samedi 29 novembre 2008

DU REGNE DE LA BETISE A LA POLITIQUE DE LA TERREUR.

Du règne de la bêtise à la politique de la terreur / Bernard Stiegler.
Publié 21 novembre 2008 dans Flux.
Dans les formes les plus avancées de l’époque hyperindustrielle des sociétés de contrôle, la surmoïsation est liquidée, tout comme la figure du père, et avec elle, l’autorité de tout principe. Ces liquidations déchaînent littéralement le ressentiment - ainsi de certaines réactions caricaturales ces derniers mois en France (déclarations pathétiques de Finkielkraut dans la presse à la suite des émeutes urbaines) - ce qui, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, et face aux passages à l’acte sans vergogne, c’est-à-dire face aux régressions vers le pire, toujours plus nombreuses, et toujours pires, tend à aggraver les processus de culpabilisation tout en généralisant le défaut de vergogne.
La censure devient alors à la fois :
- autocensure et organisation sociale de l’inhibition par la désindividuation psychique aussi bien que sociale ;
- liquidation des barrières à la circulation et à la consommation des marchandises que sont les singularités, ainsi censurées ;
- destruction conséquente du narcissisme primordial du je comme du nous ;
- croissance grégaire du on - croissance de ce “désert” qu’est l’immonde.
J’ai soutenu dans Mécréance et Discrédit I comment ce que j’ai appelé la “prolétarisation généralisée” engendre la désindividuation psychique par la particularisation des singularités. Je tente ici de montrer que ce processus conduit au problème du surmoi, et non seulement du narcissisme, à un processus de désindividuation collective, c’est-à-dire à la liquidation du social comme tel : à la barbarie.
La désindividuation comme particularisation des singularités par le calcul devient inévitablement l’organisation fonctionnelle de la libération des pulsions au service de la consommation : l’exploitation de l’énergie libidinale ayant ruiné celle-ci, il n’y a plus à proprement parler de désir, ni donc de surmoi. Et comme il faut cependant continuer à écouler les objets de la production industrielle sur laquelle ne peut plus se fixer une énergie libidinale épuisée, le système fonctionnel qui organise l’écoulement des flux de marchandises, de consciences et d’humeurs en tout genres, à savoir le système des industries culturelles, excite ce qu’il reste lorsqu’il n’y a plus de désir, à savoir : les pulsions.
Le désir n’est rien d’autre que la liaison des pulsions, et lorsqu’il est liquidé, elles règnent. Dans le règne des pulsions, le désir ne peut plus accomplir ce qui est son essence, à savoir la sublimation où s’élèvent les corps psychiques et sociaux comme la transindividuation des individuations (comme le processus où l’individuation psychique se concrétise comme individuation collective, ce qui engendre notamment ces rétentions secondaires collectives par lesquelles se constituent des symboles, des significations, des supports synchroniques avec lesquels compose la diachronisation en quoi consiste l’individuation, ce qui confère aux significations leur sens, c’est-à-dire leur motif : leur raison).
C’est pourquoi le règne des pulsions est aussi et nécessairement celui de la bêtise - le pire de tous les maux, nous dit Sophocle.
Le pire de tous les maux, c’est-à-dire le plus intime. La bêtise inspire la honte : faire l’épreuve de la bêtise comme bêtise, se trouver confronté aux formes innombrables de la bêtise, c’est éprouver cette honte d’être un homme - que les Grecs appellent aidôs -, c’est-à-dire un mortel. Le risque est alors de traiter la bêtise soit comme une erreur, soit comme la culpabilité de vivre cette honte comme une honte devant une culpabilité : le risque est de transformer sa propre honte en culpabilité. Cette honte qui affecte celui qui est confronté à la bêtise, c’est l’expérience de ce que la bêtise est ce qui menace le plus intimement celui qu’elle affecte comme possibilité de sa propre bêtise. Et c’est cette structure d’auto-affectation qui tend alors à se transformer en culpabilité, c’est-à-dire en ressentiment et en dénégation. C’est pourquoi Dork Zabunyan peut écrire que “d’un point de vue transcendantal, la bêtise doit ainsi s’entendre comme étant ma propre bêtise, dans la mesure où ma pensée se découvre comme faculté véritablement engendrée, c’est-à-dire, dans la terminologie deleuzienne, comme faculté supérieure, à travers cet “impouvoir” naturel que la bêtise lui révèle en droit”.
Ethique et morale
Si la liquidation du désir, à quoi conduit la destruction de l’économie libidinale à l’époque hyperindustrielle des sociétés de contrôle, est nécessairement aussi la liquidation de la justice et du droit, c’est-à-dire du surmoi, c’est également celle de l’éthique, dont l’aidôs est le savoir (comme succulence - saveur - de ce qui fait défaut(s), c’est-à-dire singularités). Et ce savoir, comme savoir de ce qui fait défaut, est nécessairement aussi un non-savoir : un savoir qui reste toujours à venir, et vers lequel il faut s’élever en tant que ce qui consiste sans exister.C’est pourquoi l’éthique n’est pas la morale : elle est ce qui, comme vergogne, assigne leur place (leur ethos) aux justiciables, précisément en tant qu’ils sont sujets à la différence entre l’existence et la consistance, c’est-à-dire aussi à l’épreuve de la honte, à l’intimité de la bêtise : en tant qu’ils ne sont ni des dieux, qui consistent purement et simplement (dikè est d’abord Dikè, une déesse - celle à laquelle Hésiode s’adresse dans les Travaux et les Jours), ni des bêtes, qui ne peuvent que subsister. L’éthique, comme la justice, est ce qui doit être interprété, et qui ne peut donc en aucun cas être codifié. C’est la raison pour laquelle c’est Hermès, dieu de l’hermeneia en même temps que de l’écriture (des hypomnémata), qui porte aux mortels ces deux sentiments.
L’éthique devient la morale lorsque, comme le droit se posant en principe immuable, et non en processus et en objet d’individuation, c’est-à-dire de désir, elle se fige en un corps de règles d’usages se définissant comme normes de vie, fondées sur la culpabilité, et niant, par là même, la singularité des existences dans leurs expériences propres de la différence irréductible entre ce qui existe et ce qui consiste - c’est-à-dire, aussi bien, niant la singularité des interprétations éthiques que sont les individuations concrétisées. Mais l’éthique commune, c’est aussi ce que concrétisent les moeurs (la Sittlichkeit).
A l’âge moral et culpabilisateur, le défaut d’existence de ce qui consiste est vécu comme la faute de celui qui existe.
Mais cette négation de la singularité des existences par la morale n’est pas encore la désindividuation qu’organise le règne des pulsions dans les sociétés de contrôle. Elle est au contraire ce qui constitue une tendance à la répression avec laquelle le désir compose, et dont il se nourrit, tout comme le principe de réalité est la condition, en tous les sens du terme, du principe de plaisir (c’est ce que Jacques Derrida a appelé leur stricture).
Composition et décomposition (ptôsis : déclin, débandade) de l’économie libidinale : le règne du cynismeL’économie libidinale est une économie de tendances, et la tentation hypostasiante est toujours d’affirmer soit le primat d’une tendance, soit le primat de la tendance contraire. Le mouvement du désir, comme processus d’individuation, est ce qui ne cesse de composer avec ces deux tendances. En revanche, la désindividuation en quoi consiste la prolétarisation généralisée (la perte des savoir-faire et des savoir-vivre des producteurs et des consommateurs, qui, les privant de leurs possibilités d’ex-ister, les prive tout aussi bien des savoirs élémentaires que sont diké et aidôs, et qui constituent l’éthique et la justice du narcissisme primordial), qui est induite par l’hypersynchronisation des temps de conscience (des “temps de cerveaux disponibles”) et des mouvements des corps (des comportements - de production ou de consommation), induit la décomposition de ces tendances. C’est dans une telle décomposition (ptôsis) que la mécréance et le discrédit règnent avec les pulsions : le pulsionnel pur est purement cynique.
Il est admis que la grande secousse qu’aura été, dans de si nombreux pays, le printemps de 1968, fut largement induite par une critique de la morale et du droit bourgeois. On a soutenu avec raison que Herbert Marcuse avait inspiré la jeunesse du monde entier, et en particulier la jeunesse américaine, dans ce mouvement de “contestation” (qui fut cependant aussi provoqué par le cynisme de la politique américaine, dans sa guerre au Vietnam), car c’est ainsi que fut qualifiée, comme “contestation”, cette critique qui, du coup, perdit rapidement tout esprit critique.
Il ne fait pas de doute que l’idéologie de la libération des structures sociales issues du passé (et en effet figées, et qu’il fallait en effet critiquer), qui se répandit après 1968 dans toutes les couches de la société, et dans tous les pays du monde industriel, conduisit à la lente mais inéluctable liquidation des structures d’Etat, et, au-delà, à la fois au renoncement à une politique publique inspirée par une croyance politique, et à la flexibilisation de toutes les structures sociales à quoi devaient finalement conduire ces sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle, toute existence et toute consistance étant réduites par l’impératif de produire et faire circuler des subsistances. Autrement dit, la réaction contre le cynisme d’Etat, dont la guerre du Vietnam fut un symbole mondial, cynisme issu de la raison, de la morale et du droit “bourgeois”, cette réaction contre le cynisme qu’aura été la “contestation” aura préparé l’avènement du cynisme sans précédent qui caractérise la décadence des démocraties industrielles comme la plaie de notre temps (Luc Boltanski et Eve Chiapello ont soutenu une thèse proche de la mienne sur ce point dans le Nouvel esprit du capitalisme. J’y reviens dans le tome 3, en soutenant toutefois qu’il s’agit moins là d’un nouvel esprit du capitalisme que d’une perte de l’esprit et de la raison, perte très nouvelle en effet, mais qui est la ruine de ce capitalisme, et non son renouveau).
Tout ceci aboutit de nos jours à un immense processus de désublimation, c’est-à-dire, tout aussi bien, à la liquidation de l’éthique et de la justice - dont on se revendique d’autant plus. Et c’est au moment où elles sont liquidées qu’est plus fortement claironné un “retour” aux “valeurs” que sont la morale et le droit. Mais de telles valeurs, sans éthique et sans justice, sont sans valeur. Elles ne permettent aucune individuation, et elles deviennent purement répressives et profondément régressives : elles ne transindividuent rien.Et c’est ce que savent les citoyens, qui n’y croient pas. Mais n’y croyant pas, ils deviennent mécréants, c’est-à-dire cyniques. Et c’est ainsi que se forme le cercle vicieux qui conduira, si rien ne change, à une politique généralisée de la terreur.
Bernard Stiegler.Mécréance et Discrédit, 2 : les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés. 2006.

mercredi 26 novembre 2008

QHS DANS LES PRISONS BELGES.

