informatique. Celle-ci a suscité chez les économistes néo-classiques un grand espoir pour la sauvegarde de l'environnement. La transmission d'information par pulsions informatiques devait apporter une réduction la consommation de papier, et ainsi soulager la ressource (forêts) et la nature tout entière (pollution diverses pour la fabrication). Ce fut le contraire qui se produisit : la consommation de papier décupla. Le papier étant abondant, les personnes exigent dorénavant un travail parfait et font de nouvelles impressions jusqu'à satisfaction totale. La facilité de démultiplication des documents produit une inflation de leur reproduction. Cela, sans compter les pollutions propres à la fabrication, au fonctionnement et à la destruction de l'informatique. C'est " l'effet rebond " (6). Le temps est fini de la conscience de la préciosité de sa feuille blanche que l'on préserve soigneusement en la gommant le plus possible avant de la jeter. Que s'est-il passé ?

Il a été apporté une solution technique à une problématique philosophique. Chaque fois que nous apportons une réponse inadaptée à un problème, nous l'amplifions. Les pots cassés sont payés soit immédiatement, soit plus tard, mais ils le seront de toute façon, et de manière d'autant plus importante et décuplée que l'on aura voulu l'occulter. Et à nouveau, plus la crise qui en découlera sera forte, plus le risque de voir survenir de pouvoirs autoritaires sera présent.

La radicalité n'est pas l'extrémisme
Un autre reproche récurant est de considérer toute idée radicale comme immanquablement extrémiste, donc potentiellement tyrannique. Mais qu'est la radicalité dans le sens où nous en parlons ? Il s'agit d'aller à la racine des problèmes, de se refuser à une approche purement superficielle. C'est le sens sémantique du mot "radical" (racine). La radicalité, ce n'est pas inexorablement l'extrémisme. Il s'agit de revenir à l'humain, à la philosophie, au sens, à appréhender l'humain dans toutes ses dimensions, réflexion sans laquelle nous sommes condamnés à une vision réductrice et régressive de l'Homme, à ne plus le voir que comme un consommateur, un tube digestif, un rouage dans la machine économique.
Dans l'excellent livre de Jean-Luc Porquet ; Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu (3), Dominique Bourg, défenseur du Développement durable et de l'écologie industrielle, déclare " le radicalisme est une "forme de maladie de la pensée " et dit " tenir que son action ne serve pas à "des fins purement narcissiques" ". En qualifiant de maladie mentale un contradicteur de sa pensée, Dominique Bourg dévoile une facette totalitaire de son fonctionnement psychologique. En effet, l'incapacité à admettre la contradiction et le désir de psychiatriser le dissident est le révélateur d'un fonctionnement totalitaire, individuel ou collectif. L'opposant est forcément " extrémiste ", donc dément, et sera immanquablement fasciste ou traître. Des intellectuels comme Alain Finkielkraut ou Luc Ferry usent du même procédé. Toute pensée " radicale " est qualifiée " d'extrémiste ", tout propos non superficiel, vivant, est sitôt aussitôt taxé de " jusqu'au-boutiste ", dont l'émetteur souffre nécessairement d'une pathologie. Ainsi, Jacques Ellul parlait d'" homme totalitaire à conviction démocratique ". Seule l'approche superficielle est acceptée. C'est la condition nécessaire pour " tenir " le système et éviter toute remise en cause réelle, notamment de leur statut d'intellectuels médiatiques. On n'ose imaginer les qualificatifs que Jésus ou le Cyrano de Bergerac de Rostand, s'ils revenaient aujourd'hui, essuieraient de leur part, sans doute : " dangereux extrémistes terroristes ".


Une contestation factice
Ainsi, la contestation admise en vient plus paradoxalement à ne plus servir et renforcer un système qui fonde notre autodestruction (le consommateur critique peut être un consom'acteur, mais ne doit pas revendiquer son statut d'humain, le capitalisme doit devenir du " commerce équitable " et le pillage des ressources et l'esclavage économique sont promis au " développement durable ").

Le dictat de la " pensée de marché ".
Il serait faux de penser que le dictat ne peut venir que de la sphère politique. Le totalitarisme prend toujours de nouvelles formes pour mieux nous asservir. Celui qui nous menace aujourd'hui a été très bien décrit par Aldous Huxley " Les vielles formes pittoresques - élections, Parlements, hautes cours de justice - demeureront mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non-violent " (7). Le nouveau dictat est celui de la finance, pensée molle qui s'exprime au nom de la liberté et refuse à l'Homme d'aller à son essence, à sa conscience, à ce qui fait qu'il est humain. Sous couvert d'une fausse modération, la violence de cette logique est extrême : seul l'abrutissement dans la consommation, la télévision ou les neuroleptiques permettent de survivre. La sagesse est confondue avec la soumission, la recherche d'équilibres avec le nihilisme. Des pseudo-défenseurs de la démocratie se trouvent, le plus souvent à leur insu, devenir les plus serviles gardiens de la tyrannie (8).

La décroissance, c'est obliger à plus de démocratie
Néanmoins, le risque d'une décroissance imposée demeure vrai. Lester Brown, l'ex président du Worldwatch Institut l'a décrit comme une économie de guerre (9). Mais cela est-il spécifique à ce concept ? Il est le propre de toutes les idées qui se figent, qui n'admettent plus de contradiction, de produire des idéologies qui à leur tour généreront des systèmes autoritaires. Les délires et les fantasmes en la toute puissance de la technoscience nous conduisent plus sûrement encore au Meilleur des Mondes. Dominique Bourg accepte déjà l'idée de modifier le génome humain pour rendre l'Homme résistant à une dégradation importante de la couche d'ozone(8). Disons que le concept de décroissance soutenable, fondée sur la simplicité volontaire et l'humilité porte moins en lui les gènes de la dictature, qui couvent plus volontiers dans les systèmes idéologiques fondés sur la recherche de puissance. De plus, cette idée impose de resituer la réalité du pouvoir, elle renvoie les individus à leurs responsabilités, elle aide à " réintroduire le social, le politique dans le rapport d'échange économique retrouver l'objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social. " (10). La décroissance oblige aussi de distinguer la réponse institutionnelle de la réponse militante, donc de concevoir que nous ne pouvons pas avoir de solution totale, en cela aussi elle est antitotalitaire.

Les terrains essentiels sont les plus glissants, c'est pour cela qu'il faut être d'autant plus vigilant en s'y confrontant. Mais le plus grand des dangers demeure le refus de les aborder, effrayé devant ces risques. Et ce n'est pas en vivant dans le mensonge que nous nous protégerons. Une approche qui se cantonne à la superficialité produira inexorablement des chaos, qui eux seront porteurs du risque totalitaire.
Vincent Cheynet
(1) - Alternatives économiques : Le développement est-il soutenable ? Septembre 2002, Jacques Généreux
(2) - La décroissance soutenable - Silence n°280 - Bruno Clémentin et Vincent Cheynet.
(3) - Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu - Jean-Luc Porquet - Editions le cherche midi - 2003.
(4) - La publicité est le vecteur de l'idéologie dominante. Cette dernière reproduit au cõur même de la société sa logique antidémocratique. La publicité "psychiatrise" ses dissidents en les qualifiant implicitement le plus souvent de "malades mentaux". Mais quelquefois, elle le fait explicitement, ainsi, une association d'agence conseil en communication décrivait voici quelques années, à travers une campagne de publicité, la publiphobie comme une "maladie" (mentale). Le terme publiphobie a été créé par les publicitaires : une phobie est une pathologie.
(5) - Même dans une pure théorie, une croissance complètement dématérialisée s'avère tout aussi impossible. En effet, elle conduit à une accélération infinie des échanges jusqu'à ce que l'humain décroche. Un phénomène qui existe déjà dans nos sociétés où l'accélération temporelle produite par le système Technique éjecte les plus faibles d'entre nous, incapables de suivre un rythme de moins en moins humain et naturel.
(6) - Point d'efficacité sans sobriété - François Schneider - Silence n°280.
(7) - Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes - Librairie Plon, 1959, p. 169.(8) - Les scénarios de l'écologie - P. 72 - Dominique Bourg - Editions Hachette, 1996. Ce livre est de symptomatique de ce " libéral-totalitarisme " : sous couvert d'une dénonciation des dérives potentielles, et réelles, de l'écologie, il impose le dictat de la Technique en défendant par exemple les O.G.M. - p.108.
(9) - " La guerre entre l'homme et la Terre est d'ores et déjà engagée " - Lester R. Brown - Le Monde, 27 février 1996.
(10) - Serge Latouche - Pour en finir, une fois pour toute, avec le développement. - Le Monde Diplomatique - Mai 2001.
http://www.decroissance.org/?chemin=accueil

samedi 14 février 2009

ELECTRICITE : LA LIBERISATION EST UN LEURRE.

La Libre.be > Economie. Énergie.
Electricité : la libéralisation est un leurre. Philippe Lawson.
Mis en ligne le 14/02/2009
D’après une étude de la Creg, elle ne profite pas vraiment au consommateur.
Le régulateur critique les producteurs qui profitent des imperfections de la législation. Des observateurs fustigent une étude malveillante et dénuée de preuve.
Dix ans après la libéralisation du marché de l’électricité en Belgique (loi d’avril 1999), force est de constater que le processus est un échec si l’on en croit une étude (67 pages) de la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (Creg). D’après ce dernier, la libéralisation ne profite pas vraiment aux consommateurs notamment en matière de prix. Paradoxalement, elle a débouché sur une explosion de la facture d’électricité. Le régulateur fédéral estime que l’échec est principalement dû à l’attitude des producteurs qui profitent "des imperfections du modèle du marché" pour maximiser leur profit sur le dos des consommateurs. "Les producteurs étaient bien mieux préparés. Leurs initiatives se sont révélées bien planifiées. Sous le couvert d’un fonctionnement de marché prétendument fructueux et de la surveillance connexe par la Creg, ils parviennent à commercialiser leurs propres systèmes de prix" , conclut la Creg.
Des producteurs critiquent
Elle estime que "le prix de référence proposé par Endex (NdlR : bourse de l’électricité proposant des prix à long terme) est un exemple flagrant de non-transparence et de représentativité douteuse".
La Creg critique principalement l’opérateur historique (Electrabel). "En proposant de plus en plus de produits différenciés à des groupes de clients différenciés, l’acteur dominant assure une maximisation du surplus du producteur", dénonce la Creg. "Nous avons inventé des produits, certes compliqués, mais nous ne faisons que nous adapter aux besoins de nos clients. Par ailleurs, nous avons signé de grands accords avec des producteurs importants (SPE/Luminus, EDF, Eon) et aujourd’hui, notre part de marché en matière de production est passée de 100 pc à 60 pc", a rétorqué Fernand Grifnée, porte-parole d’Electrabel que nous avons contacté. D’après lui, l’absence d’un cadre législatif stable empêche des producteurs étrangers d’investir en Belgique.
La Creg égratigne en passant Elia, le gestionnaire belge du réseau de transport. "Nous sommes surpris par cette étude de la Creg. Le régulateur sort un rapport, alors que nous sommes en discussions avec ses dirigeants sur les chiffres d’importation d’électricité. En moyenne, il y a eu une importation de 3800 MW en 2008, soit 39 pc de la consommation, ce qui est loin du chiffre avancé par la Creg (1700 MW)", critique Lise Mulpas, porte-parole d’Elia.
Des observateurs estiment que l’analyse du régulateur est "malveillante, non étayée. C’est un procès d’intention dénué de preuves", dénoncent-ils.
Le ministre fédéral de l’Energie, Paul Magnette (PS) salue le travail de la Creg, il estime que l’étude confirme qu’il faut prendre des mesures. "Plus que jamais s’impose une régulation forte de ce marché. Les conclusions confirment le bien fondé des nouvelles compétences relatives aux prix de l’énergie (NdlR : monitoring des prix) octroyées à la Creg. Elles constituent une première étape d’une mise à plat complète des mécanismes par lesquels les producteurs ont pu profiter d’une libéralisation conçue de telle façon qu’elle ne puisse jamais bénéficier aux consommateurs", a dit Paul Magnette.
Son homologue à la Région wallonne, André Antoine (CDH) estime que l’échec de la libéralisation résulte du fait qu’il n’y a pas assez de producteurs. Il estime que la prolongation du nucléaire et les projets dans le renouvelable apporteront une partie de la solution. Pour la Creg, il faut d’urgence réaliser une "étude consciencieuse sur la prolongation ou non de la durée de vie des centrales nucléaires".
http://www.lalibre.be/economie/actualite/article/481930/electricite-la-liberalisation-est-un-leurre.html

vendredi 13 février 2009

CRISE ET BASCULEMENT DES TRAVAILLEURS DANS LA PAUVRETE.

