vendredi 16 octobre 2009

DIDIER ERIBON : "MON LIVRE PRÔNE LA REVOLTE CONTRE LA VIOLENCE SOCIALE.


TCHAT LIBERATION 13/10/2009.
Après la mort de son père, le sociologue Didier Eribon retrouve son milieu d'origine et se plonge dans son passé. Son livre, «Retour à Reims» (Fayard) évoque le monde ouvrier de son enfance, restitue son parcours d'ascension sociale, et une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabrication des identités. Il a répondu à vos questions.

 
Natacha. A quel moment avez-vous ressenti la nécessité d'écrire ce livre?

Didier Eribon. Je n'ai pas assisté aux obsèques de mon père. Je suis allé voir ma mère au lendemain de ses obsèques, et je me suis posé cette question: pourquoi, moi, qui ai tellement écrit sur la domination, sur la honte dans le domaine de la sexualité, n'avais-je jamais écrit sur la domination sociale, et sur la honte de classe?
J'ai commencé à écrire presque aussitôt. Ça m'a semblé si difficile, que j'ai arrêté ce livre au bout de quelques dizaines de feuillets. Je l'ai repris deux ans plus tard, à l'occasion d'une conférence que j'ai faite aux Etats-Unis où j'abordai ces questions, puis j'ai repris le projet du livre.

Françoise. Pensez-vous que le fait de retrouver votre mère vous aide dans votre approche sociologique? Quelle réflexion nouvelle peut-elle apporter que vous n'ayez déjà constatée ? Peux-t-on imaginer que ce retour est une impossibilité à se séparer ou un lien nécessaire ?

Retrouver ma mère m'apporte beaucoup de choses, à la fois personnellement, mais aussi, bien sûr, sociologiquement, puisque elle m'a beaucoup parlé, et notamment, elle a bien voulu répondre à toutes les questions que je lui posais, sur son passé, et son histoire. Mon livre est très attentif à la parole que les individus tiennent sur eux-mêmes.

TheArtofYello. Ce «Retour à Reims» est-il votre «Esquisse pour une auto-analyse» ?

Bien sûr, le livre de Pierre Bourdieu qui porte ce titre «Esquisse pour une auto-analyse», hante ma propre démarche, et on peut voir dans mon livre la trace de cette influence. Mais le livre de Bourdieu, que je trouve magnifique, m'a aussi toujours semblé très schématique, elliptique, et j'ai osé faire, ce qu'il pas n'avait osé faire - c'est lui-même qui m'a dit qu'il n'avait pas osé le faire -, c'est-à-dire aller le plus loin possible dans l'exploration de mon passé, de ma famille, et de mon rapport à ce passé et à ma famille. Je peux vous assurer que cela n'a pas été facile.

Thierryf. J'avais deux questions à poser sur votre livre: d'une part, vous dites, dans la présentation, qu'il porte sur «la démocratie, le vote, etc...». C'est-à-dire? D'autre part, apparemment, vous insistez beaucoup sur le «déterminisme social» alors que vous décrivez votre trajectoire d'ascension sociale, votre sortie de votre classe d'origine, c'est pas un peu contradictoire?

Sur le premier point: dans mon enfance, dans ma famille, dans mon millieu social, on votait communiste. Puis, beaucoup se sont mis à voter pour le front national. Je crois que cela s'explique par le fait que les classes populaires sont dépossédées de la parole publique, ou insultées dès qu'elle la prenne. Par exemple, lors de grandes grèves. J'ai voulu comprendre qu'elle était l'importance du vote dans les classes populaires pour exister en tant que groupe, et affirmer son existence et sa dignité, d'où la réflexion sur la démocratie.

Pour le deuxième point: je crois que le déterminisme social est très fort, nous sommes tous marqués par des verdicts sociaux à la naissance, et peut-être même avant la naissance, c'est-à-dire par le lieu, le moment, la classe où nous naissons. Je me réfère par exemple aux textes de James Baldwin, qui décrit tout ceci à merveille. Cela n'empêche pas que certaines personnes, et c'est le cas par exemple pour Baldwin ou pour moi-même, réussissent à échapper au destin fixé à l'avance. Mais cela n'empêche pas les déterminismes d'exister. Encore aujourd'hui, je suis le produit de mon passé social. Mon livre essaye d'expliquer pourquoi et comment.

Lorène. En vous plongeant dans la vie de vos parents, de vos grands-parents, est-ce qu'il y a des aspects de leur vie dont vous êtes nostalgique?

Non, pas du tout, j'ai voulu réhabiliter et rendre hommage à des gens qui sont effacés de la visibilité publique, mais je n'ai aucune nostalgie. Je ne partage pas du tout cette nostalgie que certains sociologues, qui écrivent sur les classes populaires, mettent volontier dans leurs livres. Ils célèbrent les valeurs populaires, alors que, dès leur adolescence, ils ont tout fait pour en sortir. C'est un livre de réhabilitation mais ce n'est pas un livre de mythologie.

Patrick00. Par opposition au livre de Bourdieu, d'après ce que j'ai compris, votre livre vise d'une certaine manière moins à vous comprendre vous-même que, à partir de votre expérience, comprendre le monde social et son fonctionnement dans son ensemble, non? C'est très différent?