Des quartiers de haute sécurité dans les prisons font scandale en Belgique.
LE MONDE 21.11.08 14h58 • Mis à jour le 21.11.08 15h17.
BRUXELLES CORRESPONDANT.

En jargon judiciaire et en néerlandais, cela s'appelle l'"AIBV", à savoir la "section de mesures de sécurité individuelles particulières". En français, cela pourrait s'appeler un QHS, quartier de haute sécurité. Pour les prisonniers qui y séjournent en Belgique, l'endroit porte un nom plus simple : "Guantanamo".
Le témoignage d'un jeune prisonnier de Bruges, en Flandre, sur sa vie dans ce type de quartiers souterrains illustre, en tout cas, de manière brutale une pratique que peu de Belges connaissaient et dont la conformité aux droits de l'homme est, au moins, douteuse. Ashraf Sekkaki, 25 ans, est ce qu'on peut appeler une forte tête. Décrit comme très brutal, il a à son actif une dizaine d'attaques de banques et plusieurs actes de violence. Il avait 16 ans quand un juge de la jeunesse s'est dessaisi de son dossier. Depuis, il n'a quitté qu'une fois la prison lors d'une cavale qui a duré cinq mois, en 2003.
Dans des lettres au quotidien De Morgen - qu'il a fait sortir en violation des règlements -, le jeune homme se défend d'avoir jamais utilisé une arme. Mais son comportement, ses menaces et son obstination ont justifié son inscription sur la liste des détenus les plus dangereux du royaume. Il est, depuis juin 2008, l'un des pensionnaires de l'AIBV de Bruges. Cette section que l'on atteint, selon des avocats, après avoir déambulé dans des couloirs longs d'un kilomètre et entrecoupés de points de contrôle, a été créée il y a près d'un an. Ce projet du ministre de la justice, Jo Vandeurzen, chrétien démocrate flamand, se voulait une réponse à l'évasion d'un autre truand célèbre. Et s'ajoutait au "régime extra" déjà en vigueur et réservé aux auteurs de faits graves. L'AIBV compte 10 cellules - dont 6 sont actuellement occupées - et 31 gardiens. Elle aurait un équivalent à la prison wallonne de Lantin, près de Liège.
Dans ses lettres, Ashraf Sekkaki énumère les conditions de sa détention : pas de contact avec l'extérieur, pas de courrier - pas même pour les cours qu'il suit -, pas de visites sauf celle, strictement réglementée et surveillée, de son avocat. Il dit devoir subir deux fouilles corporelles approfondies chaque jour, ainsi qu'une fouille de la cellule, un isolement complet de 23 heures sur 24 avec une "promenade" autorisée dans une sorte de cage grillagée, menottes aux poignets et aux chevilles. Le chauffage n'est pas allumé avant la fin du mois d'octobre. "Je me sens comme dans un laboratoire où l'on voudrait tester jusqu'où l'on peut aller", a expliqué le jeune truand.
Exagération ? "Non, il dit la vérité", affirme Me Nathalie Buisseret, avocate de Farid Bamouhammad, un autre locataire de la prison de Bruges, voisin d'Ashraf Sekkaki. Un autre avocat, Sven Mary, décrit une situation "pire que l'enfer, hallucinante" où l'on refuserait jusqu'à une brosse à dents ou des médicaments aux détenus. Me Mary entend lancer prochainement une citation contre l'Etat belge. De son côté, le ministre de la justice s'est dit "abasourdi" non pas par le contenu des informations diffusées mais par la "mauvaise foi" et "l'éloignement par rapport à la réalité" du témoignage. Pour M. Vandeurzen, l'expérience de l'AIBV est concluante et l'attitude des détenus à l'égard du personnel s'est améliorée.
L'instauration de tels quartiers n'est pas formellement interdite par la loi belge, d'ailleurs assez floue et appliquée par une administration qui jouit d'une grande marge de manoeuvre. La section belge de l'Observatoire international des prisons dénonce, elle, le fait qu'à la privation de liberté s'ajoute une "deuxième peine", assortie de mesures de contrainte particulières. Et cela alors que la Belgique enfreindrait déjà la Convention internationale des droits de l'homme et les recommandations du Conseil de l'Europe, notamment par la surpopulation carcérale. Le royaume compte quelque 10 000 détenus pour 8 300 places disponibles dans ses 33 prisons.
Jean-Pierre Stroobants.
http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/11/21/des-quartiers-de-haute-securite-dans-les-prisons-font-scandale-en-belgique_1121530_3214.html

Préavis de grève au quartier de haute sécurité de Lantin.
13.11.08 - 16:13 Le personnel du quartier de haute sécurité (QHS) de la prison de Lantin, réuni en front commun syndical, a déposé mercredi un préavis de grève, ont annoncé jeudi les syndicats. Le préavis arrive à échéance le vendredi 21 novembre prochain.
"En juin, deux QHS ont été ouverts en Belgique, l'un à Lantin et l'autre à Bruges, afin de faire face à la problématique des détenus particulièrement dangereux ou difficiles à gérer", explique Gaston Merkelbach, secrétaire permanent CSC.
"Il nous avait alors été promis que nous disposerions du personnel nécessaire, que celui-ci serait doté de tenues d'interventions adéquates, avec casque et protections, et qu'une prime mensuelle de 150 euros serait versée aux agents. Aucune de ces promesses n'a été tenue."
Selon les syndicats, il manque toujours cinq agents dans le cadre, et la prime n'a jamais été versée.
A l'heure actuelle, il n'y a que cinq ou six détenus dans les 15 places du QHS de Lantin, mais le QHS est utilisé pour la plupart des prévenus du procès Habran qui se tient actuellement à Liège. Une grève du personnel du QHS pourrait donc poser problème pour les transferts quotidiens de ces détenus vers le Palais de Justice.
"Et on ne peut pas transférer n'importe quel agent dans les QHS pour remplacer les grévistes, puisqu'il faut suivre une formation d'un mois pour y travailler", souligne encore M. Merkelbach.
Le problème sera soulevé par les syndicats lors de la prochaine réunion de concertation nationale dans le cadre des négociations sociales sur les prisons, mardi prochain.

MOI AUSSI, J'AI ETE AU BAL ET J'AI DANSE. Maurice THOREZ.

Maurice Thorez (1945). Produire, faire du charbon. Discours de Waziers, 21 juillet.
[...] Les mineurs doivent vaincre la réaction. Si les agents sabotent la production générale et la production de charbon afin d’empêcher la renaissance de l’économie nationale, c’est une raison suffisante pour qu’un ouvrier comprenant son devoir multiplie l’effort de production.[...] Aujourd’hui [...] il s’agit de produire afin que nous puissions accomplir, poursuivre, développer l’oeuvre de libération: libération, non plus seulement du joug allemand, mais libération de toutes les entreprises de réaction, de toutes les entreprises fascistes.[...]
Et puis je veux revenir sur la question des absences. On parle, on donne beaucoup de raisons, de prétextes, à ce propos. Je dois vous dire, chers camarades, que je ne suis pas tout à fait convaincu des raisons que l’on donne pour justifier les absences.[...] On s’absente trop pour un oui, pour un non et un mineur qui a le goût de son métier sait très bien que tant d’absences entraînent une désorganisation complète du travail. Les camarades présents sont les premiers à en souffrir.[...] Au lieu de produire, on désorganise la production on fait tort à ses camarades, et pour quelle raison? Parfois pour un oui, parfois pour un non, pour un égratignure. Je dis que c’est un scandale.[...]
Voici un autre cas. On m’a signalé l’autre jour que dans un puits, le puits de l’Escarpelle, une quinzaine de jeunes gens [...] ont demandés de partir à six heures pour aller au bal. Je dis que c’est inadmissible. Vous le savez bien, chers camarades, j’ai été jeune aussi. J’ai été aussi au bal et j’ai dansé mais je n’ai jamais manqué un seul poste à cause d’une fête ou d’un dimanche, jamais.[...] Chers camarades, ici je m’adresse aux jeunes tout particulièrement. Il faut faire un effort. [...] Il faut surmonter la crise de la moralité qui sévit en général dans notre pays et qui a atteint particulièrement la jeunesse. J’ai dit aux jeunes: il faut avoir le goût de son ouvrage, parce qu’il faut trouver dans son travail la condition de sa propre élévation et de l’élévation générale; les paresseux ne seront jamais de bons communistes, de bons révolutionnaires, jamais, jamais. [...]
L’ on m’a parlé d’une grève possible des mécaniciens d’extraction. J’ai beaucoup de sympathie pour la mécanique d’extraction. C’est vraiment un travail qui comporte une lourde responsabilité et on trouve chez les mécaniciens d’extraction une grande conscience professionnelle. Je pense qu’il faut leur assurer les meilleures conditions de salaires et de travail. Mais là encore, pas par la grève. Comment, vous êtes deux et parce qu’à deux vous avez décidé de faire la grève, vous allez empêcher mille ouvriers de travailler? Ce n’est pas possible, voyons, il faut être plus sérieux. [...]
Je voudrais vous faire comprendre que [...] produire, produire encore produire , faire du charbon c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français. Hier l’arme, c’était le sabotage, mais aujourd’hui l’arme du mineur, c’est de produire pour faire échec au mouvement de réaction, pour manifester sa solidarité de classe envers les ouvriers des autres corporations. Le travail, la production sont subordonnés à l’effort des mineurs. Pour préserver et renforcer l’union de la classe ouvrière avec les travailleurs des classes moyennes, avec les masses paysannes, pour assurer la vie du pays, pour permettre la reconstruction économique, pour permettre la renaissance morale et culturelle de la France, chers camarades, au nom du Comité central, au non du Parti, au nom de tous les
travailleurs, je vous dis: ‘ Toute la France a les yeux fixés sur vous; toute la France attend des mineurs et tout particulièrement des mineurs du Nord et de Pas-de-Calais, un nouvel et grand effort.’ [...] Avec le même héroïsme dont vous avez fait preuve sous l’occupation dans la bataille contre l’occupant, il faut vous dépenser pour la production. Je suis sûr que nous gagnerons la bataille de la production comme nous avons gagné la bataille contre l’occupant. [...]