La crise devrait faire basculer en 2009 jusqu'à 176 millions de travailleurs dans la pauvreté.
LE MONDE 30.01.09 14h49 • Mis à jour le 30.01.09 14h49

Une mauvaise nouvelle de plus pour 2009. Dans son rapport annuel sur les tendances mondiales de l'emploi, présenté mercredi 28 janvier, le Bureau international du travail (BIT) estime que 1,4 milliard de travailleurs vivront cette année, sous le seuil de pauvreté, c'est-à-dire avec moins de 2 dollars par personne et par jour. C'est un retour en arrière de dix ans. Alors qu'entre 1997 et 2007 le nombre de travailleurs pauvres n'a pas cessé de baisser, tiré par la forte croissance des pays en développement, le BIT prévoit qu'en 2009 la pauvreté des travailleurs pourrait retrouver son niveau de 1997. Près de 45 % de la population active ayant un emploi vivrait alors sous le seuil de pauvreté.
Ce chiffre de 45 % est l'hypothèse la plus pessimiste évoquée par le BIT mais les dernières statistiques annoncées mercredi par le Fonds monétaire international (FMI), qui révisent une fois de plus à la baisse la croissance mondiale - 0,5 % contre 2,2 % prévus en novembre 2008 - "correspondent plutôt à notre pire scénario", indique Duncan Campbell, directeur du département de l'analyse économique et des marchés du travail au BIT. Si cette hypothèse se confirmait, 77 millions à 176 millions de travailleurs pourraient ainsi passer sous le seuil de pauvreté d'ici à la fin 2009.
Les travailleurs des pays en développement (PVD) vont être les plus nombreux à basculer dans la pauvreté : en Afrique du Nord, ils passeraient de 30 % à 41 % de la population active. Même évolution en Asie du Sud-Est. Les régions les moins développées comme l'Afrique sub-saharienne, ne devraient pas connaître une forte dégradation de leur situation déjà très critique : elles sont et seront toujours en 2009 les zones les plus touchées, avec plus de 80 % de travailleurs pauvres. Pire, 58 % de la population active de l'Afrique sub-saharienne sont des travailleurs "extrêmement" pauvres qui vivent avec moins de 1,25 dollar par jour. Le BIT estime que plus de 200 millions de personnes dans le monde pourraient basculer dans cette catégorie des travailleurs extrêmement pauvres d'ici à la fin 2009.
Même si le phénomène des travailleurs pauvres se répand dans les pays développés (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, etc.), les chiffres présentés par le BIT ne les prennent pas en compte. La définition du seuil de pauvreté est en effet différente : 50 % ou 60 % du revenu médian en Europe contre 2 dollars par jour et par personne pour le BIT.
Si M. Campbell croit à une reprise de l'économie réelle dès cet été, sous l'influence du plan de relance américain, il rappelle néanmoins que les crises précédentes ont montré qu'il fallait compter au minimum cinq années après une reprise économique pour que le marché du travail se rétablisse.
Julie Bienvenu.

ETHNOPHARMACOPEE SAUVEGARDEE.

Ethnopharmacopée sauvegardée. FREDERIC SOUMOIS.
LE SOIR vendredi 13 février 2009, 08:59.
Après trois ans de travail, un ouvrage qui permet de sauver la pharmacopée des Indiens Yaneshas est enfin publié.
Les Yaneshas. Photo : D.R.

L'ouvrage de référence pour les botanistes, les écologistes et les ethnologues a été établi avec la participation d'une trentaine de Yaneshas qui ont répertorié 300 plantes et décrit leurs utilisations par la société indigène. Les chercheurs ont entrepris dans la haute Amazonie du Pérou de sauver la culture orale des Yaneshas, indiens dotés d'une prodigieuse mémoire leur permettant de raconter le monde des plantes avec lequel ils communiquent.

« Il faut préserver leur mémoire, explique l'ethno-pharmacologue Geneviève Bourdy (Institut de Recherche pour le développement, IRD). Pour les Yaneshas, les plantes sont des êtres vivants, ils communiquent avec elles. » Il reste 8.500 Yaneshas, implantés à 400 km au nord-est de Lima. En voie de paupérisation, leurs communautés sont menacées par les expropriations entraînées par les cultures de palmiers à huile et le déboisement rapide de la forêt. Autrefois, les Yaneshas étaient chasseurs et vivaient aussi de la cueillette. Aujourd'hui, ils vont se louer dans des entreprises forestières et des plantations de café. Les plantes leur servent à prévenir et à soigner la plupart des maux et maladies (fatigue, douleur, traumatisme, fièvre, brûlure ou morsures de serpents) mais aussi à maintenir une hygiène de vie. Pour eux, le comportement vis-à-vis de la famille est révélateur de l'état de santé : « Quand on a trop de haine dans le cœur, on tombe malade, la maladie est liée à des émotions fortes, facteurs de maladies. »
Outre la préservation de la mémoire, ce document servira à protéger contre le bio-piratage des plantes. Des firmes de cosmétiques veulent en effet fabriquer des crèmes à base de plantes. L'industrie pharmaceutique souhaite étudier les effets des plantes à des fins commerciales.

jeudi 12 février 2009

CRISE ECONOMIQUE. LES ETATS LES PROCHAINES VICTIMES ?

Crise économique: les Etats sont-ils les prochaines victimes? Sébastien Duchêne. 12/02/09.
Zone Euro, Etats-Unis, après la faillite de nombreux ménages américains, puis celle de banques, une question se pose: les Etats sont ils les prochaines victimes de la crise économique et financière? Pour comprendre ce risque, il faut revenir à l’origine de la crise.

De la faillite des ménages américains à celle des banques

La crise financière a commencé par les défauts de paiements de nombreux ménages américains à faibles revenus. Ces ménages n’arrivaient plus à rembourser les fameux prêts hypothécaires souscrits pour acheter des maisons, prêts dont la valeur montait un peu plus chaque jour. La hausse des taux d’emprunt continue (taux variables, reset de Subprimes), et le manque initial de revenu de ces emprunteurs a entraîné l’incapacité des ménages à rembourser. Des milliards d’Américains modestes ont ainsi perdu leur maison, entraînant un excès du stocks de logements et un effondrement des prix de l’immobilier.
Dès lors, les banques mais aussi les rehausseurs de crédits qui avaient misé directement sur ce type de prêts en ont fait les frais (Citigroup, JP Morgan Chase, freddy Mac, Fanny Mae,). Idem pour l’ensemble des structures financières ayant racheté ces fameux produits titrisés à base de subprimes (RMBS, CDO, ABS sur home equity loans) dont les rendements étaient attrayants et les risques quasi-inexistants…. à en croire les agences de notation.
Les banques de financement et d’investissement avaient donc investis massivement sur les marchés, courant après ces papiers magiques (forts rendements, risques nuls). Conséquence, un accroisssement considérable de leur endettement: pour les banques américaines : de 50% en 95 à 120% du PIB en 2008, pour les banques de la Zone Euro de 60% en 1998 à 115% du PIB en 2008. Des chiffres astronomiques.
En s’effondrant, le marché immobilier américain a donc entraîné une baisse fulgurante de ces produits titrisés. Cette perte de valeur subite de ces titres a détérioré le bilan des banques dans l’ensemble des pays occidentaux à une vitesse exponentielle. En Europe aussi, de Royal Bank of Scotland, HBOS, Dexia, Fortis, UBS ou encore Société Générale et BNP Paribas, toutes les grandes structures financières ont souffert de la baisse de ces produits. Conséquence: des dépréciations massives, des «profit warnings», et la méfiance des marchés financiers (baisse de tous les indices : actions, obligations, attaques spéculatives sur les banques).
Les banques ont alors arrêté de se prêter, créant une véritable paralysie du marché monétaire (malgré la baisse des taux des banques centrales). La défiance de tous les agents économiques (banquiers, investisseurs, opérateurs de marché mais aussi épargnants et consommateurs) devenait intenable.
La faillite de Northern Rock est le symbole de l’assèchement du marché monétaire. Cette structure n’avait aucun problème de solvabilité mais son refinancement quotidien dépendait chaque jour de la bonne volonté des marchés financiers. On appelle cela un problème de gestion actif/passif: les banques prêtent à long terme mais doivent se refinancer quotidiennement à court terme. L’impossibilité de tranformer son bilan en espèces sonantes et trébuchantes, et le manque de confiance des prêteurs ont été fatales à Northen Rock. Enfin la faillite de Lehman Brothers en septembre et la volonté des autorités américaines de «montrer l’exemple» en décidant de ne pas intervenir pour la «sauver» a véritablement constitué un point de non retour….

De la faillite des banques à la hausse massive de l’endettement des Etats

Dès le mois d’octobre puis en novembre lors du “sommet de Washington”, les Etats ont décidé d’intervenir massivement en annonçant différentes mesures sans équivoque. Objectif: restaurer au plus vite la confiance de tous les agents économiques. Parmi ces mesures, que nous avons déjà évoquées, une recapitalisation des banques, la garantie des dépôts des épargnants, et celle des refinancements interbancaires.
Toutes ces actions ont entraîné des dépenses sans précédent. 350 Milliards de dollars aux Etats-Unis rien que pour la recapitalisation des banques, 37 Milliards de livres au Royaume-Uni, 21 Milliards d’euros en France. Sans parler des garanties et des lignes de crédit apportées: 1450 Milliards de dollars aux Etats-Unis, 250 Milliards au Royaume-Uni, 485 Milliards d’euros en Irlande.
Au-delà de la nécessité de l’intervention des Etats pour stopper l’hémorragie financière, la crise économique est devenue une réalité “officielle” lorsque le NBER (National Bureau for Economic Research) a annoncé le début de la récession aux Etats-Unis fin 2007. Le Royaume-Uni et la Zone Euro sont aujourd’hui statistiquement dans la même situation, avec au moins 2 variations trimestrielles négatives du Produit Intérieur Brut.
Après la crise financière et les premières dépenses gouvernementales, de nouvelles relances budgétaires ont dû être mises en place afin d’éviter une dépression économique telle que le Japon l’a connue dans les années 90: stagnation de l’économie, déflation marquée, baisse de la consommation des ménages.
2009 s’annonce donc sous le signe d’importantes dépenses publiques. Avec plus de 800 Milliards de dollars pour les Etats-Unis ainsi que le Japon, 200 milliards pour la Russie, plus de 80 Milliards d’euros pour l’Allemagne ou 26 pour la France -en attendant sans doute un second plan de relance- tous les Etats se sont fortement mobilisés. Mais à quel prix ?
La hausse des déficits publics pour 2009/2010 est impressionnante et pose la question de leur viabilité. L’Etat américain a désormais plus de 75% de dettes (en % du PIB), la France sera sensiblement au même niveau. La Grêce est à 100% et l’Italie à près de 120%. Jusqu’où l’endettement est-il viable?
La faillite des nombreux ménages américains, le sauvetage des banques, mais aussi la quasi-faillite de l’Islande, du Pakistan ou de l’Ukraine doivent nous alerter.

De la hausse massive de l’endettement des Etats à un risque de «quasi-faillite»?

