mardi 15 mars 2011

ANDRE GORZ. DERNIERE INTERVIEW AU NOUVEL OBSERVATEUR.

Le Nouvel Observateur. - «Ecologiste avant la lettre», comment définissez-vous l'écologie?
André Gorz.- De toutes les définitions possibles, j'aimerais privilégier d'abord la moins scientifique, celle qui est à l'origine du mouvement écologiste, à savoir le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d'une civilisation. Les premières grandes manifestations de ce souci se sont développées en Amérique du Nord, puis au Japon, puis en Allemagne, d'où elles ont gagné le reste de l'Europe. Elles ont pris la forme de mouvements de protestation, souvent violemment réprimés, contre la confiscation de l'espace public par des méga-industries, des aéroports, des autoroutes qui venaient bouleverser, bétonner, techniciser le peu de milieu «naturel» qui restait et répandre des polluants et des nuisances.
La résistance des habitants à cet envahissement de leur milieu de vie n'était pas une simple «défense de la nature». C'était une lutte contre la domination, contre la destruction d'un bien commun par des puissances privées, soutenues par l'Etat, qui déniaient aux populations le droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer.

N. O. - En 1972, lors du grand débat organisé par «le Nouvel Observateur» sur le thème «Ecologie et révolution», vous écriviez: «L'écologie est une discipline foncièrement anticapitaliste et subversive.» Le pensez-vous toujours?
A. Gorz.- L'écologie politique ne peut rien être d'autre. Elle est née en 1972 précisément, à la suite d'un rapport de scientifiques britanniques, «Blueprint for Survival», et d'un rapport commandité par le Club de Rome. Il avait en français pour titre «Halte à la croissance». Il soulignait l'urgente nécessité d'une rupture avec l'industrialisme et cette religion de la croissance qui est inhérente au capitalisme. Dans l'excellent petit livre, purement factuel et richement documenté, «le Développement durable. Maintenant ou jamais», que Dominique Bourg et Gilles-Laurent Rayssac viennent de publier chez Gallimard, vous pouvez lire des phrases comme celle-ci: «L'ampleur du changement environnemental tout autant que l'épuisement des ressources fossiles imposent une transformation rapide et radicale de nos modes de production et de consommation, mais aussi de notre organisation sociale.»
Ils «imposent» une réduction drastique de la production et de la consommation matérielles. Or, comme le notent les auteurs un peu plus haut, «la création de valeur, condition du dynamisme de nos sociétés, est nécessairement liée à la croissance des flux de matières et d'énergies».
Vous ne pouvez pas avoir un capitalisme sans croissance ni, a fortiori, un capitalisme de décroissance. Le profit, la «valeur» sont impossibles sans la circulation de marchandises substantielles, détachables de leurs producteurs. La décroissance, dans «nos» économies, a un nom: la dépression. Vous ne pouvez pas vouloir la réduction des flux de marchandises matérielles sans vouloir une économie radicalement différente de celle-ci, une économie dans laquelle le but premier n'est pas de «faire de l'argent» et dans laquelle la richesse ne s'exprime ni ne se mesure en termes monétaires.
Ceux qui, comme Serge Latouche, appellent la «décroissance» ne veulent ni l'austérité ni l'appauvrissement. Ils veulent avant tout rompre avec l'économicisme, attirer l'attention sur le fait qu'à la base de toute société, de toute économie il y a une non-économie, faite de richesses intrinsèques qui ne sont échangeables contre rien d'autre, de dons sans contrepartie, de gratuité, de mises en commun. L'informatisation, l'automatisation, l'élimination du travail matériel par l'immatériel annoncent un avenir qui pourrait être celui de la non-économie. C'est dans cette optique qu'il faut saisir l'importance des conflits dont les échanges gratuits sur le Net sont l'objet.