Moralité :
Le capitalisme, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme.
Le communisme : c'est le contraire.

CONSOMMATION (SOCIETE DE ...).

J'ai produit.
J'ai le droit de consommer.

Je prends donc une consommation.

Un verre d'alcool.
Un consommé de viande.

On renouvelle les consommations.

Tout est consommable.
Et tout est consommé.

Je dirais même tout est consomptible.
Y compris le consommateur même consumériste.

Ceci dit avec un art consommé du verbe.
On en parlera jusqu'à la consommation des siècles.
Consumation ?

mardi 18 novembre 2008

JEUNES ET ANCIENS EN COMPETITION.

Jeunes et anciens en compétition par Jean-Michel Truong.
En 2025, la planète achève sa transition démographique. Le phénomène de chute de la fécondité et d'allongement concomitant de la durée de vie, déjà responsable du vieillissement des pays industrialisés, frappe à présent l'ensemble des pays en voie de développement.
Partout dans le monde, des légions de vieillards pèsent de plus en plus lourd sur le destin des plus jeunes. En Chine, quatre cents millions de vieux sans ressources font concurrence à leur propre progéniture sur le marché de l'emploi, acceptant pour survivre n'importe quel job à n'importe quel prix. Du fait du coût dérisoire de cette main d'œuvre, la Chine finit d'attirer sur son territoire les dernières entreprises occidentales ayant jusqu'à ce jour résisté aux charmes de la délocalisation. Elle est devenue la manufacture de la planète, une manufacture entièrement peuplée de vieux. Incapables de gagner leur vie chez eux, les jeunes Chinois n'ont d'autre issue que d'émigrer, et c'est par millions qu'ils débarquent en Europe, où ils entrent à leur tour en compétition pour les rares emplois peu qualifiés subsistants avec les jeunes autochtones, eux-mêmes écrasés par leurs propres parents : poids conjugué de leurs retraites, du déficit creusé par leurs dépenses de santé dans le budget de la sécurité sociale et du service de la dette résultant de leurs excès passés.
Partout dans le monde, des légions d'adolescents rêvent à des moyens de se débarrasser de ce fardeau. On ne parle plus de « respect dû aux anciens » ou de « solidarité entre générations » mais, de plus en plus ouvertement, de parasitisme social, de vampirisme, de légitime défense d'une génération saignée à blanc par celle qui lui a donné le jour. On se dit qu'un producteur vaut plus qu'un inactif, un entrepreneur plus qu'un retraité, un créateur plus qu'un oisif, et qu'après tout, en temps de disette, quand les ressources ne permettent plus de nourrir tout le monde, il est légitime de donner priorité à la vie qui vient sur celle qui n'est déjà plus tout à fait là. Un mot revient souvent dans les conversations : Euthanasie...
Jean-Michel Truong © Epok , 2 avril 2003, page 17.



Et voilà que c'est en route :


"Le crépuscule des vieux aisés est pour l'horizon 2015"
LE MONDE 29.11.08 12h54

Louis Chauvel, vous êtes sociologue, professeur à Sciences Po Paris et auteur du "Destin des générations" (PUF, 2002) et des "Classes moyennes à la dérive" (Le Seuil, 2006). Selon vous, peut-on parler, en France, d'"inéquités" entre générations ?
Dans le consensus des années 1990, il était normal que les jeunes actifs cotisent pour leurs anciens, car ceux-ci avaient naguère soutenu leurs aînés en formant ainsi une chaîne de solidarité infinie. Depuis, s'accumulent des preuves de déséquilibres intergénérationnels - chômage des jeunes, déclassement social et scolaire, baisse durable du salaire net, dette, réformes dissymétriques des retraites - qui portent le soupçon sur l'équité du système de redistribution entre générations.
Si les jeunes générations en difficulté doivent cotiser pour des anciens nombreux et mieux portants, si elles doivent accepter sans mot dire une dette qui ne sert en rien à l'investissement mais à la consommation des anciens, s'il leur faut payer sans prendre part à la décision tout en recevant moins au moment de la retraite, on pourra parler d'injustice entre générations.


Cette "inéquité" a-t-elle été renforcée par d'autres phénomènes que les politiques publiques ?
Le jeu des politiques publiques est clair, comme dans l'exemple des régimes complémentaires de retraite : les jeunes salariés achètent aujourd'hui des points bien plus chers qu'en 1980, dont la valeur finale en 2030 vaudra moins. Les retraités d'aujourd'hui, et ceux qui le seront prochainement, sont plus vigilants et mieux structurés politiquement que les jeunes actifs, qui deviennent alors une variable d'ajustement de déséquilibres manifestes.
Mais, à la source, la logique des marchés est allée dans le même sens. Sur le marché du travail, tout comme sur le marché du logement, la gestion des carrières, l'ensemble des droits assis sur l'ancienneté et les pratiques au quotidien font apparaître une génération intermédiaire : avec de moindres salaires et des trajectoires plus précaires, la génération née entre 1955 et 1975 a dû s'endetter lourdement pour acheter des logements dont le prix était au sommet. Elle risque fort de devoir revendre à perte des biens dont la valeur est maintenant aléatoire. Les politiques publiques n'ont pas contrecarré les déséquilibres ancrés dans l'économie privée : elles les ont renforcés, et les dénégations générales qui ont accompagné cette dynamique sont la source d'une profonde injustice entre générations.


Les autres pays européens sont-ils confrontés à ce problème ?
Si les pays latins - c'est le cas de l'Italie et de l'Espagne, avec ses "mileuristas", ces trentenaires diplômés qui vivent avec 1 000 euros mensuels - ont fait au moins aussi mal que nous, les pays nordiques ont favorisé l'équilibre de long terme entre générations : entrée précoce dans le monde du travail et retour ultérieur à l'université, plein emploi des jeunes, stabilité de la valeur des titres scolaires, participation forte de toutes les générations à la vie syndicale et politique, meilleure articulation entre sphères publiques et privées, notamment autour de l'avenir de l'enfance et de l'éducation. L'investissement pour les générations de demain fait l'objet d'une réflexion constante, et non d'une rhétorique creuse. Les pays anglo-saxons ont été aussi plus vertueux quant aux conditions d'entrée dans la vie faites aux jeunes, mais l'éclatement de la bulle immobilière y fera des dégâts : de nombreux jeunes ont acheté, des centaines de milliers de livres sterling, des biens qui pourraient ne plus valoir que le quart de leur prix d'acquisition.


Que vont devenir ces "inéquités" dans les années à venir ?
Aujourd'hui, nous vivons le point culminant d'une période marquée par la figure du jeune retraité riche, propriétaire d'un logement devenu inaccessible aux salariés actuels, et dont le niveau de vie est comparable à celui des actifs de son temps. Mais, dans notre pays, nous prenons conscience trop tard de difficultés qu'il aurait fallu traiter quinze ans plus tôt et nous ratons à chaque fois la cible.
Les générations nées après 1955 seront les "serial victims" des ajustements en cours : après le chômage et les bas salaires, leurs carrières ébréchées et leurs salaires en déclin leur vaudront de maigres droits. Le destin des générations nées à partir de 1955 laisse entrevoir le crépuscule des vieux aisés à l'horizon de 2015.
Propos recueillis par Ariane Chemin.


dimanche 16 novembre 2008

PEUT-ON TOUT CONFIER A GOOGLE ?

En dix ans d'existence, Google a tellement grandi qu'il a fini par se rendre incontournable. Notre courrier, notre mémoire, bientôt notre dossier médical… chaque jour, les serveurs de l'entreprise accumulent de nouveaux détails sur notre intimité. Mais comment le géant Google gère-t-il nos données personnelles ?
Peut-on tout confier à Google ?

LE MONDE 2 14.11.08 18h03 • Mis à jour le 14.11.08 18h07

vendredi 14 novembre 2008

UNE SI LONGUE RETRAITE.

Nº2297. SEMAINE DU JEUDI 13 Novembre 2008.
À la Une <>
Face à la vague libérale venue de l'Ouest au début des années 1980, la gauche réformiste n'a jamais réussi à opposer un projet idéologique cohérent... et vraiment de gauche.