Cette hausse des déficits publics n’est pas sans conséquence. Lorsqu’un ménage emprunte à une banque, il rembourse les intérêts et le capital. Le raisonnement est de moins en moins valable pour les Etats qui émettent régulièrement sur les marchés financiers des obligations gouvernementales afin de rembourser celles qui arrivent à échéance. Dans ce cas, on considère que les pays ayant une épargne publique et privée importante - comme la Chine, ou les pays exportateurs de matière première - continueront éternellement à financer les pays endettés. Ce postulat est dangereux et ne semble pas se vérifier. L’Islande est l’exemple d’un pays «riche» n’ayant pas su, sans l’aide du FMI, faire face à ses échéances. Un tel scénario n’est pas à exclure dans certains pays de la zone euro. Une éventualité face à laquelle l’Union Européenne est pour l’instant désarmée.
A court terme, les conséquences d’une hausse de la dette publique conduisent les prêteurs sur les marchés financiers à considérer que l’Etat a une plus grande probabilité de pouvoir faire faillite. La dégradation de la notation de l’Italie, il y a quelques mois, était déjà un signe sans précédent. Le coût de l’argent a ainsi tendance à monter, les prêteurs considérant qu’une rémunération plus importante est nécessaire en contre partie de l’augmentation de la probabilité de défaut.
Le 2 février, le gouvernement allemand se refinançait sur les marchés à 3.29% sur 10 ans alors que la France devait payer 3.76 et l’Espagne 4.40%. Que dire de l’Italie et ses 4.50% où l’Irlande et ses 5.48%!
La hausse de ses coûts a par ailleurs des répercussions sur les comptes publics, dégradant ainsi un peu plus les équilibres budgétaires. A moyen et long terme, les risques sont nombreux, le principal étant celui d’une cessation de paiement. Tout comme une entreprise fortement endettée, ou un simple consommateur, l’Etat doit faire face aux remboursements des obligations émises. Il doit aussi être en mesure de trouver régulièrement des prêteurs afin d’émettre de nouvelles obligations permettant de couvrir les dettes - qu’il rembourse partiellement chaque année - et le déficit budgétaire de l’année en cours.
Rappelons nous des emprunts russes ou de la cessation de paiement du Mexique: le risque de faillite d’Etats n’est pas un simple mythe!
Il existe par ailleurs un deuxième danger très destructeur: le risque de change. Lorsqu’un pays connaît de graves déséquilibres macroéconomiques - déficit commercial et budgétaire, inflation, endettement important des ménages, peu de réserves de change - les investisseurs, inquiets, retirent une partie de leurs capitaux investis dans le pays. Conséquence: un excès d’offre de la monnaie locale et donc une baisse de la devise. De nombreux spéculateurs peuvent alors jouer la monnaie à la baisse, avec des effets de leviers importants, accentuant ainsi la chute. La monnaie peut ainsi perdre énormément de sa valeur et créer de l’inflation importée. Une spirale destructrice dont les exemples sont nombreux: ccrise du Peso mexicain en 1994 ou du baht thaïlandais en 1997.
N’oublions donc pas que les déséquilibres macroéconomiques que nous avons créés, avec nos déficits publics et commerciaux, devront un jour être remboursés. Du moins si l’on ne souhaite pas vivre une crise plus grave que celle de 2008 caractérisée par le surendettement des ménages.
Le risque majeur, aujourd’hui, est donc de passer d’un surendettement des ménages à un surendettement des Etats.
Sébastien Duchêne et Thibault Henocque.
Sources: Banque Centrale Européenne, FMI, Fininfo, JCF, Banque Mondiale. Les données ont été prises début février.

mercredi 11 février 2009

LA SORTIE DU CAPITALISME A DEJA COMMENCE. A. GORZ.


Publié 3 novembre 2008 dans Krach et Agora.
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle.
Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et des délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés.

Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard and Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.

La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards à 160 000 milliards de dollars (soit trois fois le PIB mondial), entretenant aux Etats-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l’Europe.L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas - et une hausse continue - du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles - car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).“Nous cheminons au bord du gouffre”, écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun Etat n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de relance de la croissance” puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des Etats nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-Etat supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commercia1es.
Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme “travail” pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l’Etat ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manoeuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionellement accessibles et utilisables par nous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’Etat a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et plus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernement et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une détériorisation continue de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun “mieux” à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels.
Il n’y aura plus de “développement” sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n’y aura plus de “croissance” dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.
L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des “réformes révolutionnaires” qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail. Les promesses et programmes de “retour” au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagnés, autrement dit qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises, qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme.
L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher la détériorisation des conditions de vie. La “restructuration écologique” ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre.
La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux “principales sources d’où jaillit toute richesse” : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer.L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique - on est tenté de dire “normale” - d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la “désublimation répressive” - c’est-à-dire la répression des “besoins supérieurs”, pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles. Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d’avoir afin d’écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer.
Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances.Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels - connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. - reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production “libre” de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée “out-cooperating”, un exemple classique étant Wikipedia qui est en train “d’out-cooperate” l’Encyclopedia Britannica.
L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la “culture du quotidien” sans avoir à être enseignés, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabicators ou factories in a box - il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où - ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché a tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation - le self-restraint - et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.
André Gorz

lundi 9 février 2009

AIME CESAIRE. DISCOURS SUR LE COLONIALISME.

Aimé Césaire : extraits du "Discours sur le colonialisme".
«Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes, dont ne relevaient que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.»
(...)
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourne, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.
A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan.
Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan.
Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.
On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.
On se targue d’abus supprimés.
Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens - très réels - on en a superposé d’autres - très détestables.
On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.
(...)
"Cela dit, il parait que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un "ennemi de l’Europe" et un prophète du retour au passé anté - européen.
Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils dicours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir un retour.
La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est "propagée" ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.
Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu à rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.
(...)"
Aimé Césaire (1950)

LE PIB : CACHE-SEXE D'UNE ECONOMIE DESHUMANISANTE. DECROISSANCE.

"Pitié pour nos vainqueurs...".
Ecoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !
Aimé Césaire (1913)


Le PIB : cache-sexe d’une économie déshumanisante
Anne Thibaut.18 juin 2008.

Panique à bord.
« Le pouvoir d’achat diminue », « l’indice de confiance des consommateurs est au plus bas », « la croissance est en recul, et n’atteint pas les chiffres escomptés ». Ces messages, nous les entendons, lisons à longueur de journées et d’années. Et avec l’augmentation du prix de l’énergie et des produits de première nécessité, la litanie n’est pas prête de s’arrêter... Derrière ces déclarations se cachent une peur viscérale : le recul du Produit intérieur brut ou PIB. Ce fameux indicateur économique, porté aux nues par tous se révèle pourtant bien limité au regard des enjeux sociaux et environnementaux actuels...

La croissance économique, c’est quoi ?
Cette sacro-sainte croissance présentée par gouvernements, institutions internationales, économistes, journalistes, syndicalistes…comme un remède miracle est placée de manière récurrente comme objectif prioritaire au nom des peuples et de leur bien-être. Concrètement, la croissance est mesurée par le PIB, indicateur institué dans la plupart des pays après la seconde guerre mondiale afin d’orchestrer l’effort de reconstruction. Le PIB équivaut à la somme de tous les biens et services marchands produits au cours d’une année donnée.

Pourquoi cette obsession de croissance ?
La théorie est la suivante : plus les entreprises produisent, plus elles investissent et embauchent. Avec les revenus supplémentaires des salaires, la consommation augmente et les profits des entreprises de même. Ce phénomène de croissance produit les rentrées fiscales nécessaires pour financer les dépenses et les investissements publics, le budget national est calculé en fonction de la croissance. Une croissance élevée permet de voir l’avenir en rose mais une croissance négative, c’est la récession, le chômage. Tout notre système économique est basé sur ce principe de croissance lié corps et âme à notre capacité à produire et à consommer. Elle dépend donc de notre boulimie à consommer toujours plus.

Les limites de la croissance
Un nombre grandissant d’acteurs y compris politiques reconnaissent les limites (du moins certaines d’entre elles) du PIB. Ainsi par exemple, en octobre 2006, le Conseil fédéral du développement durable organisait un forum intitulé « redefining prosperity : une vision durable sur la croissance et la consommation ». Un an plus tard, le 19 et 20 novembre 2007, la commission européenne, le Parlement Européen, le Club de Rome, l’OCDE et le WWF annonçaient un événement intitulé « Beyond GDP », reconnaissant effectivement que « mesurer le progrès, la richesse et le bien-être requiert des indices aussi clairs et attrayants que le PIB mais plus complet que celui-ci, incluant les dimensions sociales et environnementales ».
Aucune considération qualitative quant à l’effet positif ou négatif de ces productions n’est effectuée. La reconstruction d’un pays après une guerre, un tremblement de terre est comptabilisée positivement par le PIB. Tout comme l’accident de voiture de Monsieur « économicus », les dégâts des eaux survenus dans sa maison, le cambriolage dont il a été victime, puisque pour restaurer, remplacer tous ses biens, il a dû dépenser une somme d’argent considérable. Pas sûr pourtant que son bien-être ait été amélioré… Aux USA, plus de la moitié du PIB est ainsi liée à des coûts de réparation ou à la destruction irréversible de certaines ressources dont l’épuisement est compté positivement [1] !
Autre défaut majeur du PIB : il ne comptabilise pas ce qui n’est pas chiffrable comme le bénévolat, les tâches ménagères, les actes de gratuité, la naissance d’un être humain, etc. ... autant d’éléments pourtant d’une richesse incontestable pour l’Humain. Robert Kennedy résumait bien ces deux derniers points : « Notre PIB, (...) comprend aussi la pollution de l’air, la publicité pour le cigarettes, et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur les routes. Il comprend la destruction de nos forêts et la destruction de la nature. Il comprend le napalm et le coût du stockage des déchets radioactifs. En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, de la gaieté de leurs jeux, de la beauté de notre poésie, ou de la solidité de notre mariage. Il ne prend pas en considération notre courage, notre intégrité, notre intelligence, notre sagesse. Il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue [
2] ».
Il n’est pas un bon indicateur de bien-être pour notre société comme nombre d’économistes l’affirment pourtant encore. Depuis les années 70, alors que le PIB continue d’augmenter, la « satisfaction de vie » [
3] des occidentaux stagne voire même décroît, notamment en Belgique [4] , indiquant ainsi un découplage du bien-être et de la croissance économique. Dans le même ordre d’idée, la croissance des antidépresseurs montre une évolution parallèle à celle du PIB.
Quant à l’efficacité de la croissance pour créer de l’emploi et combler les inégalités sociales, elle nous semble aussi particulièrement limitée. En Wallonie, de 1981 à 2005, le nombre de chômeurs complets indemnisés a quasi doublé en passant de près de 110.000 à plus de 210.000 personnes… pendant que la valeur du PIB belge par habitant progressait de 80% durant cette période. On pourra certes nous rétorquer que sans la croissance, la situation aurait été pire mais la richesse des pays du Nord n’ayant jamais été aussi importante, n’aurait-elle pas dû, si l’objectif avait été celui-là, résoudre à tout le moins les problèmes de chômage ?
Les inégalités sociales entre les pays ne cessent de grandir. Selon le PNUD, « l’écart entre riches et pauvres se creuse depuis le début du XIXième siècle : [...] la répartition du revenu mondial entre les pays montre que l’écart entre les pays les plus riches et ceux les plus pauvres qui était de 3 à 1 en 1820 passe de 72 à 1 en 1992 » [
5]. Les 500 personnes les plus riches sur la planète possèdent un revenu plus important que les 416 millions les plus pauvres. Ces différences se creusent également au sein même des pays qu’ils soient du Sud ou de l’OCDE [6].
Pour des raisons évidentes de limitations des ressources et de finitude du monde, la croissance (et donc le PIB) telle que calculée aujourd’hui est insoutenable et nuisible. « La croissance économique, telle que nous la connaissons aujourd’hui et depuis deux siècles, se nourrit de la substitution de machines au travail humain et animal. Les machines fonctionnent largement grâce aux combustibles fossiles. Or le coût de l’énergie fossile augmente, Et le recyclage est extrêmement gourmand en énergie, ce qui accentue le problème. Ce schéma de croissance n’est pas soutenable. [
7] »
Sortir de l’économisme à tout crin
Comme le souligne Christian Coméliau, nous sommes aujourd’hui braqués sur le compteur kilométrique de notre véhicule (la croissance) en essayant de maximiser notre vitesse plutôt que de réfléchir à l’endroit où nous voulons aller. Quelle société voulons-nous ? Il est urgent d’instaurer un débat démocratique sur cette question fondamentale, de définir une vision commune du futur. L’économie ne peut plus être considéré comme une fin en soi mais doit aider –si besoin est- à servir les objectifs environnementaux et sociaux que l’on s’est fixé. Il est grand temps de sortir de l’économisme à tout crin, du culte de la croissance. Pour réenchanter le monde.
---------
[1] A. Boutaud, Fracture sociale, fracture écologique : la terre est malade… et si on changeait de thermomètre ? WWF-France
[
2] cité dans S. Latouche, Le pari de la décroissance, Ed Fayard, 2006
[
3] évaluation par sondage de la satisfaction globale que lui procure la vie.
[
4] Cassiers I., Delain C. « La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils ? » Regards économiques, n°38 mars 2006
[
5] Rapport mondial sur le développement humain. PNUD 1999
[
6] Selon le BIP 40 (un baromètre construit sur plus de 60 indicateurs connectés aux inégalités et à la pauvreté), la France a vu ses inégalités augmenté de plus de 25% de1980 à 2004.
[
7] Interview de Robert Ayres dans le Soir du 21/05/2007 p. 18

