lundi 26 janvier 2009

LEO FERRE ET BERNARD LAVILLIERS.

LEO FERRE ET BERNARD LAVILLIERS.
L'EXPRESS. 08/08/2005. Lui et moi.
Léo Ferré et Bernard Lavilliers, propos recueillis par Gilles Médioni, mis à jour le 16/03/2007.
Léo Ferré (1916-1993) affirmait: «Je parle pour dans dix siècles.»
Capitaine d'anarchie, défricheur musical, matelot nihiliste, il a marqué de son souffle la chanson. Lavilliers raconte leurs souvenirs communs et dévoile l'influence multiple que le maître poète a eue sur lui..Parce que c'était lui«Ferré est l'un de mes "modèles en qualité", pour son sens de l'invective, sa marginalité, sa charge d'interprétation… Si je chante, c'est en partie grâce à lui. Ma mère écoutait souvent l'un de ses 25 centimètres: Léo Ferré chante Aragon. J'ai encore ce disque chez moi… Pendant longtemps, il n'a pas du tout été considéré comme interprète, à l'inverse de Brassens ou de Brel. Léo déroutait: il était un peu sulfureux, les gens trouvaient sa voix bizarre, son physique étrange, ses métaphores folles. En 1968-1970, lorsqu'il a rencontré la pop music et collaboré avec le groupe Zoo et les Moody Blues, il a jeté un pont vers les Doors, Patti Smith, Lou Reed, devenant une sorte de Rimbaud en musique, reconnu par tous.»Notre tournée commune«On partageait le même directeur artistique et, en 1976, une grande tournée d'été nous a réunis, ainsi que les groupes Magma et Gong. Son côté insurgé attirait le même public de gauchistes et d'anarchistes que moi. Je me souviens du son de Magma, "kolossal". Ils faisaient une musique wagnérienne, jazz-rock. Gong était un groupe de babas cool portant des chapeaux qui était mené par Didier Malherbe. Je jouais mon album 15e Round. Et Ferré chantait sur des bandes. Il détestait les musiciens et refusait de les payer. Normalement, Léo était le clou du show, mais notre puissance l'inquiétait tellement qu'il demandait parfois à être en lever de rideau. Personne n'a jamais osé évoquer cette histoire de bande d'orchestre, car il était très narcissique, cabot, adepte du scandale à l'italienne, et on se tenait à carreau.»Les clefs de Ferré«Il m'avait surnommé "le Torse". Ma musique l'intéressait, car j'étais dans l'époque et il me répétait: "Tu as inventé un style de chansons voyageuses, mais tu ne donnes pas les clefs." Je lui répondais: "Toi non plus, tu n'en donnes aucune dans La Mémoire et la mer." En chantant et en rechantant ce texte de lui que j'adore, j'ai trouvé certaines pistes. En tout cas, j'en comprends la mélancolie. Il m'avait dit aussi: "Tu t'es approprié Est-ce ainsi que les hommes vivent? Avec toi, on se croirait dans un bordel de Sarrebruck..." Ferré était avant tout un aventurier des mots qui ne voyageait pas. Il avait peur de l'avion et naviguait dans le monde clos de ses propres métaphores, de sa propre solitude, de son clan.»Mai 68 avec un «mais»«Ses chansons se sont d'abord promenées dans la tête des gens via ses interprètes: Edith Piaf, Juliette Gréco, Catherine Sauvage. Ferré était resté dans la tradition de la femme inspiratrice, de la muse, d'où un certain décalage avec l'époque. D'ailleurs, au moment de Mai 68, il était dans le Lot à régler ses histoires avec sa femme Madeleine. Quand il a été sacré demi-dieu de Mai 68 à la Mutualité, c'était plutôt un concours de circonstances. Ses chansons de révolte, que les gens prennent pour de la pop révolutionnaire, sont nées de conflits personnels… Son moteur était la contradiction. Il se disait proche de Proudhon et, en même temps, la propriété avait un sens pour lui: elle garantissait sa solitude. Ça lui convenait de manipuler son public seul sur scène. C'est pour cela qu'il n'a jamais pu faire œuvre collective. Il considérait l'anarchie comme l'aristocratie de la solitude. Une façon d'envisager l'existence avec panache, avec noblesse. Comme disait Rimbaud: "Par délicatesse, j'ai perdu ma vie."»Que reste-t-il de Ferré?«Ferré en savait long sur l'éternité des poètes. Piaf avait dû surpasser les autres pour rester intemporelle. Il a tout fait pour devenir un personnage, une star, un mystère. Je l'appelais "le Bâtisseur de mythes". C'était un homme mystérieux, qui accordait peu d'interviews et impressionnait son entourage. Il a écrit des chansons grandioses, voire grandiloquentes, qui l'ont porté sur les traces de Rimbaud, de Verlaine, de Breton, de Radiguet. Il pouvait entrer dans une grande introspection, se retrouver face à ses doutes, ses questions existentielles. Et pourtant Avec le temps, son plus grand tube, parle du quotidien avec délicatesse et violence. Ferré a pointé ces petites attentions que l'on a au moment de l'amour et a trouvé les mots pour décrire comment avec la haine tout s'efface. «On se sent tout seul peut-être, mais peinard»: l'image est vraiment juste. J'aime ses grandes chansons: Paris canaille, C'est extra, Jolie Môme. Et aussi La The Nana - que j'ai bien connue et qui s'appelait Marie. C'était une jeune Eurasienne, vierge, qui portait des blousons violets et qu'on surnommait "la Comtesse".Il a été très populaire, mais on ne l'entend plus trop à la radio. Certains artistes de la nouvelle génération comme Bénabar ou Raphaël le connaissent bien, lui rendent hommage. Il y a deux ans, je me suis replongé moi-même dans son répertoire et j'ai réécouté de nombreuses versions, j'ai lu tous ses textes pour faire une sélection. Actuellement, je reprends Préface dans mes concerts. C'est en fait un règlement de comptes avec André Breton, qui avait accepté puis refusé de préfacer son recueil Poète... vos papiers! Cette vocifération contre Breton a été prise comme une colère universelle. C'est encore un malentendu.»Mes derniers souvenirs de Léo«Je l'ai invité à l'occasion d'un documentaire qu'Arte préparait sur moi. Il est venu en train d'Italie et on a passé deux jours ensemble: je lui chantais ses premiers titres, inconnus de tous. En septembre 1992, pour la Fête de l'Humanité, je lui ai demandé de participer à mon concert. Léo m'a demandé: "C'est payé combien?"... Je l'ai amené jusqu'à la scène, car il ne voyait pas très bien et marchait très lentement, et puis il s'est posé devant le micro et il a entonné Les Anarchistes et Est-ce ainsi que les hommes vivent? devant 100 000 personnes. Il était impressionné. Après, un journaliste lui a lancé: "Les communistes, les anarchistes, c'est pareil!" Et il lui a répondu: "Non, nous on n'a pas besoin de secrétaire." Je venais de rentrer de Colombie quand j'ai appris sa mort, le 14 juillet 1993. Je savais qu'il était malade, mais j'ignorais que c'était à ce point. Ferré n'était sûrement pas du genre à se soigner. Chaque soir, en concert, Préface lui est dédié.»
http://www.lexpress.fr/culture/l-eacute-o-ferr-eacute-et-bernard-lavilliers_484943.html

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