N. O. - Est-ce que l'écologie est à vos yeux porteuse d'une éthique?
A. Gorz.- C'est ce que soutient Hans Jonas quand - je simplifie grossièrement - il écrit que nous n'avons pas le droit de compromettre la vie des générations futures dans l'intérêt à court terme de la nôtre. Je n'aime pas l'approche kantienne de Jonas. Il en appelle au sens de la responsabilité de chacun, individuellement. Mais je ne vois pas comment des choix individuels changeront «rapidement et radicalement» notre modèle de consommation et de production. D'autant que ce modèle a été conçu et imposé précisément pour étendre la domination du capital aux besoins, aux désirs, aux pensées, aux goûts de chacun et nous faire acheter, consommer, convoiter ce qu'il est dans l'intérêt du capitalisme de produire.
Il y a longtemps que la production de l'utile et du nécessaire a cessé d'être le ressort de la croissance. Les besoins sont limités, les désirs et les fantasmes ne le sont pas. Dans les années 1920 d'abord, les années 1950 ensuite, le besoin qu'avait l'industrie de produire plus l'a emporté sur le besoin des gens de consommer plus et motivé le développement d'une pédagogie - le marketing, la publicité - qui «crée de nouveaux besoins dans l'esprit des gens et fait augmenter leur consommation au niveau que notre productivité et nos ressources justifient». Ce texte est de 1957.
Les consommateurs et la production doivent être mis au service du capital et non l'inverse. Le lien entre la création de valeur et la création de richesse est rompu: n'est reconnu comme richesse que ce qui peut s'exprimer et se mesurer en argent. Les biens communs ne sont évidemment pas dans ce cas. Les services collectifs sont à abolir dans la mesure où ils freinent ou empêchent la croissance de la consommation individuelle. Celle-ci s'adresse, par le marketing, au désir secret de chacun d'échapper au lot commun, de se distinguer des autres et non d'avoir et de satisfaire des besoins communs à tout le monde. Edward Bernays, le neveu de Freud, qui a inventé le marketing moderne dans les années 1920, avait bien compris que le consommateur individualisé est le contraire du citoyen qui se sent responsable du bien commun, et que les couches dominantes pourraient être tranquilles aussi longtemps que les gens se laisseraient persuader que les biens de consommation individuels offrent des solutions à tous les problèmes.
Vous voyez donc qu'une éthique de la responsabilité suppose beaucoup de choses: elle suppose une critique radicale des formes insidieuses de domination qui s'exercent sur nous et nous empêchent de nous constituer en sujet collectif d'un refus commun, d'une action commune. Il faut évidemment que la critique radicale ne s'accompagne - comme chez Naomi Klein dans son «No logo» - d'actions militantes mobilisatrices: boycott des marques, campagnes de Casseurs de Pub, arrachages de semis d'OGM, etc.

N. O. - Au début des années 1970, vous meniez campagne dans les colonnes du «Nouvel Observateur» contre l'industrie nucléaire. Un vaste mouvement vous accompagnait. Face aux périls du réchauffement climatique, vous semble-t-il que le nucléaire est aujourd'hui un moindre mal ?
A. Gorz.- Le nucléaire a englouti en France des sommes si démesurées, souvent en pure perte - pensez à Superphénix -, que nous avons négligé les économies d'énergie et les énergies renouvelables. Les réserves d'éléments fissiles sont limitées et restreignent l'avenir du nucléaire. Le problème des déchets n'est pas résolu. Mais surtout le nucléaire est une énergie très concentrée qui demande des installations géantes, des usines de séparation isotopique et de retraitement à la fois très dangereuses et vulnérables. Le nucléaire exige donc un Etat fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillance permanente de la population et le secret.
Vous avez là tous les germes d'une dérive totalitaire. Les énergies renouvelables, au contraire, se prêtent à une production locale, ne se laissent pas monopoliser ni utiliser pour asservir leurs usagers. Il est vrai qu'elles ne suffiront pas pour faire fonctionner de grands complexes industriels. Mais on aura déjà compris que ceux-ci sont incompatibles avec les «transformations rapides et radicales» dont dépend la survie de l'humanité. Si vous lisez «l'Urgence de la métamorphose», à paraître le 15 janvier, de Laurence Baranski et Jacques Robin, vous verrez que la révolution informationnelle annonce la disparition de l'industrialisme: nous sortons de l'ère de l'énergie pour entrer dans celle de «l'information» et de «l'immatériel».