dimanche 8 février 2009

L'ALLOCATION UNIVERSELLE.


DEBAT :

Jean-Marc Ferry.L'Allocation universelle.
Diffusion des automatismes, tertiarisation des emplois, délocalisation des activités, mondialisation des marchés, intensification de la concurrence internationale : telles sont les données relativement nouvelles de l’économie, auxquelles font écho de récentes inquiétudes sur la société. Le sens du travail change, le puissant intégrateur qu’il était jadis s’effrite, et l’on se demande comment accompagner la grande transition : comment assurer nos sociétés contre les risques que l’exclusion fait courir à la cohésion sociale et à la civilisation elle-même ? Autre interrogation, plus technique, touchant à l’articulation entre les procès de production et de répartition : comment anticiper l’éclatement du circuit d’économie monétaire dans nos économies en voie d’automatisation ? L’idée d’un revenu primaire inconditionnel – qu’on l’appelle « revenu de base », « revenu d’existence », « revenu de citoyenneté » ou « allocation universelle » – répond à cette double préoccupation. C’est l’idée d’un revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence. Même si la reprise se confirme, la croissance économique ne créera pas plus d’emploi que de chômage. Elle n’apportera par elle-même aucune solution à l’exclusion sociale. Ce qui fait l’originalité de la crise actuelle appelle alors à réfléchir sur un nouveau paradigme de la répartition : distribuer un revenu de base à tous les citoyens, quelle que soit leur situation dans la production : riches ou pauvres, actifs ou chômeurs, étudiants, femmes au foyer ou retraités. En dépit des idées reçues, il existe un lien positif entre l’instauration d’un droit au revenu et la restauration du droit au travail. Deux considérations à l’appui de cette thèse : L’instauration d’un droit indépendant au revenu, du moment qu’il ne s’agit jamais que d’un revenu de base, diminuera l’angoisse liée à une précarité croissante des emplois, sans pour autant supprimer l’incitation à travailler et à entreprendre. Au contraire : la motivation sociale s’en trouvera plutôt réactivée. à l’heure où la condition salariale entre en crise, une telle innovation favorisera l’essor d’un secteur d’activités non mécanisables, moins vulnérables aux mutations techniques et aux aléas des marchés mondiaux, que celles qui résultent d’une organisation conventionnelle du travail-emploi. C’est l’idée d’un secteur quaternaire d’activités personnelles dont le développement peut ouvrir la perspective d’où le droit au travail cesserait d’être une hypocrisie.
http://users.skynet.be/sky95042/4_jmf3.html




L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse ?
(Conférence. Jean-Marc Ferry).

Plaidoyer pour l’allocation universelle
ou la nécessaire reconnexion de l’économie au social

L’idée de l’allocation universelle m’est venue il y a une quinzaine d’années, alors que je rédigeais un rapport sur les conséquences de la robotisation du secteur industriel sur l’emploi. Je ne connaissais pas encore le terme d’allocation universelle. D’autres penseurs, à la même époque, avaient développé cette idée et peu après l’apparition de mon article dans la revue Esprit, Philippe van Parijs m’avait envoyé un dossier où il m’expliquait sa vision de l’allocation. Nos avis divergeaient sur certains points, mais nous étions d’accord sur l’idée d’un droit inconditionnel à un revenu versé à chacun, indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, chômeur, étudiant, retraité, femme au foyer, banquier ou autre. L’idée, qui n’a d’abord eu aucun écho, est montée en puissance ces derniers temps avec les problèmes liés à l’exclusion.

Selon les auteurs, l’allocation universelle est chargée d’attributs différents. Elle peut être conçue comme un revenu de base, comme un revenu d’existence, ou encore comme un revenu de citoyenneté.

L’allocation - revenu de base

L’allocation universelle vue comme un revenu de base repose sur l’idée d’un revenu disponible garanti destiné à asseoir concrètement une certaine liberté de l’individu. Cette allocation permettrait en effet à chacun de choisir sa vie de manière plus indépendante dans la mesure où elle détend la contrainte de travail, liée à celle du revenu. Pratiquement, grâce à ce socle inconditionnellement attribué, chacun pourrait opter entre les différents types d’activités – lucrative, bénévole, privée – ou même pour la non-activité. Il ne s’agit toutefois là que d’une conception minimale de l’allocation universelle. En effet, vue comme un revenu de base, d’un montant voulu modeste, elle ne supprime pas la contrainte de travail mais l’assouplit légèrement. Les promoteurs de cette vision de l’allocation, comme Philippe Van Parijs, ne proposent en effet de verser que de faibles sommes car, selon eux, l’allocation universelle ne doit pas remplacer les prestations sélectives de l’État social. L’allocation universelle ne viendrait que s’ajouter au revenu disponible dont elle ferait intégralement partie parce qu’elle ne serait pas imposée fiscalement.

L’allocation - revenu de citoyenneté

À la conception de l’allocation universelle comme revenu de citoyenneté correspond une demande politique originale, l’idée étant que la solidarité ne doit pas simplement s’exercer au moment où nous en avons besoin (après la perte de l’emploi) mais qu’elle doit être au contraire constamment présente. Selon ce principe de solidarité continue concrétisé par le revenu de citoyenneté, l’État dont nous sommes les ressortissants devrait rendre inconditionnel le revenu propre à autoriser matériellement notre participation à la vie sociale. L’Allocation vue comme un revenu de citoyenneté est donc une conception nouvelle de la solidarité qui s’exerce a priori et automatiquement et non plus a posteriori et sur demande. Ce droit au revenu doit en outre être indépendant du droit au travail. c’est-à-dire qu’il doit se concrétiser par un versement automatique, égalitaire et universel.

L’allocation - revenu d’existence

C’est autant sur fond des droits civiques que des droits sociaux que s’élève la réclamation d’un droit inconditionnel à l’allocation universelle vue comme un revenu d’existence. Ce revenu, assuré quelles que soient les aptitudes du système économique à pourvoir les demandes d’emplois, est un facteur d’intégration sociale. Il répond donc aux problèmes liés à la déconnexion de l’économie par rapport au social.

Un impératif de solidarité

Ces trois visions ne sont pas contradictoires car aucune d’elles ne remet en cause la base de l’allocation universelle, à savoir l’octroi d’un revenu minimum, fondé sur le principe que tout individu a un droit absolu au revenu et que ce droit ne doit pas être totalement conditionné par l’accès à l’emploi. En outre, l’allocation universelle se justifie par un impératif de solidarité que la société doit à chacun de ses membres, non pour leur éviter de mourir de faim ou de froid, mais plutôt pour les aider à atteindre un équilibre psychologique face aux aléas économiques et à la précarité sociale.

Une économie naguère intégratrice

Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, un rappel historique est nécessaire. Au XlXe siècle, le concept de société civile exprimait l’idée d’une dynamique civilisatrice de l’économie de marché. Vers la fin du XIXe siècle, il était devenu clair que désormais les individus devraient passer par l’école pour s’insérer dans la société. Celle-ci était alors tirée en avant par l’industrialisation et cela créait une certaine confiance dans les capacités intégratrices de l’économie.

Cependant, deux écoles s’opposaient. Les libéraux pensaient que l’économie conserverait ses capacités intégratrices et qu’il n’y aurait pas de chômage involontaire, l’idée étant que s’il y avait une grande flexibilité dans les salaires, il y aurait toujours une offre de travail à salaire assez bas pour inciter l’entrepreneur à offrir un emploi supplémentaire. De l’autre côté, les marxistes attribuaient ces capacités au fait qu’une socialisation des moyens de production permettrait de donner du travail à tous dès lors que les énergies seraient canalisées par un plan de production et non plus orientées par le marché. En réalité, la contrainte du travail a été durement organisée des deux côtés, du côté libéral sous un régime d’exploitation économique et du côté marxiste sous un régime de répression politique. Dans les deux cas, l’économie est parvenue à intégrer les individus, même si, au début, l’intégration s’est faite de manière violente.

La relance keynésienne dans des États souverains

Par la suite, dans le camp occidental, c’est le développement de l’État social qui a assuré le rapport fonctionnel de l’économie à la société. La grande crise des années trente avait permis d’accréditer l’analyse marxiste des contradictions du capitalisme mais elle avait aussi permis de mettre à l’honneur les thèses anticycliques que Keynes avait formulées à l’encontre des recettes néo-libérales. Keynes préconisait en effet une augmentation des dépenses publiques pour relancer l’économie. Après la seconde guerre mondiale, l’État social a pu se développer dans le monde occidental sur une base keynésienne : au cours de la période d’après-guerre et des "Trente glorieuses", il suffisait en effet de relancer la demande pour dynamiser la production et l’emploi, alors que le taux de pénétration des économies nationales dans l’économie mondiale restait assez faible. À cette époque, on pouvait encore valablement raisonner en termes d’économie nationale ; l’économie restait subordonnée au politique et l’État pouvait prétendre dompter le marché sans en briser les mécanismes. L’emploi national restait d’autre part lié à la production nationale, et les États nationaux maintenaient leur souveraineté sur la création monétaire tout comme sur la politique budgétaire ou sur les taux d’intérêt. Les États nationaux étaient donc, on le voit, souverains et puissants dans le domaine de l’économie.

L’impasse d’une relance

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cet ensemble qui était favorable à l’intégration sociale par l’économie s’est effondré. Non seulement la croissance de la production a largement chuté, mais elle n’est plus autant pourvoyeuse d’emploi qu’autrefois. Ce fait inquiétant tient à deux raisons : d’une part, la production intérieure s’automatise dans tous les secteurs et, d’autre part, la production nationale se délocalise. Ces deux phénomènes expliquent la perte du lien positif entre la production et l’emploi. Cela relativise également du même coup l’efficacité d’une relance keynésienne de l’économie. Quant à une relance tentée à l’échelle d’un seul pays (comme ce fut le cas en France avec le gouvernement socialiste en 1981), elle se briserait sur le mur des pays à monnaie forte ou stable. Car pour défendre leur économie, ces pays, en l’absence d’un système monétaire international à taux de change fixe (qui s’est écroulé en 1971), doivent faire pression sur les organismes supranationaux comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou le Groupe des 7 (G7) afin que ceux-ci imposent la résorption des dettes et des déficits publics. Cela équivaut à engager une déflation mondiale qui ne serait pas compensée, au niveau international, par des mécanismes de redistribution.