C'était l'époque où François Hollande se passionnait plus pour l'économie et la fiscalité que pour les motions de congrès. Au début des années 1990, le jeune député socialiste de la Corrèze a une idée assez simple. Puisque les taux d'intérêt sont à la hausse, pourquoi ne pas mettre en place un système de prêts bonifiés destinés aux entreprises ? Prudent, conscient aussi de ne pas être en odeur de sainteté auprès du ministre des Finances, il demande à un vieux routier du groupe socialiste, Jean Le Garrec, d'aller porter à Bercy cette proposition qui, pour être innovante, n'a rien de révolutionnaire.
Lorsqu'il la découvre, Pierre Bérégovoy lève pourtant les bras au ciel. C'est chez lui comme un cri du coeur : «Mais vous voulez donc revenir à l'économie administrée !»
Qui dira la longue retraite de la gauche de gouvernement, ce renoncement progressif, cette défaite de la pensée, au cours de trente années, dominées par l'idéologie libérale et soldée, dans le fracas d'une crise financière d'ampleur inégalée, lors de l'octobre noir de l'année 2008 ?
Pierre Bérégovoy, pour cela, est une butte témoin qui dit, en amont, des rêves de rupture oubliés et, en aval, une reconstruction intellectuelle, jamais vraiment engagée. Entre 1979 - congrès de Metz, ce concentré absolu du mitterrandisme pur et dur - et 2008 - réécriture de la déclaration de principe du PS, sorte de texte à l'eau de rose, voté à l'unanimité, y compris par Jean-Luc Mélenchon -, il y a eu des révisions déchirantes, des colmatages, des compromis plus ou moins honorables, scandés par des réformes qui ponctuellement peuvent être à l'honneur de la gauche (35 heures, RMI, CMU...). Mais on attend encore la refonte du logiciel intellectuel.
C'est le drame des réformistes français. L'explication aussi de leur incapacité à gouverner durablement. Ils savent ce qu'ils ne sont plus. Ils ignorent ce qu'ils sont devenus.
Pour comprendre, il faut remonter à l'origine de leurs maux.
Lorsqu'en 1981, derrière François Mitterrand, ils accèdent enfin au pouvoir, pour la première fois sous la Ve République, ils ont déjà perdu.
Ils croient monter à l'assaut d'un mur, celui de l'argent et du capitalisme. Ils ne voient pas une vague qui déferle, venue de l'Ouest. 1979, Margaret Thatcher. 1980, Ronald Reagan. Le Premier ministre britannique et le président américain sont l'expression politique d'une contre-réforme. Il ne faut pas plus de deux ans pour qu'en France la messe soit dite. Face aux contraintes européennes, pas de rupture possible.
Quand François Mitterrand et ses amis se réveillent, il est déjà trop tard. Le monde a changé. Même le compromis keynésien, cher aux sociaux-démocrates de la vieille école, n'est plus guère de saison. Peu de marges, pas de base de repli. La crise est là et la gauche est nue.
Son seul projet ? Durer !
Le piège semble imparable. Pour résister - pour conserver ! -, il faudrait savoir moderniser l'Etat régulateur, issu des combats de l'après-guerre. Mais pour cela, les socialistes au pouvoir manquent à la fois de bases politiques, de volonté et d'idées neuves. Au fond, ils n'ont pas grand-chose à opposer à la vulgate libérale qui se diffuse à bas bruit dans le monde intellectuel et médiatique plus encore que dans l'univers politique de la droite.
La puissance publique ? C'est le mal.
L'individualisation systématique des protections sociales ? C'est le bien.
Haro sur le prélèvement et la redistribution, bref sur tous les instruments classiques de la régulation.
Performance, profit, flexibilité : face à ces mots qui montent et préfigurent une époque, François Mitterrand s'essaie, avec dextérité, au petit jeu de la triangulation. Il les reprend à son compte, en y ajoutant celui qui marque la dernière spécificité de la gauche : protection. C'est court mais ça marche. Sur le plan électoral, tout au moins. Mais à quel prix ! La présidentielle de 1988 est un triomphe conservateur. «Ni nationalisation ni privatisation.» Le candidat de la «France unie» est surtout celui de la France «ni-ni». La «parenthèse», inventée, un peu plus tôt, par Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, recouvre un vide idéologique sidéral.Le moment «Béré» en est la conclusion logique. Gouvernement de gauche. Politique libérale. Le tout sous le signe de l'Europe.
Ce moment a ceci de fascinant qu'il est chimiquement pur dans l'histoire d'une gauche qui ne sait plus où donner de la tête. Le mur de Berlin est tombé. C'était le vestige d'une espérance révolutionnaire dévoyée. Le traité de Maastricht est voté, d'une courte tête, tandis que l'électorat populaire poursuit sa sécession. C'est, par nature, un compromis qui souligne, au plan européen, l'affaiblissement du projet social- démocrate, dans un rapport de force où prédominent les contraintes géopolitiques issues de la réunification allemande. La première guerre du Golfe, enfin, est en route, sous direction américaine. C'est l'acte de décès des dernières illusions d'un certain tiers-mondisme.
En France, la synthèse socialiste, celle des fondations d'Epinay en 1971, se délite logiquement. Jean-Pierre Chevènement, en quittant le PS, signe l'échec d'une refondation républicaine qui se voulait une des rares tentatives de reconstruction d'un logiciel idéologique digne de ce nom. Trop petit, trop dur, trop sectaire. Tout cela surtout ne trouve aucun appui au sein des deux tribus qui ont longtemps structuré la gauche réformiste et dont le gouvernement Bérégovoy est l'expression achevée. D'un côté, la première gauche, de culture mitterrandiste, qui ne pense plus rien mais qui contrôle l'essentiel de la machine PS et truste les principaux postes gouvernementaux. De l'autre, la seconde gauche, d'essence rocardienne, qui domine, au moins culturellement, les cabinets ministériels et les entourages politiques, dans une version un tantinet technocratique.A l'épreuve du pouvoir, les uns se sont épuisés, tandis que les autres oubliaient ce qui avait longtemps fait leur principale richesse : un lien avec le mouvement social, de vrais relais syndicaux, via notamment la CFDT, bref une capacité à changer la société et non pas seulement à gérer l'Etat et ses dépendances. «Vive la crise !», lancé en 1984 par un ami de la famille, Yves Montand, dans une émission télé à grand spectacle, ce mot d'ordre était une invitation à l'imagination et à la régénérescence.
Une décennie plus tard, alors que ladite crise perdure, elle sonne comme un appel à la résignation. La déroute des législatives de 1993 est au bout du chemin. C'est une défaite politique, morale et intellectuelle. La gauche de gouvernement s'en est-elle jamais remise ?Tout est rafistolage depuis cette humilation dans les urnes qui marque la fin des années Mitterrand, sur fond de libéralisme échevelé. C'est une retraite de rustines, sans débouchés réels, sur le plan idéologique. Quinze ans pour rien ? Au PS, canal Solférino, à coup sûr. Peu d'expertise, pas d'études, des motions de coin de table. Les rares innovations sont des intuitions personnelles, plus ou moins maîtrisées. DSK et «le socialisme de la production», dans un livre audacieux mais qui n'est jamais allé plus loin. Laurent Fabius et une autre conception de l'Europe, dans une campagne référendaire en forme d'impasse.
Ségolène Royal, enfin, son «ordre juste» ou sa «démocratie participative»_, dans une aventure présidentielle aux allures de brouillon. Autant de traces sur le sable pour un socialisme échoué sur la plage.L'expérience Jospin (1997-2002), dans ce contexte, apparaît comme le pendant du moment Bérégovoy. Elle dit tout parce qu'elle fut à la fois longue, sérieuse - et cruelle à la fin. Elle est dominée par le refus de la théorisation, en dépit de l'usage répété du mot «régulation». Un peu comme si celui qui, à Matignon, était aux manettes avait compris d'instinct que cette opération-là était vouée à l'échec. A moins qu'il n'ait craint qu'elle soit lourde de trop de révisions. Ce silence jospiniste dans l'action préfigurait la sécheresse résignée d'une campagne sans ressort et le laconisme du décryptage, après coup, des causes de l'échec. Il est d'autant plus significatif qu'il coïncide avec le déploiement, sans complexe, du projet «social-libéral» de Tony Blair.
La gauche réformiste, en France, à l'image de Lionel Jospin, l'a commenté, le plus souvent pour le critiquer, mais sans jamais lui opposer, autrement que dans ses marges, un contre-projet cohérent. «Oui à l'économie de marché, non à la société de marché» : comme réponse au blairisme, c'est un peu court. Le résultat est qu'on a vu les mêmes stigmatiser au pouvoir «les étatolâtres» et «les dépensophiles», avant d'aller expliquer, dans l'opposition, que le libéralisme - rebaptisé «ultra-libéral» pour la beauté de la démonstration - devait être combattu frontalement.
Ces contorsions, signées Laurent Fabius, sont, dans une moindre mesure, celles de tous les socialistes, à quelques exceptions près. La critique formelle du libéralisme - Bertrand Delanoë est le dernier en date à en avoir fait la démonstration, avec un art consommé du contre-temps - est comme un sparadrap au bout des doigts. Il colle d'autant mieux qu'il a longtemps servi à camoufler l'essentiel, c'est-à-dire un grand vide idéologique. Le pire, au moment où s'épuise la contre-réforme née à la fin des années 1970, serait qu'il reste comme la manifestation d'un échec, l'expression d'un remords et le signe d'une incapacité à passer à la suite, justifiant, du même coup, le titre d'un récent opus de Lionel Jospin : «l'Impasse».
François Bazin.Le Nouvel Observateur.

jeudi 13 novembre 2008

LES ARTISANS DE BRETTON WOODS.