N. O. - Avez-vous des héritiers intellectuels aujourd'hui?
A. Gorz.- C'est une question amusante. Les Britanniques me considèrent comme un héritier de Sartre; les Allemands, comme un descendant de l'école de Francfort (Adorno et Marcuse); en France, je passe plutôt pour un disciple d'Illich. Je n'ai pas fondé d'école et ne peux prétendre avoir des héritiers. Contrairement à la légende, je ne suis pas un des fondateurs des Amis de la Terre. J'ai sympathisé avec eux, notamment avec Brice Lalonde à ses débuts, mais c'est surtout «la Gueule ouverte» qui, à mes yeux, exprimait le mouvement écologiste.
A partir de 1980, j'ai préféré traiter d'autres thèmes. Je n'avais rien de neuf à dire sur l'écologie politique. Elle s'est développée grâce à des protagonistes dont certains publient de temps en temps dans «EcoRev'» (trimestriel) et dans «la Décroissance» (bimestriel) de vieux textes de moi qui n'ont pas vieilli. Ils font partie de l'histoire. J'ai eu de la chance.
Ce qui m'intéresse depuis quelques années est la «Nouvelle Interprétation de la théorie critique de Marx» publiée par Moishe Postone chez Cambridge University Press. Si je peux faire un voeu, c'est de la voir traduite en même temps que les trois livres publiés par Robert Kurz (1).
Propos recueillis par Gilles Anquetil.
(1) Editions Reclam, Horlemann et Tiamat.
http://crisedanslesmedias.hautetfort.com/archive/2008/03/16/andre-gorz-penser-le-travail-au-xxie-siecle.html

lundi 26 avril 2010

LEUR ECOLOGIE ET LA NÔTRE. ANDRE GORZ.

« Ne plus se hisser au-dessus des autres »

Leur écologie et la nôtre
Visionnaire, le philosophe André Gorz avait prévu, dans ce texte paru en 1974, la récupération de l’écologie par l’industrie, les groupes financiers — en un mot, le capitalisme.
Par André Gorz

Evoquer l’écologie, c’est comme parler du suffrage universel et du repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change.

La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dès à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.

C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ?

Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre [comme se le demande Ivan Illich], dans « un monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition » ? (...)

Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi.

vendredi 26 février 2010

FLORENCE AUBENAS. J'ESPERE QUE LES PRECAIRES SORTIRONT DE LEUR INVISIBILITE OU ILS SONT CANTONNES.

22/02/2010 à 11h50 (mise à jour à 12h47)
«J'espère que les précaires sortiront de l'invisibilité où ils sont cantonnés»

Florence Aubenas, le 22 octobre 2008 à Paris (AFP/Lionel Bonaventure)