Récession concertée et dumping social

Ainsi, au lieu d’une relance concertée, c’est une récession concertée qui se produit. Ce phénomène se double d’une régression sociale. Ses responsables invoquent le contexte de la concurrence internationale marquée par la montée en puissance des nouveaux pays industriels, en particulier dans l’Asie du sud-est et l’Amérique latine. Ces pays affirment ouvertement qu’ils entendent combler leur retard industriel par le dumping social : ils peuvent produire avec des coûts de main-d’œuvre extrêmement bas parce que l’exploitation du travail y est plus intense que chez nous et parce qu’ils ne connaissent pas autant de charges sociales qui, dans nos pays, permettent de financer l’État social. Ce dumping social provoque donc un phénomène de concurrence déloyale qui, selon certains, ne pourra être enrayé qu’en flexibilisant l’économie et en programmant la déprotection sociale : cela se fait déjà ouvertement aux États-Unis, mais pas encore en Europe de l’Ouest. On assiste au passage du welfare state au workfare state.


Une économie qui perd sa finalité

L’ensemble des éléments négatifs qui viennent d’être évoqués ne sont pourtant pas des fatalités liées à l’automatisation, à la délocalisation et à la mondialisation, mais ils se combinent pour opérer le retournement de l’économie contre la société où le lien entre la croissance et l’emploi n’est plus assuré. C’est la déconnexion de l’économie, la perte de son caractère intégrateur. Depuis une dizaine d’années, l’économie devient, selon une expression que j’emprunte à Marx, une "abstraction réelle" c’est-à-dire qu’elle se déconnecte de la société. Elle dévitalise le social et, en même temps, elle échappe de plus en plus au contrôle politique. C’est elle qui vient, même dans le secteur public, substituer sa régulation, à savoir celle du marché, à celle, politique, de l’État. L’économie perd ainsi totalement sa finalité sociale puisque, livrée à ses seuls indicateurs de profit, son but n’est plus de satisfaire des besoins mais de conquérir des marchés.

Raisonnement par l’absurde

Du fait de cette déconnexion inquiétante de l’économie par rapport à la société, il est devenu urgent d’introduire un système d’allocation universelle considéré comme revenu de citoyenneté. Imaginons un instant le processus actuel de l’automatisation et de la délocalisation porté à son extrême limite. Dans ce cas de figure fictif, toute la production du territoire national est automatisée, tandis que la production nationale non automatisée est réalisée à l’étranger. L’entreprise cesse d’être le centre de la production et de la répartition de la richesse, générée sous forme de revenu monétaire. En effet, dans cette situation. l’entreprise nationale ne verse plus de salaires mais uniquement des dividendes à ses actionnaires, et la population nationale n’est plus mise au travail pour assurer la production nationale car celle-ci n’a plus besoin d’emploi national. Les compétences d’emploi dont la production nationale peut encore avoir besoin se résument à des compétences pointues et à des activités immatérielles de conception, de communication ou d’imagination.

Dans cette hypothèse, on se retrouve coincé entre deux options insatisfaisantes : le chômage brutal ou le chômage déguisé. Soit on dégraisse brutalement en mettant la plupart des gens au chômage et on fait jouer l’aide sociale jusqu’à ce que les caisses de l’État soient vides, soit on maintient des emplois sur des postes auxiliaires de surveillance et de maintenance ainsi que des emplois de service que l’on peut, certes, multiplier en nombre, comme on le fait au Japon, mais dont on peut aussi se dispenser.

Des réponses politiques inadéquates

Ce sont là les deux options possibles dans la logique qui prévaut aujourd’hui, mais la situation, vue sous cet angle, est particulièrement déprimante, puisqu’il ne serait pas plus nécessaire économiquement de maintenir ces emplois que de les supprimer. Une telle situation créerait à coup sûr un malaise général dû à l’absence du sentiment d’utilité sociale. Or, ce n’est pas la réalité économique elle-même qui est déprimante, ce sont les réponses politiques formulées face à des phénomènes comme la délocalisation et l’automatisation croissantes. Face à cela, les stratégies de réponse sont généralement axées dans deux directions. Certains proposent la flexibilisation de l’emploi, flexibilisation qui peut se traduire par le partage du travail. Cette dernière solution peut s’avérer positive mais peut aussi masquer les processus mêmes de flexibilisation. D’autres pensent plutôt à la formation professionnelle.

Concrètement, les États-Unis mettent très fortement l’accent sur la flexibilisation alors que l’Union européenne équilibre ce volet par la formation professionnelle. Cette double réponse, contenue dans le Livre blanc pour la compétitivité et l’emploi de l’Union Européenne, mérite d’être décodée. Car derrière la devanture rhétorique du partage du travail et des gisements d’emploi, ces stratégies reposent sur la conviction que les emplois sont à grappiller sur les aspérités du mur qu’oppose désormais le système de production aux offres de travail, de plus en plus sélectives dans des secteurs de pointe. De plus, on voit poindre en filigrane le désir d’un homme nouveau, mobile, intelligent, souple, adaptable, sans lequel l’Occident de demain ne pourra pas s’en sortir. C’est ce qui se passe déjà aux États-Unis.

L’allocation universelle, seul pendant au système américain

L’allocation universelle, en tant que nouvelle source exogène de revenu, constitue techniquement une solution de rechange à ces idéologies dures d’origine américaine. En dehors de cette solution, il n’y a pas de modèle européen qui tienne. Au lieu de plier la société à l’économie, il semble, au vu de tout ce qui précède, que seul un transfert d’argent sans contrepartie pourrait permettre de redéployer l’économie vers des activités socialisantes. Pour cela, il faut que I’État intervienne à nouveau pour reformer le circuit d’économie monétaire à la place de l’entreprise en versant aux ménages une allocation universelle. Après la seconde guerre mondiale, c’était bien grâce à la redistribution de l’État social, sous forme d’allocation sans contrepartie, que le capitalisme avait pu retrouver un second souffle par la reprise de la consommation des ménages. L’allocation universelle se situe dans la mouvance de ce phénomène et elle finira sans doute par constituer une alternative logique au chômage structurel. D’un point de vue purement fonctionnel, une telle allocation permettrait à l’économie de se recentrer sur sa base sociale en la tournant à nouveau vers le marché intérieur, tout au moins pour la part de revenu qui lui correspond.

Modifier la perception du chômage

L’allocation universelle inaugure donc la solution qui permettrait au circuit d’économie monétaire de continuer à tourner même si la production mondiale était entièrement automatisée. Elle peut également être appelée à fournir le revenu permettant d’absorber la grande production au cas où celle-ci cesserait de distribuer les revenus formant ses propres débouchés. Cette crise est actuellement latente et ira en s’accentuant si les entreprises continuent à appliquer de manière dure les principes du libéralisme. Psychologiquement et politiquement, il semble presque impossible de maintenir une population sous un statut de chômeur à temps partiel. C’est pourtant bien ce qui risque d’arriver. Pour tenter d’éviter cette issue, il faut donc recourir au droit qui fournit un fondement au social et qui, par l’instauration d’un revenu de citoyenneté, pourrait modifier la perception du chômage. Dans cette optique, le chômeur de longue durée n’aurait plus à se considérer comme quelqu’un qui vit de l’aide sociale ou aux frais des travailleurs : il serait transformé en celui qui passe d’un revenu d’emploi à un revenu de base auquel il a droit de toute façon en tant que citoyen. Et, même s’il reste chômeur de longue durée, il n’en demeure pas moins que, d’une part, l’allocation universelle créerait une plus grande égalité entre lui et les membres de sa famille par exemple et que, d’autre part, l’allocation universelle lui permettrait de se présenter plus facilement comme un offreur de travail car, grâce à elle, il aurait moins le couteau sur la gorge et il pourrait aussi se lancer plus aisément dans un projet de création d’entreprise.

Pour développer des activités non mécanisables

C’est en cela que l’allocation universelle pourrait permettre le redéploiement de l’économie vers des activités socialisantes. Elle pourrait en effet servir à favoriser le décollage de secteurs d’activités non mécanisables (eux seuls échappant à l’automatisation), personnelles et autonomes. C’est ce que j’appelle le secteur d’activités quaternaires. En regard de considérations historiques (tout le monde a contribué au progrès et il n’est pas juste que seule une minorité profite des avantages qu’il a générés), il semble logique que l’allocation universelle soit financée par des prélèvements sur les entreprises. À long terme, on peut escompter que l’allocation universelle ne se limitera pas à être un revenu social, mais qu’elle sera aussi un investissement économique à part entière. En effet, si l’on suppose le développement du secteur quaternaire, la question de l’investissement économique s’avérera centrale puisque cet investissement devra anticiper sur les revenus à venir de ce secteur. L’idée est que l’allocation universelle est un filet qui permettra à l’individu de prendre quelques risques financiers, dans la mesure où elle permettra de réduire la précarité sociale. Les banques pourraient en ce sens jouer un grand rôle dans ce processus en favorisant le crédit. De manière générale, on peut dire que l’Europe pourrait servir de laboratoire dans le développement du quaternaire.

En conclusion, je ne milite pas pour l’allocation universelle en soi, mais en relation avec des finalités de participation et d’intégration sociale. Ces finalités doivent se concrétiser par l’émergence d’un secteur d’activités quaternaires, réparties dans tous les domaines pour autant qu’elles ne soient pas mécanisables et qu’elles soient intrinsèquement personnelles. Il serait pourtant illusoire de croire que l’allocation universelle, si élevée fût-elle, permettrait de redéployer à elle seule l’économie vers le quaternaire. Il faudrait un appui politique très fort qui permette de sanctuariser fiscalement les activités liées à ce secteur, d’encourager les banques à en favoriser l’essor et de pousser les médias à parler de ces expériences nouvelles.
http://users.skynet.be/sky95042/plaidoye.html






L'immoralité de l'allocation universelle. Le texte d’Alain Wolfesperger
On appelle "allocation universelle" une somme d'argent périodiquement versée par l'Etat à chacun des membres de la société considérée sans aucune condition relative à ses revenus, ses besoins, l'exercice ou la recherche d'une activité économique (notamment salariée), la nature de ses relations (maritales, par exemple) éventuelles avec d'autres personnes, etc. En fait, dès que la société considérée n'est pas l'ensemble de la communauté humaine dans le monde, il y a au moins une condition de nationalité ou de résidence à remplir pour y avoir droit (d'où le nom de "revenu de citoyenneté" que certains, comme le philosophe Jean-Marc Ferry, lui donnent). On pourrait certes soutenir que l'universalité qui apparaît explicitement dans la manière de désigner l'allocation implique cette inconditionnalité quasi-parfaite mais on pourrait aussi imaginer que tout le monde n'ait droit à quelque chose que sous certaines conditions. C'est pourquoi, si ceci n'avait pas l'inconvénient d'alourdir encore la formule, il serait préférable de parler systématiquement d'allocation universelle inconditionnelle car cette caractéristique est essentielle.
On donne aussi à cette allocation universelle (ou AU dans ce qui suit) les noms de revenu de base, revenu d'existence, dividende social, etc. mais je m'en tiendrai à l'appellation la plus courante dans notre pays.
Concrètement on peut imaginer que cette allocation universelle prenne la forme d'un chèque que, jusqu'à la fin de ses jours, chacun recevrait à son domicile ou d'un versement fait automatiquement sur son compte en banque au début de chaque mois sans avoir à faire rien d'autre que d'avoir un jour signalé sa qualité de citoyen ou de résident du pays considéré.