ECLAIRAGES. Le Temps.
Les artisans de Bretton Woods
La mise en place du système monétaire actuel prit deux ans de négociations et bien plus encore de réflexions théoriques. Keynes y joua un rôle majeur.
Jean-Claude Péclet. Jeudi 13 novembre 2008.

Le 1er juillet 1944, tandis que la Deuxième Guerre mondiale faisait encore rage, 730 délégués de 44 pays arrivèrent au grand hôtel Mount Washington de Bretton Woods (New Hampshire). Désorganisé, le palace manquait de personnel pour accueillir tout ce monde et, dit-on, le gérant s'était caché avec une caisse de whisky...
Cette anecdote mise à part, rarement réunion de ce niveau fut plus longuement préparée, mûrie, voire «soigneusement mise en scène», selon l'économiste Gilles Dostaler.
Il en résulta le système monétaire qui a régi le monde de 1945 à 1971, puis la version boiteuse qui lui a succédé après l'abandon de la convertibilité dollar-or par les Etats-Unis, suivi par celui des changes fixes.
Au moment où des présidents et des banquiers centraux prétendent jeter les bases d'un «nouveau Bretton Woods» en cent jours, l'humble rappel de l'Histoire n'est pas inutile.
• La genèse
Lancées dès 1941, les discussions préparatoires furent marquées par les traumatismes de la guerre et de la dépression économique qui la précéda. Mais le débat intellectuel avait commencé bien avant et doit beaucoup à John Maynard Keynes, qui dirigea la délégation britannique à Bretton Woods. Il fut, avec l'Américain Harry Dexter White, l'artisan principal du nouveau système. Dès son premier livre, Indian Currency and Finance (1913), Keynes ébauche ses idées sur la réforme du système monétaire international. Il y défend déjà le remplacement de l'étalon-or, dont la rigidité engendre déflation et pauvreté, par un étalon de change-or qui libère les liquidités nécessaires au fonctionnement de l'économie. A terme, ajoute-t-il, l'or devrait être remplacé par une monnaie internationale rationnellement fondée. Cette conviction se renforce et se précise dans ses écrits ultérieurs, notamment un article du Manchester Guardian en 1922, à la veille d'une conférence qui discute de la reconstruction de l'Europe à Gênes - à laquelle ce texte lui vaut d'être invité. Brillant orateur et écrivain, Keynes n'hésite jamais à se servir des médias pour faire avancer la discussion, faisant fi des devoirs de réserve du fonctionnaire. Sa critique de l'or, «relique barbare», découle de celle des «vieux arrangements monétaires internationaux fondés sur le laisser-faire, par lesquels un pays peut être mis en banqueroute non pas parce qu'il manque de biens exportables, mais parce qu'il manque d'or».
• Fatale contradiction
Ces «arrangements» ont été secoués dans l'entre-deux-guerres par un repli protectionniste qui n'a fait qu'amplifier la crise. Sur ce point, la position britannique souffre d'une contradiction fatale: Londres demande la relance des échanges internationaux, mais défend bec et ongles l'Empire britannique, zone économique fermée dont profite abondamment la métropole! Keynes reste en cela un fidèle serviteur de Sa Majesté. «Maynard s'est sacrifié pour son pays aussi sûrement que s'il était mort sur le champ de bataille», écrira de lui Lionel Robbins, qui dirigeait la section économique du Cabinet de guerre. Sacrifice vain, pour ce qui est de préserver l'Empire. Car en face des Britanniques, les Américains sont très conscients des opportunités et des risques que présente l'après-guerre pour eux. Cette dernière ayant formidablement développé leur outil industriel, ils ont un intérêt vital à ce que les marchés soient ouverts pour y vendre leurs produits - y compris dans des pays de l'Empire britannique. Pour cela, ils sont prêts à aider massivement les ex-belligérants à se remettre sur pied. Ce sera le plan Marshall, qui distribuera quelque 13 milliards de dollars en quatre ans. Sur cette somme, 3,8 milliards iront à la Grande-Bretagne. En échange, les Anglais n'ont pas d'autre choix que d'être accommodants quand il s'agit de poser les bases du nouveau système monétaire. «Ils ont des sacs d'argent, mais nous avons les cerveaux», murmure Lord Halifax à Keynes pendant les négociations de Bretton Woods. Maigre consolation: le basculement du pouvoir est programmé. D'ailleurs, le dédain anglais est exagéré. Les Américains ont aussi des cerveaux. Fils d'immigré lituanien juif, accusé plus tard d'espionnage au profit de l'URSS, Harry Dexter White est certes moins flamboyant que Keynes. Ses écrits sont plus rares, son caractère «brusque et même crû», comme le décrit un négociateur. Mais lui aussi a bien préparé sa copie. Présenté en juillet 1942, son plan propose notamment la création d'un fonds de stabilisation international sur la base de dépôts (ce sera le Fonds monétaire international) et d'une banque de reconstruction (qui sera la Banque mondiale).
• Points d'accord...
Les textes britannique et américain font l'objet de nombreux allers et retours et de moult versions jusqu'à l'ouverture officielle des négociations. Les historiens ont souvent souligné leurs divergences.
Pourtant, plus importants encore étaient les points de convergence.
Le professeur Benjamin Cohen en souligne quatre:
• un système de changes fixes indirectement reliés à l'or, néanmoins ajustables en cas de «déséquilibres fondamentaux»;
• la création d'un «pot commun» de liquidité mondiale permettant aux Etats en déséquilibre de reconstituer leurs réserves monétaires, en se soumettant à certaines règles;
• le refus des pratiques discriminatoires et limitations concernant les paiements internationaux courants;
• la mise sur pied d'un forum international pour discuter de la coopération monétaire.
«Depuis longtemps, Keynes, White et leurs collaborateurs avaient aplani leurs divergences de manière à ce qu'un seul plan, anglo-américain, soit présenté aux délégués à Bretton Woods, écrit Gilles Dostaler. Une bonne partie de la pièce s'était déjà jouée dans les coulisses du théâtre d'Atlantic City», où une réunion restreinte s'était tenue peu avant.
• ... et de désaccord
Les échanges n'en sont pas moins vigoureux à l'hôtel Mount Washington. Assis côte à côte, chacun flanqué de ses supporters, Keynes et White défendent ardemment leurs positions. Le premier use de sarcasmes très British, vitupérant les avocats américains qui «écrivent en cherokee, transforment la poésie en prose et la prose en jargon». Le 22 juillet, les discussions se terminent néanmoins sur un accord. Quelles divergences de fond a-t-il fallu surmonter? Dans l'esprit de Keynes, la monnaie de référence internationale - qu'il baptise «bancor» - doit jouer un rôle bien plus important que celui dévolu à l'unité de compte imaginée par White sous le nom d'«unitas» - qui n'est rien d'autre qu'un reçu pour l'or déposé au futur Fonds monétaire international. Le FMI lui-même est un autre point d'achoppement. Là encore, Keynes l'imagine doté de pouvoirs et de moyens importants, tandis que les Américains privilégient une version light. Enfin, Keynes plaide pour un sacrifice symétrique entre créanciers et débiteurs en cas de «déséquilibre fondamental» tandis que la délégation des Etats-Unis veut faire peser le poids de l'ajustement surtout sur les épaules des seconds. Dans les trois cas, la vision américaine s'impose pour l'essentiel. Peu après avoir défendu les Accords de Bretton Woods devant le parlement britannique, Keynes ne cache pas son amertume: «Les Américains n'ont aucune idée sur la manière de placer ces institutions dans une perspective d'intérêt international, et leurs idées sont mauvaises dans presque toutes les directions. Ils sont pourtant déterminés à imposer leurs convictions sans considération pour le reste d'entre nous.» Il hésite même un moment à les rejeter, et meurt peu après d'une crise cardiaque.
• La vraie banque, c'est nous
Les Etats-Unis ont effectivement joué leur main avec toute la vigueur que leur donnaient alors leur industrie et leurs réserves. Pourquoi auraient-ils accordé tant d'importance au FMI puisque la vraie banque mondiale, c'était eux? N'étaient-ils pas les premiers créanciers de la planète, le pays dont les coffres étaient les plus remplis d'or? Bien que multilatéral dans la forme, le système de Bretton Woods consacra rapidement l'hégémonie du dollar. A en juger par l'optimisme de leurs déclarations finales, Keynes, White et tous ceux qui étaient réunis à l'hôtel Mount Washington sous-estimaient fortement les facteurs d'instabilité qui secouèrent rapidement le système monétaire d'après-guerre. Surtout, aucun n'avait imaginé qu'en quelques décennies, le pivot de ce système - les Etats-Unis - passerait du statut de premier créancier mondial à celui de premier débiteur. En 1971, Richard Nixon supprimait la convertibilité or-dollar qui était au cœur des changes fixes; deux ans plus tard, ceux-ci faisaient place, faute de mieux, à un système de changes flottants. Depuis, nous vivons de facto dans un «Bretton Woods 2», un bricolage qui a fonctionné tant bien que mal pendant plus de trente ans, mais dont historiens, économistes et politiciens se demandent aujourd'hui s'il ne portait pas en lui un des germes de la crise qui a provoqué l'implosion de la finance mondiale.
• Deux lacunes
Ce germe, c'est le concept de «déséquilibre fondamental», pierre angulaire du système, puisque c'est sur elle que reposaient les interventions du Fonds monétaire international, ainsi que les mesures d'ajustement auxquelles devaient se soumettre les pays auxquels on prêtait main-forte. Parce qu'il était politiquement explosif, les négociateurs se sont bien gardés de le définir avec précision. Il fut donc appliqué par la suite au cas par cas, voire à la tête du client. Souvent à la hussarde quand il s'agissait de pays en développement. Mais quand les «clients» dont il fallait s'occuper devinrent la Chine (excédentaire) et les Etats-Unis (déficitaires), les regards se sont pudiquement détournés, les injonctions se sont transformées en suggestions polies. Bretton Woods avait perdu ses dents. Sa seconde lacune majeure est que personne n'y avait anticipé le développement phénoménal de l'épargne et de la finance privées transnationales, échappant à la vision et au contrôle des autorités, capables de mettre des Etats eux-mêmes en péril. Dans un cas comme dans l'autre, les propositions de Keynes, si elles avaient prévalu, auraient peut-être rendu le système plus attentif et résistant aux chocs. Les Etats-Unis pensaient que la force était en eux et que cela suffisait. Aujourd'hui, on ne sait plus très bien où elle est.

mercredi 12 novembre 2008

L'INVENTEUR DES SUBPRIMES TERRASSE PAR SA CREATURE.