La journaliste Florence Aubenas s'est installée pendant six mois à Caen, s'est glissant dans la peau d'une demandeuse d'emploi. Son livre «Le quai d'Ouistreham» (L'Olivier) raconte la précarité au quotidien. Elle a répondu à vos questions.
Catherine. Je viens de lire votre livre... il m'a beaucoup intéressé, ma question concerne les personnes que vous avez rencontrées pendant ces 6 mois, comment ont-elles réagi à la parution du livre ? Ferez-vous une signature à Caen ?
Florence Aubenas. Passée la surprise, la plupart de celles que j'ai côtoyées ont très bien compris ma démarche : elles ont réalisé que j'avais dissimulé mon identité, non par malveillance envers elles, mais pour raconter la France au quotidien, en temps de crise. Elles s'y sont reconnues, le patron de la boîte de nettoyage sur le ferry aussi d'ailleurs, il s'est même trouvé très «ressemblant». Je vais faire une signature à Caen, à Ouistreham aussi.
Desirta. La lecture de votre livre retraçant des histoires somme toutes banales pour ceux qui ont encore un pied dans le monde du travail semble refléter la parfaite méconnaissance des «élites intellectuelles» à l'égard du quotidien des Français. Qu'en pensez-vous ?
Je ne sais comment prendre le fait de me voir qualifiée «d'élite intellectuelle»: je suis sûre que ça va faire très plaisir à mon père, mais j'ai bien conscience que ce n'est pas vraiment un compliment dans votre bouche. Quant au fond de votre propos, je vous rassure: je n'habite pas la planète Mars, mais la France, j'ai des amis et des proches au chômage ou dans la précarité, bref je suis comme tout le monde. Mais je pense qu'on peut à la fois tout savoir et ne rien savoir. C'est un peu la même chose avec beaucoup de sujets de la vie quotidienne: on ne réalise vraiment qu'en y étant soi même confronté.
Jeanne. En allant travailler sur un ferry «incognito», n'avez-vous pas envisagé les conséquences de l'impact de votre récit vis-à-vis des autres travailleurs qui vont revendiquer de meilleures conditions de travail ?
Quand on est journaliste, on espère toujours que ce qu'on écrit aura un «poids». J'ai toujours conçu mon travail comme un engagement, comme beaucoup de mes confrères. Bref, tout ça pour vous dire que si les choses pouvaient bouger dans cette zone de non-droit qu'est le travail précaire en France, j'aurai l'impression que le livre aura servi à quelque chose. J'espère au moins que les intérimaires, les CDD, les petits boulots sortiront de cette invisibilité où ils sont cantonnés pour entrer dans le débat social.
Budgetivore. 700 euros par mois. 350 euros pour la chambre. Pouviez-vous faire la cuisine dans la chambre ? Pouviez-vous faire la lessive dans la chambre ? Un plein d'essence pour le mois: 50 euros ou un abonnement twisto pour le bus: 30 euros euros. Reste à peu près 10 euros par jour pour vivre. Etes-vous retournée à Paris pendant ces 6 mois ?
Vous avez raison: avec un budget de 700 euros par mois, on vit difficilement en France, d'autant que vous pouvez encore faire entrer dans votre addition le téléphone portable (vital en recherche d'emploi) et l'électricité. Dans ma chambre, je pouvais cuisiner, repasser, même si c'était exigu. Et pour en finir avec les calculs, le billet de train coûte à peu près 30 euros pour Paris. Maintenant, pour être honnête, je n'ai pas vécu exactement avec ce que je gagnais (je n'aurais pas pu m'acheter un pneu neuf, par exemple): il me semblait que la situation était de toute manière faussée par le fait que ma situation restait atypique (femme seule, sans enfant, sans connaissances dans une ville inconnue).
Gris. Est-ce que vous n'avez pas eu peur à un moment donner de perdre pied, l'envie d'abandonner votre projet vous-a-t-elle taraudé ?
A vrai dire, celles dont j'ai partagé le quotidien sont bien plus valeureuses que moi: je me serais sentie honteuse de renoncer alors qu'elles n'ont pas le choix. C'est leur vie que j'avais envie de raconter, pas la mienne. Je crois que les journalistes sont plus utiles quand ils rendent les autres visibles mais restent invisibles eux-mêmes dans leur travail.