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"AU" et "projet d'AU".
J'appelle "projet d'AU" l'ensemble des mesures que l'Etat envisagerait de prendre de manière intégrée et simultanée par rapport à la mise en place de l'AU. Ainsi l'AU ne serait que la pièce maîtresse d'une politique de portée plus générale. J'insiste sur l'importance de faire porter la discussion sur l'ensemble du projet en ce sens et pas seulement sur les avantages et les défauts de l'AU considérée isolément. Plus précisément un projet d'AU doit comporter les trois types d'information suivants:
1. Il faut d'abord spécifier ce que l'on ajoute et ce que l'on fait disparaître non seulement dans le dispositif actuel d'intervention de l'Etat en matière d'aide sociale au sens large mais encore dans l'ensemble des mécanismes politiques, économiques et sociaux qui caractérisent le fonctionnement actuel de la société. Il importe, autrement dit, de définir, pour employer une formule modeste pour désigner une politique qui pourrait être de grande ampleur, les "mesures d'accompagnement" de la mise en place de l'AU. Il ne s'agit pas seulement de donner la liste des diverses allocations publiques actuellement distribuées auxquelles l'AU se substituerait. Il faut aussi préciser si une institution comme le SMIC sera ou non conservée, si la place officiellement reconnue au syndicalisme sera revue, si la garantie d'emploi dont jouissent les fonctionnaires sera maintenue, si la constitution ne devrait pas être modifiée dans un sens restrictif en ce qui concerne la possibilité du gouvernement et du parlement d'intervenir dans le fonctionnement du système économique, etc. Pour nombre de ses paertisans, en effet, Le projet d'AU n'a pas la nature d'une réforme de détail et encore moins d'un gadget technocratique supplémentaire dans le dispositif d'intervention de l'Etat dans l'économie. C'est le moyen essentiel de transformer profondément l'ensemble du système social. Il est destiné à ouvrir une voie inédite vers la "bonne société" en proposant un dépassement de la classique opposition capitalisme-socialisme dont personne ne voit plus aujourd'hui la signification depuis la déconfiture non seulement du communisme mais aussi de la social-démocratie traditionnelle. Evidemment toutes les personnes séduites par l'AU ne sont pas obligées d'envisager des perspectives aussi grandioses et des changements aussi profonds. Mais c'est chez ceux qui y voient l'occasion d'une sorte de substitut de l'improbable révolution auxquels ils continuent de rêver que le projet d'AU révèle le mieux ses aspects les plus significatifs.
2. A côté des mesures d'accompagnement l'autre aspect important du projet d'AU à bien préciser concerne le montant prévu de l'allocation. Ce n'est évidemment pas une question de détail. Il est clair que, selon que son niveau permettrait ou ne permettrait pas de vivre "correctement" (selon les normes actuelles) sans autres ressources, l'AU n'aurait pas du tout la même portée et donc le même sens. De plus cette question est évidemment liée à la suivante.
3. Le troisième élément du projet d'AU est constitué par le financement du prélèvement. En principe, tout revenu ou toute autre base choisie pour l'imposition des ressources des individus devrait faire l'objet d'un prélèvement dès le premier franc puisque l'AU tient lieu d'abattement à la base. En dehors de cela la question de savoir quels seront la base et le barème des impôts reste ouverte. Elle est parfois négligée comme s'il ne s'agissait de recourir pour cela qu'au système fiscal actuel sans modification (au moins de structure) ou, pis, comme si c'était à une sorte de "free lunch" que l'on avait affaire. En sens inverse on peut citer le cas de l'économiste britannique Atkinson qui, dans son livre, Public Economics in Action, indique nettement qu'il retient l'hypothèse où l'AU est associée à un impôt sur le revenu à taux constant (ce qui serait déjà une vaste réforme par elle-même) ou celui du philosophe van Parijs qui spécifie la nature du volet fiscal du projet en raison du lien logique existant entre le fondement de l'AU et le type de prélèvement à effectuer. Je reviendrai plus en détail sur ce point.
Je me contente pour le moment de souligner qu'il existe naturellement de multiples réponses et de combinaisons de réponses aux trois questions des mesures d'accompagnement, du montant et du mode de financement de l'AU. Chacun peut avoir sa préférence sur chacune de ces réponses. Mais l'important est qu'elles soient clairement explicitées si l'on veut échapper à toute ambiguïté. C'est précisément parce que cela n'est pas toujours fait avec soin que peuvent sembler être d'accord sur le principe d'une AU (plutôt que sur un projet d'AU à proprement parler) aussi bien des socialistes modernistes ou des libertariens de gauche (je préciserai le sens de ce mot plus loin) ou des chrétiens sociaux en manque de modèle de société au goût du jour que des libéraux modérés soucieux d'efficacité sans oublier tous ces hommes de bonne volonté qui se veulent dépourvus d'a priori idéologique et ouverts à tout programme de réforme d'apparence réaliste et progressiste. Mais il y a de fortes chances que cette convergence d'intérêt pour le principe d'une AU soit très superficielle et masque des divergences qui pourraient être profondes si chacun était contraint de bien spécifier le détail du projet auquel il pense.

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Allocation universelle et impôt négatif
Une des conséquences les plus remarquables du flou dans lequel on se complaît souvent à propos de la nature exacte des éléments du projet d'AU est de faire disparaître toute différence entre le développement relativement récent du mouvement en faveur de l'AU et dans lequel se retrouvent surtout des gens de la mouvance socialiste au sens large et celui qu'avait tenté de lancer l'économiste libéral bon teint Milton Friedman dans les années soixante sous le nom d'impôt négatif. Il me paraît pourtant utile de conserver ces deux mots "AU" et "impôt négatif" sans en faire une simple question de terminologie. Malgré certaines analogies manifestes il y a entre ces deux projets des distinctions profondes qui tiennent non seulement aux motivations affichées de part et d'autre par leurs partisans qu'à leurs modalités pratiques. La première de ces différences peut paraître un détail mais c'est un détail qui a une signification psychologique et philosophique profonde. L'AU en tant que prestation destinée à garantir un minimum vital est censée être mise à la disposition de chacun au début des périodes à propos desquelles les individus font des plans quant à l'organisation de leur existence. Il s'agit d'une sorte de viatique substantiel préalable à tout choix fait par l'individu et indépendant par nature des événements qui marqueront son existence. L'impôt négatif, au contraire, intervient a posteriori. Comme l'impôt classique il tient compte après coup de la manière dont l'individu a organisé son existence et des événements qui ont affecté celle-ci du point de vue des revenus qu'il a (ou n'a pas) perçus. Ce n'est, en effet, que lorsque ces revenus sont inférieurs à un chiffre donné et en fonction de leur montant (que l'individu doit déclarer) qu'il a droit à l'allocation prévue. Il s'agit donc clairement d'un secours éventuel et postérieur à la réalisation de la situation observée pour laquelle une sorte de dédommagement est fournie. Cette différence entre impôt négatif et AU se manifeste particulièrement par le fait que le versement du premier dépend de la fourniture d'information par chaque individu (sur ses revenus antérieurs) alors qu'un tel renseignement n'a pas de raison d'être pour l'AU.
De cette différence d'esprit entre les deux systèmes il résulte, en pratique, de la part des partisans de l'impôt négatif, une grande circonspection qui fait contraste avec l'enthousiasme parfois un peu aventureux des adeptes de l'AU quand il s'agit de préciser le montant et certaines des modalités du versement. C'est la raison pour laquelle, dit-on, dans les années soixante-dix, Milton Friedman avait refusé de s'associer à l'initiative lancée par des économistes réputés plus interventionnistes comme Samuelson en faveur d'un système dont les grandes lignes étaient pourtant celles de l'impôt négatif préconisé par Friedman lui-même. Ce dernier n'envisageait qu'une réforme de caractère plutôt pratique du système d'aide sociale des Etats-Unis de son époque et s'inquiétait beaucoup des risques de désincitation au travail inhérents à une allocation d'un montant trop important.

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Le projet d'AU de Philippe van Parijs
En tant qu'instrument central d'une transformation profonde du système économique et social - on pourrait presque dire de "réforme révolutionnaire" - le projet d'AU doit d'abord être examiné par référence aux justifications qu'en fournissent ses partisans les plus déterminés et les plus éclairés. De ce point de vue l'exposé le plus remarquable est celui du philosophe belge Philippe van Parijs dans de nombreux articles et notamment dans son livre au titre significatif Real freedom for all, what (if anything) can justify capitalism (Clarendon Press, Oxford, 1995). C'est à celui-ci que je me rapporterai essentiellement à partir de maintenant, en soulignant qu'il a, à mon avis, le mérite de faire apparaître les principes essentiels qui peuvent justifier l'adhésion à un tel projet même s'il peut y avoir des divergences de détail entre les diverses catégories de ses partisans. Pour en bien définir le contenu reprenons la distinction mesures d'accompagnement / montant / financement.
En ce qui concerne, d'abord, les mesures d'accompagnement, van Parijs, comme tout le monde, envisage évidemment la suppression de la totalité des allocations d'aide existant actuellement. Mais il va bien au-delà de cette sorte de minimum dont semblent se contenter les adeptes les plus frileux ou les moins imaginatifs de l'AU. Il note, comme nombre d'économistes, que la mise en place de l'AU devrait s'accompagner de la disparition d'une grande partie des règlementations qui affectent aujourd'hui le fonctionnement du marché du travail. En particulier il s'interroge sur le bien fondé du maintien d'un salaire minimum dans un système où tout salarié a l'assurance de bénéficier de l'AU en plus de son salaire. Il ajoute que ce salaire minimum sera d'autant moins nécessaire qu'il n'est pas impossible que les employeurs soient contraints de verser des salaires plus élevés qu'actuellement en raison du renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs dû à l'AU. Pour convaincre de travailler dans des emplois peu qualifiés et gratifiants des individus qui sont sûrs de bénéficier d'une telle allocation, les employeurs seront peut-être forcés d'y mettre le prix.
Van Parijs va encore plus loin dans le sens de la libéralisation du marché du travail. Dans un bref mais très intéressant passage de son livre il se permet même de mettre en question le sacro-saint droit de grève que notre concitoyen moyen associe spontanément et sans se croire tenu à la moindre démonstration à la démocratie et aux droits de l'homme. Van Parijs fait justement remarquer que rien n'autorise cette association et que le droit de grève correspond, au contraire, à une violation du principe du respect des engagements contractuels, qui ne peut être justifié, dans le meilleur des cas, que par des arguments de caractère pragmatique, et qu'il est profondément contraire à la conception courante de la liberté.
Quel pourrait être le montant de l'AU? Van Parijs ne s'aventure pas, dans son livre en tout cas, à avancer un chiffre. Mais il est clair que les vertus qu'il attribue à l'AU n'ont de chance de se manifester que s'il permet de vivre décemment sans autres ressources et atteint donc une valeur au moins égale au RMI actuel français, soit 3500 F pour une personne seule et donc 7000 pour un couple (au lieu de 4500 pour le RMI). Je note ce détail car il est typique de l'inconditionnalité de l'AU, c'est-à-dire, en l'occurrence, de sa neutralité à l'égard du mode d'organisation de la vie privée des individus. Pour le projet d'AU la notion de "couple" n'a pas de sens, il peut se trouver que deux individus vivent ensemble mais ça ne doit avoir aucune conséquence. En fait, si van Parijs ne précise pas le montant de l'AU c'est parce qu'il renvoie, pour cela, à une formule générale qui permettrait de le calculer si seulement nous dispositions des informations empiriques pour cela. Cette formule est intéressante par elle-même. L'AU devrait, selon lui, correspondre au prélèvement maximum qu'il est possible d'effectuer sur les ressources des contribuables, c'est-à-dire celui qui est donné par le sommet de la courbe de Laffer. En tenant compte, il est vrai, de certaines contraintes mais j'indiquerai plus loin pourquoi celles-ci limitent très peu en pratique la liberté d'action du fisc. Cette manière de fixer le montant de l'AU pourra paraître extravagante. Il est vrai qu'elle correspond à une position extrémiste parmi les partisans du projet d'AU. Mais elle reste intéressante parce que van Parijs a le mérite d'en montrer le caractère logique par rapport à une philosophie politique dont tout laisse penser qu'elle serait partagée par les adeptes plus timorés mais aussi plus inconséquents du même projet.
Reste à préciser la manière de financer ce montant. C'est ici qu'il devient difficile de continuer à donner les grandes lignes du projet d'AU tel que le conçoit van Parijs sans entrer dans l'étude de ses fondements philosophiques. C'est à cet examen que j'en viens maintenant.
La justification du projet d'AU.
On peut résumer les fondements normatifs du projet d'AU spécifique de van Parijs par les trois grandes valeurs auxquelles se rallieraient sans doute la plupart des partisans de cette allocation même si leur accord avec van Parijs ne peut être préjugé sur tous les aspects de son projet. Ces trois valeurs sont la liberté, l'égalité et l'efficacité.
Je n'insisterai pas ici sur l'efficacité (et, par contre-coup, les effets de l'AU sur les grandeurs économiques telles que le niveau de l'emploi, le taux de croissance, etc.). Van Parijs est un philosophe qui a une très bonne connaissance de la théorie économique, notamment celle qui, de caractère normatif, explore la signification et les implications du souci d'optimalité parétienne ou efficacité. Ce n'est pas sur ce point que je crois intéressant de le critiquer. Outre le fait que beaucoup a déjà été écrit à ce sujet, il se trouve que l'efficacité est une valeur largement consensuelle et, au niveau de généralité où se situe Van Parijs, il est difficile de le contester sur des questions de principe. Tout au plus pourra-t-on faire valoir que les effets d'efficacité de toute réforme dépendent étroitement des fonctions de comportement économique des agents sur la nature exacte desquelles nous n'avons qu'un minimum d'information fiable. Surtout lorsqu'il s'agit d'étudier les conséquences d'un projet susceptible de bouleverser toutes les bases des choix des agents qui sont réputées stables pour pouvoir utiliser les estimations empiriques dont nous disposons aujourd'hui. Aucune prévision ne peut être faite sérieusement sur ce qui résulterait de la réalisation d'un tel projet quant aux grandeurs macroéconomiques classiquement au coeur du débat politique quotidien. C'est à un saut dans l'inconnu que nous avons affaire.
Heureusement la discussion des autres valeurs invoquées par van Parijs n'exige pas les mêmes données empiriques. En fait van Parijs s'efforce de faire autant de place qu'il est possible à la liberté qu'à l'égalité et la meilleure manière de caractériser sa philosophie politique serait de parler de "libéralisme égalitaire" ou d'"égalitarisme libéral" à son propos. Mais l'appellation qu'il paraît revendiquer est plutôt celle de "libertarien de gauche".