Subprimes. Revue Chimères.

L'inventeur des subprimes terrassé par sa créature
LE MONDE 12.11.08 14h50


La crise du crédit ne donne pas envie de rire. Pourtant, certains de ses effets amènent parfois à se demander si elle ne participe pas d'une plaisanterie un peu perverse.
Prenons l'exemple de la banque Franklin, basée à Houston (Texas). Le 7 novembre, on apprenait que la Federal Deposit Insurance Corporation la mettait en saisie. Elle détenait 3,7 milliards de dollars (2,9 milliards d'euros) de dépôts et 46 agences, lesquels ont été transférés à, cela ne s'invente pas, la Prosperity Bank.

La Franklin a été fondée il y a moins de dix ans par Lewis Ranieri, son président. Un nom qui parle à ceux qui s'intéressent à l'histoire des institutions, ou qui ont dans leur bibliothèque un exemplaire de Liar's Poker (Poker menteur). C'est M. Ranieri qui a eu l'idée de faire de prêts hypothécaires immobiliers des actifs financiers qui s'achètent et se vendent comme les autres. A la fin des années 1970, il dirigeait, chez Salomon Brothers, le service de courtage qui a imaginé les principes fondateurs de la titrisation, lesquels ont engendré le marché des dérivés de crédit, qui a donné naissance aux obligations adossées à des dettes, les fameux produits financiers qui ont déclenché l'apocalypse que nous vivons aujourd'hui. Il est donc un brin ironique que la banque fondée par M. Ranieri ait été une des victimes de la crise immobilière.
Autre cas inimaginable. Goldman Sachs, le temple de la banque d'affaires, s'est séparé de 10 % de ses 33 000 salariés au cours de la semaine. Là encore, rien de surprenant à première vue. Sauf qu'on compte au nombre des victimes un certain William Tanona, qui était un analyste spécialisé... dans la banque d'investissement, justement. Conclusion : Goldman ne juge plus nécessaire de se doter d'une expertise sur son propre secteur d'excellence. L'ironie associe souvent farce et tragédie : la crise a joué à MM. Ranieri et Tanona un tour pendable. On ne sait pas s'il faut en rire ou en pleurer.

mardi 11 novembre 2008

LA DROGUE OU LA VIE.

Claude Olievenstein, le psy des toxicos.
Aujourd’hui, ses pires craintes sont devenues réalité.
Sur les vingt-cinq à quatre-vingts patients qui se présentent quotidiennement à l’accueil, plus de la moitié sont accrochés aux produits de substitution. Le sevrage, pour ceux qui le souhaitent encore, est plus long et plus douloureux qu’un sevrage à l’héroïne.Oliv, lui, s’est plongé dès 1995 dans une réflexion sur la naissance de la vieillesse. Elle a donné, même s’il est assez noir, l’un de ses plus beaux livres (encadré « à lire »). Il y compare l’entrée dans le vieil âge à l’adolescence : « Des âges où l’interrogation sur le sens de la vie est la plus prégnante, quand elle n’est pas la plus poignante. »Quand on lui demande ce qu’il regrette de ne pas avoir fait pour les toxicomanes, il répond : « J’aurais aimé leur faire passer une éthique. Juste leur faire accepter le simple fait d’être un humain, avec ses manques, ses contradictions, ses aventures… Et puis, aussi, leur dire que la question de Dieu, même si on choisit une réponse négative, se pose à chacun d’entre nous in fine. » Claude Olievenstein, éclaireur devant l’éternel.

ENTRETIEN AVEC OLIVENSTEIN : “Bientôt, on mourra d’un manque de manque”
Avant, les toxicos se rassemblaient autour d’utopies et de révolte. Aujourd’hui, ils réclament leur droit au plaisir et cherchent à se stimuler. Inquiétant !
Pourquoi se drogue-t-on aujourd’hui ?
Claude Olievenstein : Avant, ceux qui se droguaient se rassemblaient, toutes origines confondues, autour d’utopies. Aujourd’hui, je suis très frappé de voir qu’en dehors d’Internet, les jeunes n’ont pas d’idéal, pas de vision prospective de la vie. Je ne sens chez eux aucune idée de révolte, mais une recherche de plaisir furtif, qui est comme une fin en soi. En ce sens, ils se droguent pour mieux s’adapter, avoir leur part récréative. D’un côté, les jeunes n’ont jamais été aussi bien nourris, logés et vivants que maintenant. Mais de l’autre, on n’a su leur transmettre ni joie de vivre ni valeurs. Et c’est contre cette réalité que nous essayons de lutter, parce que ça fait beaucoup de dépressifs chroniques, tout ça… C’est pourquoi, j’ai écrit que c’est du « manque de manque » qu’on mourra désormais.
Qui sont les toxicomanes qui viennent à Marmottan ?
Ils forment un immense patchwork, dont il faut tenir compte si l’on veut approcher ce problème de la toxicomanie, ne pas dessiner un modèle sur lequel on pourrait appliquer des théories toutes faites. Les consommateurs, aujourd’hui, constituent des microsociétés cloisonnées, séparées entre elles par l’appartenance ethnique, la localisation géographique, le quartier. Beaucoup ont autour de 20 ans, mais nous accueillons aussi de nombreux patients qui ont 45 ans, un âge où l’on ne voyait personne il y a dix ou quinze ans. Ils restent insérés des années jusqu’à la perte de leur boulot, qui signe leur décadence. Il y a aussi autant de filles que de garçons. Près de la moitié sont des Maghrébins de la deuxième génération. Munis du viatique pour l’informatique, parlant le français – toutes les choses auxquelles leurs parents n’ont pas eu accès – ils partent à égalité avec les jeunes Français de souche. Et puis un jour, un déclencheur les fait plonger dans ces produits qu’ils consommaient au début par pur plaisir : l’entrée d’un concert leur est refusée ; ou, sortant avec une Française, se pose la question fatidique du mariage, de l’enfant. Alors, tout redevient difficile pour eux. C’est ce mixage des produits et du mode de vie qui est à la fois leur sauvegarde et ce qui leur claque les portes au nez. Mais il y a aussi la jeunesse dorée…Ceux-là n’ont pas du tout les mêmes motivations que ceux dont je viens de parler, mais ils sont aussi angoissés, surtout lorsqu’ils se sentent pris dans une logique de compétition. Lorsqu’ils préparent une grande école de commerce, par exemple. Eux aussi réclament un droit aux plaisirs qu’ils n’auraient pas osé demander il y a vingt ou trente ans.
Et à quoi est-on accro ?
Plus de la moitié sont ce que j’ai appelé des « toxicomanes domestiqués », encadrés par des institutions et qui vivent sous Subutex, produit de substitution. Les « toxicos sauvages », eux, plongent dans la boîte à pharmacie des parents ou puisent dans une masse de produits euphorisants, des nouvelles amphétamines, qu’ils mélangent à du haschisch, de l’alcool, voire du Subutex. Ils cherchent des produits qui ont une action relativement brutale et immédiate comme l’ecstasy. La majorité des nouvelles drogues sont des moteurs d’activité. La cocaïne, longtemps grande absente de la scène française, est en train de gagner beaucoup de terrain. Cela démontre que les jeunes eux-mêmes cherchent désespérément à se stimuler.

lundi 10 novembre 2008

LES NAUFRAGES (2).

Interview de Patrick Declerck à "No Pasaran" (2ème partie).



Les naufragés. Avec les clochards de Paris.
Entretien avec Patrick Declerck
A la suite de la première partie de cet entretien paru dans No Pasaran n° 6, nous vous présentons la seconde partie à travers laquelle Patrick Declerck, psychanalyste et ethnologue de formation aborde le sujet de son ouvrage, le clochard et la clochardisation, autrement dit symptôme d’une grave désocialisation. Il en vient donc à préciser et à décrire ce qu’il en est des pathologies accompagnant la vie des clochards pour finir par faire une critique "à l’acide" et des dispositifs d’aide sociale pour faire surgir parfois leur non sens ou leur absurdité, parfois, au contraire, pour faire apparaître leur caractère inadaptés, parfois enfin pour en révéler le sens fortement marqué de contrainte et de normalisation à marche forcée.
Nous avons tenu à garder certaines tournures de langage plus orales qu’écrites pour maintenir le caractère authentique de la parole de l’auteur.