Lebretton. Votre initiative est remarquable, courageuse, à l’égale de la journaliste que vous êtes ; cependant cette démarche n'est pas inédite et originale, d’autres de vos confrères s’y sont essayés auparavant, mais après la parution du livre, que comptez-vous faire de cette médiatisation?
Ma démarche n'a, en effet, rien de révolutionnaire: je ne suis pas la première, c'est vrai. Comment continuer ? Je pense que beaucoup de portes doivent être poussées: celle de pôle Emploi, par exemple, devenu un organisme de gestion des flux du chômage, davantage qu'une véritable aide sociale pour les demandeurs d'emploi. Mais je suis comme vous: on se pose tous aujourd'hui la question de savoir par où continuer. Vous me trouvez mauvaise stratège ? C'est encore vrai, j'avoue. Sans même parler de solutions, on est nombreux à creuser et c'est déjà quelque chose.
Dodcoquelicot. Il n'empêche, et sans vouloir vous offenser, votre démarche, si louable soit-elle, ce n'est quand même pas la vraie vie, non ? Vous aviez un projet, un détachement, un peu comme les «saisonniers», que n'ont pas forcément les personnes qui n'ont pas le choix ?
Non, ce n'est pas la vraie vie. Les perspectives sont très différentes si vous avez en poche un billet de train pour Paris et un contrat confortable dans la presse (même si j'étais en congé sans solde): les personnes avec lesquelles je travaillais n'avaient, elles, pas de «vie de rechange». Je ne considère pas que je suis devenue une précaire, avec l'incertitude pour horizon, par un coup de baguette magique: j'ai juste partagé leur quotidien quelques mois, ce n'est pas la même chose.
Tythan. Je voudrais savoir si vous avez rencontré des travailleurs précaires sans-papiers. Si oui, sont-ils nombreux? Quelle est l'attitude des autres vis-à-vis d'eux? Les autres (Français et étrangers régulièrement entrés sur le sol national) compatissent-ils à leur situation difficile ou bien au contraire considèrent-ils que les sans-papiers volent leur travail?
Je vais vous surprendre: je n'ai rencontré aucun travailleur sans-papier là où j'ai travaillé. Caen est surtout une ville d'exode rurale, cette immigration de l'intérieur qui a culminé dans l'après-guerre, avec l'industrialisation de la région. Il y a même un terme qui désigne ces enfants des campagnes qui montaient en ville pour devenir ouvrier ou petite bonne : on disait les «déplacés». Cela dit, j'ai croisé quelques sans-papiers dans certains hôtels meublés. Ils travaillaient pour un repas chaud.
Geaz. Quel souvenir le plus fort gardez-vous de ces six mois dans la peau d'une autre ?
Je n'étais pas dans la peau d'une autre, mais dans la situation d'une autre. J'en garde pourtant des souvenirs forts (ce voisin qui répare ma voiture, refuse que je le remercie et m'offre même un café par-dessus le marché), des souvenirs cuisants (apprendre à s'écraser devant son patron), des souvenirs chaotiques (on vous demande à la fois de vous préparer à changer trois fois de carrière dans votre parcours professionnel et de garder un attachement à votre entreprise comme si vous alliez y passer votre vie). C'est surtout tous les petits héroismes quotidiens de mes collègues que je garderai en tête.
Asoraa. Avez-vous eu des retours de «responsables» politiques?
J'ai reçu un message de Laurent Wauquiez sur mon portable, mais je n'ai pas répondu: je me suis dit que cela devait être une blague. Peut être quelqu'un en immersion dans la peau du secrétaire d'Etat au travail?Anthony Montréal. Avez-vous d'autres projets d'enquête en «immersion» ?Je n'en ai aucune. Cela dit, c'est ce que disait Gunther Wallraff après Tête de Turc dans les années 80. Or, dans quinze jours, il sort un nouveau bouquin sur 8 enquêtes dans l'Allemagne d'aujourd'hui, appelé «Infiltré» (j'ai hâte de le lire: c'était mon héros à l'école de journalisme). Alors je reste prudente.
Au revoir le net, merci et désolée de ne pas avoir pu répondre à tous.
Ne vous en faites pas: je vais intriguer pour me faire ré-inviter.