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Liberté réelle et liberté formelle.
Le libertarisme de van Parijs est assez original. Comme le titre de son livre l'indique clairement c'est la liberté réelle qui l'intéresse principalement, c'est-à-dire les possibilités concrètes offertes aux individus pour poursuivre leurs fins à leur manière. Pour lui les simples droits d'agir ne sont rien sans les moyens matériels de le faire. C'est pourquoi il faut distribuer à chacun une allocation identique de manière à ce que la "quantité totale", si l'on peut dire, de liberté soit la plus grande possible. C'est ainsi que le souci de liberté (réelle) peut conduire du côté de l'égalité mais sous d'importantes contraintes. Si van Parijs reprend, en effet, ainsi la vieille distinction marxiste entre la liberté "formelle" (celle des droits) et la liberté "réelle" (celle des moyens), il n'en tire pas les mêmes conséquences. En particulier la poursuite de l'objectif de liberté réelle (donc d'égalité) ne doit pas, selon lui, permettre d'empiéter sur ce droit fondamental et sacré qu'est celui que tout homme a sur son propre corps. Il pense donc être libertarien, c'est-à-dire respecter aussi la liberté "formelle", pour deux raisons principales. D'abord en raison de l'inconditionnalité de l'AU qui tient compte au maximum de la liberté de choix des individus (en leur permettant notamment de ne pas travailler si tel est leur désir). Ensuite en raison de cette priorité du droit de propriété de chacun sur lui-même (self-ownership).
Cette position philosophique est séduisante puisque qu'elle prétend faire une place à la fois au souci d'égalité (par le biais de la liberté réelle) et à celui de liberté (formelle) mais est-elle cohérente? Le test le plus décisif à ce sujet est celui qui consiste à examiner la nature et l'étendue des mesures de redistribution nécessaires pour assurer la liberté réelle. En quoi sont-elles limitées par le droit de propriété sur soi-même? Il existe d'abord quelques restrictions de caractère secondaire: obligation de passer par la voie d'un prélèvement monétaire et non par celle des réquisitions directes de travail,, interdiction des impôts de caractère "forfaitaire" (au sens des économistes), c'est-à-dire auquel, comme pour la capitation, il est impossible d'échapper parce que le montant de la base qui sert à les définir ne peut pas être modifié au gré du contribuable, etc. Mais van Parijs tire-t-il aussi du principe du droit de propriété sur soi-même la conclusion que l'impôt sur le revenu est illégitime, comme le soutient, par exemple, Nozick, parce qu'il reviendrait, dans le cas de l'impôt sur les revenus du travail, à soumettre les contribuables à un travail forcé? Non, car il estime que le droit de propriété que nous avons sur l'usage de notre corps ne s'étend pas aux revenus de notre travail dès lors que l'on tient compte du fait que le montant de ceux-ci ne dépend pas seulement de choix que nous avons faits (comme lorsqu'il est élevé parce que nous avons décidé de travailler plus longtemps ou de nous donner une formation professionnelle supplémentaire) mais aussi du hasard (comme lorsqu'il est élevé parce que nous avons eu la chance de naître avec un QI supérieur à la moyenne ou parce que la demande pour nos services a augmenté à la suite d'une modification de la demande des biens qu'ils permettent de produire). Or, selon lui, nous n'avons aucun droit aux ressources qui sont le fruit du hasard. Il n'y a pas de raison que celles-ci ne bénéficient qu'à celui qui s'est contenté d'être là au bon moment pour des causes entièrement indépendantes de sa volonté. Tout le monde doit pouvoir en profiter. C'est pourquoi un impôt sur le revenu du travail est légitime (il ne met pas en cause la propriété sur soi-même) pour autant qu'il ne prélève que la part de ce revenu qui tient au hasard.
Je ne chercherai pas à discuter dans le détail cette argumentation relativement à la liberté comme droit de propriété sur l'usage de son corps et les revenus procurés par cet usage ne provenant pas du hasard. Je me contenterai de souligner qu'elle revient non pas, comme le voudrait van Parijs, à spécifier de manière plus correcte le sens du mot "liberté" mais, au contraire, à apporter une restriction à la liberté au nom de l'égalité (définie par la proprité égale de tous sur les ressources personnelles qui ne sont dues qu'à la chance). Bien entendu le mot liberté est bien connu pour être, comme disait Paul Valéry (Regards sur le monde actuel) "un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens...aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infines qu'aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre". Mais ce qui justifie son emploi est bien une réalité que l'on doit situer au niveau de ce que j'appellerai les émotions morales. Ces émotions sont celles qui, communes à l'ensemble de la communauté humaine, forment le substrat trop souvent oublié des grands principes de philosophie morale ou politique. C'est à elles qu'il faut toujours se référer en dernière instance lorsque nous cherchons à caractériser (et à critiquer) les positions adoptées en matière de conduite de la vie humaine ou de réforme des institutions sociales.
De quoi parlons-nous fondamentalement quand nous utilisons des mots tels que liberté (formelle, si l'on veut) ou droit de propriété sur soi-même? Ma réponse et probablement celle de nombreux libéraux (mais pas seulement) est que nous pensons à l'émotion que nous éprouvons lorsque l'on porte atteinte au droit que nous estimons avoir de choisir seuls nos propres actions ou règles d'action, autrement dit à notre autonomie au sens propre du terme. Il s'agit donc de notre désir fondamental d'être respecté par les autres en tant que sujet autonome, de ne pas être traité par eux comme un pur instrument ou une chose et que les particularités de notre personnalité ne soient pas négligées. Cela n'a rien à voir (même si c'en est une condition) avec l'envie de faire tout ce que l'on veut, de maximiser la satisfaction de ses désirs de toute nature. L'aspiration à la liberté n'est pas fondée essentiellement sur un appétit hédoniste de jouissance "sans entraves" (comme on disait en mai 68) ou de désir puéril de vivre au gré de ses fantaisies. Elle correspond avant tout à une revendication, pour ainsi dire, instinctive de dignité et d'intégrité. De ce point de vue le fait que ce qui constitue la personnalité d'un être soit largement le fruit du hasard ne peut être considéré comme un défaut sous prétexte qu'il peut se faire que certains aspects de cette personnalité soient productrices d'avantages matériels dont tout le monde ne jouit pas. Or la logique de l'argument selon lequel personne n'a droit aux revenus qui sont le résultat du hasard serait de conduire à la privation forcée, si elle était possible, de ces traits de personnalité pour les redistribuer aux autres. Le prélèvement par la contrainte fiscale des ressources dont la chance fait bénéficier certains n'est qu'une solution pratique de remplacement (une sorte de pis-aller) par rapport à l'"idéal" inaccessible de ce "lit de Procuste" - nouveau modèle - qui rendrait chaque individu non pas, certes, strictement identique à tout autre mais privé de tout ce qui lui confère éventuellement des avantages réputés indus. Or c'est bien ici que la liberté est mise en cause. Quand on en affirme la valeur en face d'une revendication égalitariste, ce que l'on exprime n'est pas essentiellement le désir de garder pour soi seul les revenus que l'on doit, entre autres choses, il est vrai, à la chance mais le sentiment que nombre des causes de cette "chance" sont indissociables de notre individualité, c'est-à-dire de ce qui fait que chacun de nous se distingue des autres, et que vouloir en réduire les effets par le biais de mesures coercitives est une atteinte à cette individualité. En ce sens le droit de propriété sur soi-même ne peut pas être limité, comme le soutient finalement van Parijs, aux caractéristiques productrices d'avantages matériels de l'individu moyen.
Cette conception de la liberté comme droit au respect de l'identité et de l'intégrité de chacun a un caractère moral. Elle correspond à des prescriptions universalisables: en demandant le respect de ma personne j'affirme en même temps la légitimité de la même exigence chez les autres. Je peux, mieux, je dois être autant choqué par la violation du droit des autres sur eux-mêmes que du mien sur moi-même. Il serait donc incohérent d'un point de vue éthiquement libéral de reconnaître la légitimité d'une AU dont le financement serait imposé aux autres en violation de leurs droits, c'est-à-dire du même droit sur soi-même que celui l'on revendique pour soi. De ce fait un devoir de responsabilité est toujours corrélatif d'une exigence de liberté. On s'engage en affirmant son droit de propriété sur soi-même à ne pas vivre, dans toute la mesure du possible, aux dépens des autres, à ne pas chercher à les exploiter en leur imposant de nous fournir une partie au moins de nos revenus, à ne devoir nos moyens de subsistance qu'à nos actions, en particulier à notre travail et à notre épargne. De nouveau l'AU semble peu conforme à une telle façon morale d'envisager son existence et ses relations avec les autres au nom de la liberté.
C'est justement cette conception de la liberté qu'ignore van Parijs quand il associe l'adjectif "réel" au mot liberté et quand il introduit des restrictions au droit de propriété sur soi-même au nom de l'illégitimité des avantages personnels dus au hasard. Elle est pour lui essentiellement désir de satisfaction des besoins et il n'est vraiment "libertarien" que dans la mesure où il se refuse à toute évaluation externe du bien fondé et en particulier de la valeur éthique de ces besoins. Mais cette neutralité absolue à l'égard des plans de vie et des conceptions éthiques de chacun n'est pas spécifique aux libertariens (L'économie du bien-être parétienne, chère aux économistes, dans l'une au moins de ses interprétations, est également caractérisée par cette neutralité) et elle n'est pas suffisante.