Vous avez raison, Bourdieu écrit son auto-analyse en disant que cela permettra de comprendre la genèse de son oeuvre. C'est donc un livre sur lui-même. Pour ce qui me concerne, je pars de moi-même, de mon rapport à ma famille, à mon passé, pour explorer ce qu'ont été les conditions de vie, de mes parents, de mes grands-parents, du milieu dans lequel j'ai grandi. C'est un livre sur les quartiers populaires, sur le système scolaire, et la violence qu'il exerce à l'égard des enfants des classes populaires, sur les rapports entre les hommes et les femmes, sur la vie à l'usine, sur le harcèlement sexuel dont ma mère faisait l'objet de la part de ses patrons, dans sa jeunesse, quant elle était femme de ménage. Ce n'est pas un livre sur moi, c'est un livre sur eux.

Rostov. Un parcours doublement affranchi comme le vôtre serait-il aussi difficile ou plus difficile aujourd'hui?

Mon livre vient de sortir, mais si j'en crois les réactions qui m'ont déjà été communiquées par un certain nombre de mes lecteurs, je crois que les permanences sont plus fortes que les différences. Un enfant des classes populaires aujourd'hui a toutes les chances d'être éliminés du système scolaire, comme c'était le cas hier. Un jeune gay ou une jeune lesbienne a toutes les chances à avoir beaucoup de difficultés à assumer son homosexualité. Ces deux parcours d'affranchissement que j'ai accomplis ont été difficiles, je crois qu'ils le sont encore aujourd'hui. C'est pour cela que je crois que mon livre est un livre de révoltes et qui prône la révolte contre la violence sociale qui s'exerce sur les individus dans tous les domaines.

Thomas. Vous avez beaucoup écrit sur la question gay, les identités sexuelles: pourquoi vous intéressez-vous maintenant sur la classe ouvrière, la question sociale ? Comment cela s'articule?

Je me suis toujours intéressé à la classe ouvrière et à la question sociale, d'un point de vue politique, mais je n'ai jamais écrit sur ces questions. J'essaye aujourd'hui de penser comment chacun de nous est construit à l'intersection de plusieurs identités. Une femme noire ouvrière vit à la croisée de plusieurs identités. Je crois qu'il est important d'essayer de penser la complexité des identités, non pas pour les opposer, les unes aux autres, mais pour essayer de voir comment chacun de nous peut être le sujet de plusieurs politiques à la fois: sociale, sexuelle, raciale etc...

Livitchz. Considérez-vous l'ascenceur social comme bloqué aujourd'hui ?

D'une certaine manière, oui. Mais je ne suis pas certain qu'il ait très bien fonctionné auparavant. J'écris dans mon livre que la démocratisation scolaire est en grande partie un leurre. Je pense que la reproduction sociale, pour reprendre le mot célèbre de Bourdieu, est aussi rigide aujourd'hui qu'hier, et que le système scolaire est un des rouages de cette reproduction. Ne me demandez pas si j'ai des solutions: je n'en ai pas.

Livitchz. Il fonctionne à l'étranger (Obama)? pourquoi est-ce si dur en France?

Pour autant que je sache Obama n'est pas un enfant des classes populaires. Et, de toute façon, le fait qu'un certain nombre de gens échappe aux lois statistiques de la reproduction, ne signifie pas que l'immense majorité n'y échappe pas. Je connais bien les Etats-Unis, puisque j'y ai enseigné. Puisque vous parlez d'Obama, je crois que la ségrégation raciale dont les Noirs sont victimes reste aussi forte qu'elle l'était il y a dix ou vingt ans. Pour ce qui est de la ségrégation sociale et de la reproduction des élites, je crois que les Etats-Unis, ne sont pas en reste. Je ne suis pas certain que ce soit un modèle à suivre, même si je me suis réjoui, bien sûr, avec enthousiasme de l'élection d'Obama.

Lorène. Le discours de Nicolas Sarkozy sur la réforme de l'éducation, l'avez-vous suivi? qu'en avez-vous pensé?

Non, je ne l'ai pas suivi, et donc je ne peux pas vous répondre. A priori, je me méfie des discours de Nicolas Sarkozy et des réformes qu'ils annoncent. Mais c'est aux lycéens et aux enseignants du secondaire d'apporter une réponse à ce que le gouvernement va proposer.

Patrick00. Votre livre s'appuie sur la littérature, d'après ce que j'ai compris? Quels auteurs? Qu'y avez-vous trouvé?

Je me suis appuyé sur des écrivains, bien sûr, dans la mesure où dans leurs oeuvres on trouve beaucoup d'analyses extraordinaires du monde social. Je cite beaucoup Annie Ernaux, pour qui j'ai une très grande admiration, James Baldwin, que j'ai déjà mentionné, Paul Nizan, John Edgar Wideman, Raymond Williams qui n'est pas seulement un grand théoricien mais un grand romancier, et quelques autres.

Rostov. Ce thème de la complexité des identités que vous évoquez à travers l'exemple de la femme noire ouvrière pourrait-il faire l'objet d'un prochain livre?

Dans la mesure où mes livres sont appuyés sur ma propre expérience, peut-être pas de manière directe, car je ne suis pas une femme noire ouvrière, comme ça ne vous a pas échappé. Des travaux ont été publiés aux Etats-Unis qui réfléchissent sur ce que certains théoriciens et certaines théoriciennes appellent l'intersectionnalité. J'espère que des travaux de ce genre verront le jour en France, et si mon livre peut servir de point de départ à des travaux qui porteront sur d'autres identités, et d'autres questions, je ne peux que m'en féliciter.
http://www.liberation.fr/livres/1201200-livres-retour-a-reims
 

1 commentaire:

Anonyme a dit…

pourquoi pas:)