samedi 24 octobre 2009

INTERNET : APRES LA MUSIQUE, LE TEXTE...

Nº2346. NOUVEL OBSERVATEUR. SEMAINE DU JEUDI 22 Octobre 2009.
Aux Etats-Unis, où les lecteurs numériques commencent à devenir grand public, les éditeurs voient avec effroi se multiplier les sites illégaux de téléchargement
De notre correspondant aux Etats-Unis.

Quand il s'est mis en quête d'une copie électronique pirate du dernier Dan Brown, Randall Stross, un journaliste de la Silicon Valley, n'imaginait sans doute pas une pêche aussi miraculeuse : Attributor, une société qui aide les éditeurs à combattre le piratage, lui en a déniché 106 exemplaires, disponibles sur 11 sites différents ! Mais le plus étonnant est le commentaire que lui a servi une porte-parole de Rapidshare, un site d'échange de fichiers électroniques : si vous êtes un auteur mécontent de voir vos livres piratés, faites comme le groupe de rock Nine Inch Nails, assurez votre promotion «en distribuant l'essentiel de votre contenu gratuitement».
Sortir du ghetto.
On verra peut-être un jour Frédéric Beigbeder gagner sa vie d'écrivain en organisant des lectures publiques au Zénith, les tickets se revendant à prix d'or au marché noir. En attendant, l'édition américaine se retrouve entre le marteau et l'enclume, dans une situation radicalement nouvelle qui pourrait présager l'avenir de l'édition mondiale. Le marteau ? Une guerre des prix sans merci sur le terrain des livres électroniques. Wal-Mart, le géant des hypermarchés, est lancé dans un mano a mano avec Amazon, les deux sites offrant des best-sellers en version électronique à 9 dollars (6 euros), soit, si l'on prend par exemple le prochain thriller de Michael Crichton, une réduction de 78% sur le prix public conseillé. Le rabais n'a rien de temporaire : de la même façon que les Américains se sont habitués à ne pas payer leur journal sur internet, dépenser moins de 10 dollars pour le dernier best-seller risque de devenir rapidement la norme.
Le livre électronique, en 2009, est vraiment sorti de son ghetto. Il ne représente encore que 1,6% des ventes de livres, mais le premier semestre affiche une progression de 174% sur la même période de 2008. Surtout, les supports électroniques se bousculent au portillon : au Kindle d'Amazon (45% de part de marché) et au Reader de Sony (30%) vont s'ajouter un lecteur de Best Buy, le géant des magasins d'électronique grand public et - dernier-né - le lecteur de Barnes & Noble, la plus grande chaîne de librairies d'Amérique, qui offre déjà 700 000 titres d'ouvrages en ligne. Certes, selon l'analyste Forrester Research, Amazon ou Sony devraient abaisser le prix de leurs lecteurs à 50 dollars pour qu'ils deviennent un produit de masse.Mais en attendant, Google Editions, une librairie virtuelle de 500 000 titres qui devrait voir le jour l'an prochain, a de quoi inquiéter les éditeurs. L'enclume ? C'est le piratage. Les lecteurs électroniques acceptent un nombre croissant de formats, dont le PDF, lisible par exemple sur un Kindle DX. Le piratage devient donc de plus en plus facile, en recourant à des sites d'échange de fichiers comme Rapidshare, domicilié en Suisse, Megaupload, Hotfile ou encore MediaFire. Le phénomène est encore à des années-lumière du téléchargement de fichiers musicaux, qui a décimé l'industrie du disque, mais il est suffisamment préoccupant pour qu'un éditeur américain, John Wiley & Sons, ait affecté trois personnes à temps plein pour traquer les copies illégales téléchargées sur internet.
Et déjà le débat fait rage dans le petit monde des éditeurs, qui ne parlaient que de cela à la Foire de Francfort : faut-il s'arc-bou- ter et résister, comme l'avait fait - avec l'insuccès que l'on connaît - le monde de la musique face à Napster, ou au contraire rechercher un nouvel équilibre économique peuplé de best-sellers à 10 dollars ? Aucune réponse définitive, mais une évidence : un livre, comme une chanson, un film ou un article de journal, est un produit qui peut être codé en milliers de 0 et de 1, puis envoyé par un simple clic d'ordinateur. S'il connaît la même «napstérisation» que ses homologues du son ou de l'image, c'est toute l'édition mondiale qui devra repenser son avenir.
Philippe Boulet-Gercourt.Le Nouvel Observateur.
http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2346/articles/a411318-.html