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Le droit de bénéficier de l'AU sans offrir de contrepartie est-il sacré?
La meilleure illustration que l'on puisse trouver des problèmes de compatibilité entre l'AU et nos convictions morales intuitives est celle que fournit l'exemple - on devrait plutôt dire "contre-exemple'" - hypothétique du "surfeur". Il s'agit du cas d'un homme parfaitement apte à exercer une activité professionnelle normale mais qui déciderait de profiter de l'AU pour consacrer l'essentiel de son temps aux plaisirs de la plage, en particulier à la pratique du surf, sans manifester la moindre vélléité de travailler. Il est incontestable qu'il a droit à cette AU puisqu'elle est strictement inconditionnelle. Mais le souci de liberté réelle maximum dans la société justifie-t-il de la lui fournir? J'ai déjà dit que la conception libérale de la liberté permettait d'en douter dans la mesure où liberté et responsabilité vont de pair. Mais ce qui gêne van Parijs c'est surtout le problème qu'elle pose au principe de neutralité à l'égard des conceptions de l'existence des individus dont j'ai déjà signalé qu'il avait un peu trop tendance à en faire le critère essentiel du libertarisme. La fourniture de l'AU au surfeur revient à privilégier arbitrairement ceux qui se contentent d'une vie quasi-végétative par rapport à ceux qui, par goût du travail ou des biens que les revenus du travail permettent d'obtenir, ont besoin de revenus relativement importants et sont donc conduits à devoir se priver d'une partie de ceux-ci au bénéfice des autres. Le système d'AU n'est pas neutre comme il devrait l'être entre les conceptions de l'existence et il en résulte que les laborieux sont injustement exploités par les paresseux.
Attentif à cette objection, van Parijs admet qu'elle est imparable. C'est pourquoi il en revient à l'argument de l'illégitimité des revenus dus à la chance. En laissant de côté toutes les sources de différences interindividuelles qui sont incorporées, au sens propre, c'est-à-dire les caractéristiques intellectuelles et les traits de personnalités de chacun, il montre qu'il existe bien d'autres phénomènes dans le fonctionnement de la société qui peuvent donner naissance à des inégalités injustifiées car dues au hasard. Si l'on retient la théorie moderne des marchés du travail, par exemple celle des salaires d'efficience, celui qui a un emploi jouit, sans droit, d'une rente égale à la différence entre son salaire et celui qu'il percevrait si l'offre de travail était égale à la demande. De même, si celui qui travaille occupe, pour les besoins de son activité, une étendue de terrain supérieure à ce qui résulterait de la division de la valeur totale des ressources naturelles par le nombre d'individus, il doit un dédommagement à ceux qui sont dans la situation inverse car les ressources naturelles sont une sorte de bienfait dû au hasard et doivent donc être égalitairement réparties. Van Parijs ajoute que tous les dons et legs dont certain peuvent bénéficier en plus grande quantité que d'autres sont injustifiés car, de nouveau, selon lui, c'est typiquement la chance (d'être le fils préféré de son père, par exemple) qui en est la cause. Pour en revenir à l'exemple du surfeur, si l'on admet ce genre de raisonnement il en résulte qu'il suffit que le surfeur dispose, par exemple, d'une étendue de terre inférieure à celle qui devrait être la sienne pour qu'il ait une créance sur les travailleurs qui seraient dans une situation inverse. Cela lui donne droit à un versement rectificatif de leur part. Le fondement de ce versement se trouve dans la restriction du droit de propriété sur soi-même à ce qui n'est pas le produit du hasard heureux et il n'y a plus lieu d'y voir, d'un point de vue libéral, une discrimination injustifiée au détriment des laborieux.

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Les exigences de la morale "naturelle"
Ce que nous demande donc van Parijs c'est de subvenir aux besoins de tous, y compris du jouisseur impénitent des plaisirs du surf, au nom de la justice dans la répartition des ressources de toute nature que l'on trouve dans le monde à un moment donné. Bien sûr on pourrait contester la cohérence interne de cette conception de la justice (en privant de son gain, par exemple, le bénéficiaire d'un don, ne met-on pas en cause le droit du donateur de faire ce qu'il veut de ses ressources supposées légitimement acquises?) ou en lui opposer une autre. Mais ce n'est pas de ce point de vue que je veux maintenant me placer. Je préfère en revenir à un autre type d'argument qui est celui des émotions morales que j'avais déjà employé à propos de la liberté. Mon idée, je le rappelle, est que nos notions philosophiques en matière de liberté, justice, égalité, etc. ne sont que des essais de systématisation abstraite des sentiments que nous éprouvons spontanément et universellement dans certaines circonstances concrètes dans nos relations avec les autres. De ce point de vue la question qui se pose est la suivante: pourquoi ressentons-nous comme une nécessité plus ou moins impérieuse l'envie de subvenir aux besoins en général ou à certains besoins des autres? Trois réponses principales peuvent être apportées à cette question et aucune ne paraît conduire à un sentiment d'obligation à l'égard du versement de l'AU telle qu'elle est définie par ses partisans.
Nous pouvons, en premier lieu, éprouver de l'attachement pour certaines personnes en raison d'une relation affective spécifique. Cela conduit à toutes les formes d'entraide que l'on observe notamment entre membres d'une même famille et ne justifie évidemment pas une AU. Il n'est peut-être pas inintéressant de noter, cependant, au passage, que les aides apportées à autrui dans ce type de relation affective ne dispense pas le bénéficiaire d'un minimum de réciprocité, au moins sous la forme de l'expression de sa gratitude. L'enfant qui, passé un "âge de raison" même généreusement retardé, se comporte d'une façon qui prouve une absence totale de reconnaissance est moralement condamné et personne ne jugera défavorablement les parents qui, ulcérés par son attitude, cesseraient, à la longue, de le faire bénéficier d'un entretien matériel intégral.
Une deuxième source d'un sentiment d'obligation d'aide à l'égard d'autrui peut provenir d'un autre type d'émotion. Il s'agit de la sympathie que nous pouvons ressentir spontanément à l'égard de quiconque, y compris un parfait étranger, se trouve dans une situation extrême de malheur ou de détresse. Cette compassion peut nous pousser à lui venir en aide sans aucune attente d'une contrepartie ultérieure de valeur identique mais, de nouveau, en comptant quand même un peu sur un minimum de gratitude au moins symbolique. Comme dans le cas précédent cette émotion morale ne peut être celle qui justifie l'AU puisque celle-ci est inconditionnelle et donc indépendante de la situation des personnes. C'est probablement elle, au contraire, qui est au fondement de notre sentiment d'obligation de venir en aide à ceux qui sont dans des situations spécifiques, conformément à ce qui a été toujours plus ou moins le principe de base de la politique sociale traditionnelle.
Restent à examiner les émotions associées aux relations établies entre les individus sur le mode de la réciprocité. J'entends par là les actions que nous décidons au profit d'autrui sans contrepartie immédiate ou formellement promise comme dans une relation marchande classique mais dont tout le monde pense qu'elle doit inciter le bénéficiaire à adopter un jour un comportement de même nature en notre faveur si l'occasion s'en présente. Quand nous sommes avec quelqu'un dans ce type de relation l'émotion positive que nous pouvons ressentir est la gratitude avec le désir intense de "rendre la pareille" à celui qui nous a aidé ou, inversement, l'indignation quand nous constatons que le bénéficiaire ne fait preuve d'aucune volonté de nous aider à son tour quand il en a la possibilité.
Qu'en est-il de l'AU dans cette perspective? Supposons qu'elle n'existe pas et revenons au cas du surfeur. Faisons, de plus, l'hypothèse que l'individu porté à travailler relativement beaucoup utilise, pour cela, plus que sa part dans la terre considérée comme propriété commune. On peut difficilement imaginer que le surfeur paresseux puisse s'attendre pour cette raison, comme à l'exécution d'une obligation morale, à une prestation de la part du travailleur. En effet le surfeur ne saurait que faire de cette terre s'il avait la possibilité de passer son temps sur la plage sans travailler. Or c'est justement son intention. Il ne considèrera donc pas que le travailleur viole le principe de réciprocité du fait qu'il ne lui verse pas une prestation correspondant à la valeur de la terre qui lui revient. Ce serait le cas s'il était effectivement propriétaire d'une partie de la terre utilisée par l'autre (à la suite d'une épargne préalable ou d'un héritage). Mais ce n'est pas le cas et il s'agirait, de toute manière, que de la pure et simple obligation de respecter la propriété d'autrui. D'ailleurs, même quand une terre est "commune", cela signifie que chacun y a un droit d'accès pour l'utiliser et la faire lui-même fructifier à son profit et non pas que chacun a un droit sur les produits de l'usage qu'en font les autres. Une critique similaire pourrait être faite à propos des autres types d'actifs dont la répartition justifie, selon van Parijs, le versement d'une AU compensatrice d'une injustice due aux effets inéhgalitaires du hasard.
Si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s'il reçoit quand même quelquechose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. Notre conscience morale ne peut pas admettre que certains exploitent d'autres sans vergogne. Or l'AU par nature n'impose aucune obligation aux bénéficiaires. Nous retrouvons ici la différence fondamentale qui existe entre elle et les formes actuelles d'aide sociale. Celles-ci sont toujours associées à des mesures destinées à faire en sorte qu'un jour ou l'autre ceux qui sont aidés s'en tirent par leurs propres moyens (si cela est possible) et contribuent un jour par leurs impôts à l'entretien de ceux qui auront besoin, à leur tour, d'une aide. L'idée n'est pas que le travail en soi est un devoir mais qu'on ne peut bénéficier par principe d'avantages qu'à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre. Ce qui choque, à cet égard, dans l'AU c'est justement qu'elle exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité et non pas qu'elle est contraire à on ne sait quelle éthique puritaine du travail. Ce n'est pas la sacralisation du "droit à la paresse" qu'on peut lui reprocher mais la condamnation de facto du principe de réciprocité (ou de non-exploitation) qu'elle implique.
C'est ici que nous touchons à l'immoralité foncière du projet d'AU. Le principe de réciprocité n'est pas le produit d'une spécificité culturelle, par exemple, des sociétés marchandes ni la traduction d'une morale particulière. Si le mot "sens moral" a un contenu c'est surtout à cause de lui. On le retrouve dans toutes les sociétés humaines et même dans certaines sociétés animales. C'est le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées et il existe d'excellentes raisons de penser qu'il a un fondement biologique du fait de ses avantages d'un point de vue évolutionniste. Il paraît manifeste qu'il joue un rôle capital dans le fonctionnement de toutes les sociétés ou micro-sociétés. C'est lui aussi qui offre aux sociétés libérales les meilleures raisons de penser que l'intervention de l'Etat dans de nombreuses situations (celles notamment qui mettent en jeu des biens collectifs) n'est pas cette fatalité que certains imaginent. En proposer la négation, implicite mais que l'expérience rendra nécessairement un jour manifeste, par le projet d'AU n'est pas seulement faire preuve d'aventurisme institutionnel c'est surtout interdire à ce projet toute chance d'être reconnu comme légitime parce qu'il est trop contraire à ce qui est justifié par le sens moral du commun des mortels. Le problème majeur du projet d'AU n'est pas qu'il est économiquement dangereux - ce qu'il peut être mais comment le démontrer? - mais qu'il est moralement incohérent et donc inadmissible. Il repose sur une contradiction, pour ainsi dire, constitutionnelle: d'un côté il fait vaguement appel à la conscience morale des plus favorisés sur cette terre pour accepter les sacrifices qu'implique sa mise en place mais, de l'autre, il conduirait au rejet formel de certains des principes les mieux universellement inscrits dans cette conscience morale.
http://www.libres.org/francais/dossiers/pauvrete/allocation_uni.htm