No Pasaran : Vous écrivez, je cite :"en plus d’être le produit d’une pathologie sociale, économique et culturelle, la clochardisation est aussi profondément un symptôme psycho-pathologique”.
Patrick Declerck
: Oui, je crois que ce dont je me suis aperçu, quand j’étais dans la rue (en tant qu’ethnologue), c’est que j’avais à faire à une population malade physiquement et psychiquement, une population marquée par l’alcool et le médicament. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un hôpital psychiatrique dans la rue. Dans les années 70, on a, en partie, détruit les asiles psychiatriques, ce qui était un excellente chose parce que c’était des lieux épouvantables. On sait que ce type d’institution a tendance à devenir totalitaire avec des pratiques violentes, des pratiques d’exploitation, etc… C ’était donc une bonne chose mais on paye le prix de cette affaire et je pense qu’on a, en partie, jeté le bébé avec l’eau du bain et qu’il n’y a plus d’endroits dans notre société pour être fou. Il y a des endroits où on peut, sous certaines conditions, être psychotique, si on correspond au protocole thérapeutique de la psychiatrie. Mais la psychose c’est une chose ! Il n’y a plus d’endroit où l’on peut vivre véritablement sa folie. Il n’y a plus d’ "asile". L’asile, c’est un concept qui vient du moyen - âge et cela veut dire être sous protection et ne pas pouvoir être touché, ni par les ennemis, ni par la loi, ni par la punition de la loi, etc… Cette fonction asilaire a disparue. Or, la clochardisation et c’est ce que je défend dans ce livre, n’est pas réductible à l’exclusion sociale, à la pauvreté économique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de lien avec ces affaires, le lien est organique et profond. Mais cela veut dire que l’explication socio-économique est insuffisante à expliquer la production de tels sujets. Cela veut dire aussi que c’est parce que les causes, l’éthyologie est plus compliquée que le processus n’est pas nécessairement réversible. En fait, l’expérience montre que la clochardisation est, en quelque sorte , un exil dont on ne revient pas. Personne ne se réinsère. Ce n’est pas surprenant car on s’aperçoit en les écoutant, en les suivant, en discutant avec eux qu’en réalité, ils n’ont jamais été insérés. Je disais que la clochardisation est une maladie du lien. Le premier lien qui ait été abîmé, psychiquement le plus fondamental pour tous les sujets, c’est le lien à la mère. Ce lien, tout indique qu’il a été fortement perturbé très tôt. Donc, en quelque sorte, pour faire un clochard, il faut tout une série de choses - une exclusion sociale quasi générale - une exclusion économique, une pauvreté - des traumatismes infantiles - une relation à la mère précocement très perturbée et, dans l’immense majorité des cas, il faut une appétence particulière à l’alcool ou aux produits psychotropes c’est-à-dire une dimension de toxicomanie. Je pense donc que la clochardisation est à voir comme le syndrome de désocialisation . Au-delà de la pauvreté, il y a la misère, au-delà de la misère il y a la folie de la misère et c’est cela la clochardisation. C’est le moment où le sujet, profondément altéré par des processus pathogènes, c’est-à-dire générateurs de pathologie, qu’il a vécu dans sa vie et dans sa famille, les intègre. On est dans quelque chose qui échappe, à certains moments, à la rationalité, qui échappe aussi à ce qui pourrait être réductible à des causes objectives. C’est le problème du traumatisme. Quand on parle de traumatisme, untel a été traumatisé, etc… cela veut dire qu’il a vécu des événements qui l’ont blessés. Pour qu’il y ait traumatisme au sens psychologique du terme, il ne faut pas seulement qu’il y ait un événement pathogène mais il faut aussi un sujet particulier. Il faut une rencontre entre l’événement blessant et le sujet. On peut dire cela autrement. Il y a en France plus de deux millions de chômeurs et peut-être deux million et demi à trois millions d’alcooliques, sans parler des divorces, des abandons… Et, il y a peut-être cent mille clochards. On voit bien que ce n’est pas du même ordre entre les causes et le résultat. Donc, on est dans un processus de production beaucoup plus compliqué.

No Pasaran : Vous parlez, notamment, d’un signe clinique de la désocialisation qui est la perte répétée, vous dites même quasi programmée, des papiers d’identité.
Patrick Declerck : Ce dont on s’est aperçu, déjà à l’époque de Médecins du monde et de l’ouverture des missions France en 86, c’est qu’un signe est observable, signe qu’en terme de médecine on appelle "pathognomonique". Cela veut dire un signe, un symptôme, une maladie qui désigne immédiatement un diagnostic. C’est quelque chose qui indique une logique particulière. Dans la clochardisation, les gens qu’on voyait plus ou moins "désinsérés", plus ou moins en déshérence, fragilisés par rapport à un fonctionnement social minimal, il y en avait qu’on voyait évolué vers la clochardisation chronique. Et, dans ces évolutions intervenait systématiquement, un jour ou l’autre, la perte des papiers comme un véritable symptôme psycho-pathologique, comme un acte manqué. A tel point que nous avons été rapidement amenés à avoir une armoire fermant à clés que nous proposions aux patients, de manière volontaire évidemment, pour y mettre leurs papiers d’identité. Il faut savoir aussi que, dans la rue, on se fait voler ses papiers par des gens qui en font trafic, cela se revend, cela a une valeur marchande certaine. C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle les clochards sont agressés. Nous proposions, donc, aux patients d’entreposer leurs papiers pour les reprendre quand ils le voulaient. En fait, on voyait fréquemment, à la veille de week-end avec une régularité désespérante, les gens qui demandaient leurs dossiers avec tous leurs papiers, sécu, allocations.. ; et revenir le lundi en disant : "devinez ce qui m’est arrivé… j’ai perdu tous mes papiers”. Il y a véritablement quelque chose d’inconscient qui se met en œuvre et qui va achever de détruire et larguer les amarres du sujet d’avec le réel. Une fois qu’on a perdu tous ses papiers, les choses deviennent très difficiles. On en a, au minimum pour plusieurs mois. Il faut trouver une assistante sociale qui a le temps et la compétence de refaire toutes les recherches, d’écrire partout. Pour cela, il faut être dans une situation où on peut aller revoir cette assistante sociale, par exemple, et pendant des semaines. Il faut être relativement stable. Et, pendant que sont faites ces recherches, rien ne peut avancer. On ne peut pas avoir le RMI, on ne peut faire aucune démarche, on ne peut pas, bien entendu, trouver de travail… On voit bien que cette perte de papier, perte symptôme permet aussi au sujet de mettre à l’abri des pressions de la réalité en disant : "de toute façon, je ne peux rien faire, je n’ai pas de papiers". Encore une fois, il ne s’agit pas du tout d’injurier le sujet ou d’imaginer que c’est de sa faute ou de sa volonté. Tout cela n’a rien à voir, ni avec la faute, ni avec la volonté. C’est, à mon sens, un fonctionnement psycho-pathologique. Il ne s’agit pas de choix ou de désir pervers, tordus ou mensongers. Il s’agit de gens qui pour des raisons profondes s’acheminent vers leurs auto-destruction.

No Pasaran : Dans cette désocialisation, il y a aussi un rapport au corps très particulier. Vous parlez de chosification du corps. Pouvez-vous expliquer quel rôle joue le corps dans le processus de clochardisation ?
Patrick Declerck
: Pour comprendre ce qu’il se passe au niveau du corps, il faut, je crois aller en-deçà et revenir à cette "maladie du lien", de l’incapacité de la personne de faire lien avec les autres mais surtout avec elle-même. Au fond, quelle est la terreur fondamentale des clochards ? C’est de se voir eux-mêmes. C’est l’auto-conscience, se voir dans le miroir, dans ce miroir de l’âme, intérieur et qui consiste à porter un regard, un jugement, un auto diagnostique sur son propre état. Ils sont trop faibles pour cela. Il faut se souvenir que Don Quichotte meurt de sa rencontre avec le chevalier au miroir. Comme tous les fous. Les fous ne supportent pas de regarder leur propre folie. Et c’est dans cette lutte du clochard contre sa conscience qui lui apparaît terrifiante, vertigineuse, que l’alcool, par exemple, joue un rôle fondamental. L’alcool, ça sert à ne plus penser. De même la fatigue, l’épuisement. C’est une vie où tout est toujours à recommencer, où le temps n’existe plus, le temps de la réalité sociale. Le disque est rayé et tout repart toujours à zéro. Donc, d’une part, on n’est pas dans la progression temporelle. Et, d’autre part, le temps psychique n’existe plus. Pour avoir une possibilité de fonctionnement mental, il faut être dans un rapport temporel avec soi-même, il faut avoir un passé, un avenir, il faut se voir en progression par rapport à ce passé, à cet avenir, par rapport à son histoire familiale. Dans ces conditions, on se voit comme ayant des projets, évoluant. Eux, ils ont brisés ou plutôt, ce rapport temporel leur a été brisé à eux-mêmes et donc, ils sont dans un rapport de temps fragmenté y compris par rapport à leurs corps. Dans cette négation du temps et de la réalité, le corps tombe en déshérence. C’est comme si le sujet s’exilait, se retirait de lui-même. Je me souviens d’ulcères, pathologie fréquente chez les clochards qui macèrent dans leurs chaussures parce qu’ils ont peur de les enlever, parce qu’ils ont peur de se les faire voler, je me souviens donc de chaussures qui n’ont pas été enlevées pendant des semaines, des mois, ce qui développe des pathologies que l’on connaît très bien en médecine. Elles ont été décrites pendant le siège de Sébastopol, pendant la première guerre mondiale et qui s’appelle "les pieds de tranchées". C’est le terme médical. C’est le pied du soldat dans la tranchée qui macère dans l’eau. On retrouve cela chez les clochards. Ce sont des pieds pourris qu’il faut parfois amputer, totalement ou en partie. Face à des pathologies comme celles-là, face à des ulcères qui parfois deviennent tellement graves qu’ils ont rongé toute la peau entre le genou et la cheville…
J’ai assisté à plus de cinq milles consultations médicales, nous consultions en double, avec un regard médical et psychanalytique à Nanterre et nous voyions bien que vis à vis de tels sujets c’est comme si leurs jambes étaient devenues un objet. Ce n’est plus leurs jambes, c’est un morceau de viande. Le corps est véritablement réifié *. Il devient un objet du monde avec lequel ils n’ont pratiquement aucun rapport. Laissez-moi raconter une petite histoire clinique. Nous connaissions un patient qui est décédé aujourd’hui des suites de son alcoolisme gravissime et qui s’appelait Langoisse. C’était son nom, c’était le nom qu’il revendiquait et qui faisait référence à un tatouage qu’il avait. Langoisse souffrait d’un ulcère de jambe grave qu’il venait faire soigner de temps en temps quand l’envie lui prenait, mais qu’il laissait se dégrader de façon épouvantable entre les soins, avec donc des dangers de gangrènes, etc… Souvent, cet ulcère abritait des asticots parce qu’il ne se soignait pas et qu’il ignorait, en quelque sorte, cet ulcère pendant des semaines ou des mois. Nous lui avons dit que ces asticots étaient le produit de la ponte des mouches et qu’il fallait donc absolument éviter que les mouches viennent sur sa blessure. Mais il refusait de nous croire. Donc, le médecin a prélevé des asticots de cet ulcère, les a mis dans une boite jusqu’à ce qu’ils deviennent des mouches, quelque temps après. Cet homme, Langoisse, nous a demandé s’il pouvait garder ces mouches. Nous les avons donc mises dans de l’alcool, dans un petit tube et quand il venait à la consultation, il demandait au médecin de lui montrer ses enfants. Ses enfants c’était ces mouches qu’il avait en quelque sorte nourri de sa propre chair… Que dire de plus…

No Pasaran : Vous abordez la question de la réinsertion omniprésente par rapport aux clochards ?
Patrick Declerck
: D’abord, en général et sans entrer dans les détails, je crois que les dispositifs d’aides, le discours institutionnel vis-à-vis de l’Etat qui subventionne les organisations caritatives est orienté, a pour objectif la réinsertion. La réinsertion, quand on va à l’essentiel, cela veut dire la mise au travail du sujet. C’est l’idée qu’un sujet normal est un sujet qui travaille. De ce point de vue là, le discours de l’exclusion est très ambigu et il faut l’analyser avec prudence parce qu’il vise à recouvrir pratiquement n’importe quoi. Les personnes âgées sont exclues, les homosexuels, les enfants battus, les pauvres, les immigrés sont exclus, tout le monde est exclu. Bien entendu, je ne nie pas que l’exclusion sociale existe mais ce n’est pas suffisant comme explication. Qu’est-ce que cela veut dire. Finalement, l’exclusion sociale devient l’équivalent de la souffrance. Et cela véhicule quelque chose de pernicieux. Si l’exclusion sociale c’est la souffrance, le corollaire implicite dont personne ne parle jamais c’est que l’inclusion sociale c’est le bonheur. C’est l’idéologie perverse véhiculée par ce discours. L’inclusion sociale c’est le bonheur, le travail c’est le bonheur ou bien alors c’est la dignité. Voilà une autre chose extrêmement faisandée. On entend ça et là qu’on donne une veste, qu’on leur permet de se couper les cheveux, de prendre une douche, on leur redonne une dignité ! Ah bon ! Mon dieu, quelle toute puissance ! J’ignorais qu’être pauvre était indigne en soi, j’ignorais qu’être en dehors de la société était indigne en soi et personnellement je me refuse à donner des brevets de dignité car je ne sais pas lorsque l’on est mené à l’échafaud s’il est plus digne de se laisser faire en stoïcien ou de protester et d’essayer de taper sur les gardiens jusqu’à ce qu’on y arrive. La dignité, c’est la légion d’honneur des cocus, c’est ce qui est attribué par les nantis aux pauvres types pour les remercier de fermer leurs gueules. Donc, je crois qu’avec ce discours il faut être extrêmement vigilant. Cette insertion sociale qui passe par le travail, en tous les cas est inadaptée aux clochards. Les clochards ne guérissent pas. Ils peuvent, certes, aller mieux si les soins qui leurs sont prodigués leur sont faits de manière intelligente et adaptée, ils peuvent contrôler un peu leur alcoolisme, contrôler un peu ces grands abandons d’eux-mêmes, mais ils ne vont pas devenir des sujets autonomes économiquement viables… Cela veut dire qu’au fond, la société les voit comme des gens transgressifs. Le clochard comme la prostituée comme le criminel est une des grande figure de la transgression sociale. C’est un des fantôme de la liberté. "On" imagine ce refus. C’est l’image du clochard philosophe ou médecin qui un jour où il en avait marre a choisi les délices du vin et de la méditation. Tout cela n’a évidemment rien à voir avec la réalité. C’est ignorer, mépriser totalement cette souffrance immense qui accompagne la vie à la rue. C’est quelque chose d’un fantasme aussi qui est véhiculé par notre malaise d’inclus. On doit finalement être bien malheureux, comme on doit souffrir dans nos rapports aux contraintes du fonctionnement social minimal pour imaginer que des gens vont choisir quelque chose d’aussi épouvantable que la vie à la rue de gaieté de cœur. Dans la réalité, on leur offre deux choses, l’hébergement d’urgence, une, deux, trois nuits ou les centres d’hébergement et de réinsertion social, six mois renouvelable une fois avec formation et remise au travail. Cette dernière alternative est pour eux totalement impossible. Généralement, ils ne sont même pas acceptés dans ces processus mais s’ils le sont, ils ne tiennent pas le coup très longtemps. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l’hébergement d’urgence c’est une pratique sadique qu’il faut dénoncer comme sadique parce qu’elle est purement ponctuelle et qu’elle refuse de prendre en compte le fait qu’on est en face de situations chroniques. Prendre un type dans la rue, lui offrir une nuit et lui demander de partir le lendemain à sept heure, à des heures absurdement tôt, pour retourner dans la rue et … recommencer le soir, s’il y a de la place ou ailleurs ou à la saint glin glin. C’est exactement comme être sur le pont d’un cargo, de repêcher un naufragé qui est tombé à la mer, le sécher, le réchauffer, le nourrir et le lendemain matin le remettre dans l’eau. Il n’y a pas d’autre terme que celui de sadisme pour décrire de telles pratiques. Il faut absolument et je pense que c’est un objectif politique, qu’une possibilité d’hébergement à volonté soit l’un des droits de l’homme des plus fondamental.

No Pasaran :Vous dites n’avoir vu ou vécu aucun exemple de réinsertion quel que soit le type de dispositif mis en place ?
Patrick Declerck
: Non.
No Pasaran : Il peut facilement apparaître même aux personnes qui travaillent dans ces dispositifs qu’il est impossible de remettre au travail les clochards. Mais il y a une autre chose très présente c’est la notion de "participation". On demande aux clochards de participer.
Patrick Declerck
: Oui, c’est assez curieux ! Le RMI de ce point de vue est une mesure particulière. Le RMI, si on lit le texte de loi est, au fond, une subvention accordée par l’Etat en contre partie d’un désir avoué de travail. Il y a des commissions d’insertion locales pour cela qui sont le nouveau masque des notables locaux qui vont gérer le "plaisir des pauvres", c’est-à-dire qu’ils vont essayer de voir jusqu’à quel point on subventionne l’oisiveté. C’est une vieille, vieille question. Le vocabulaire, les termes changent mais les enjeux restent exactement les mêmes. Quelqu’un qui ne travaille pas porte le poids du soupçon d’oisiveté et donc, porte la question de la légitimité des aides qui vont lui être apportées. Est-ce qu’il est dans un désir pervers, dans une mauvaise utilisation de l’aide sociale, pourquoi ne travaille-t-il pas ? Il a à se justifier. D’où tout l’appareillage médico-social fliqué qui va consister à interroger les gens, à faire des rapports sur eux, à essayer d’évaluer leur désir profond de normalité. Ce n’est même pas une caricature. C’est la description exacte de toutes ces conversations qui ont lieu dans ces commissions sociales d’insertion.

No Pasaran : Vous dites que le contrat thérapeutique souffre d’un paradoxe qui consiste à accepter de soigner un sujet malade à condition qu’il commence d’abord par guérir.
Patrick Declerck
: Lorsqu’on est dans des formes d’hébergement à long terme ( 6 mois, 1 an ), le social oublie paradoxalement tout des notions les plus élémentaires de la psychiatrie. Une dépression, pour autant qu’elle soit traitable, c’est une prise en charge de 6 mois, 1 an, 2 ans. La prise en charge d’un malade alcoolique, c’est plusieurs années dans le meilleur des cas avec des cures, des rechutes. C’est très long, très compliqué. C’est aussi difficile de soigner un alcoolique qu’un héroinomane, il ne faut pas se faire d’illusion. Et tout ce poids, tout ce temps est balayé du revers de la main quand on se trouve en situation d’aide sociale. Là, on dit aux gens : vous allez être hébergé pour 6 mois, cela commence mardi prochain donc, à partir de mercredi matin, l’alcool c’est fini, on se lève à 7 heures, on travaille le matin, on mange à heures fixes, ceci, pour vous guérir. Il est tout de même paradoxal que, comme préalable à l’accès à un traitement, on demande finalement au sujet d’être guéri tout seul avant même de commencer. Si le sujet dysfonctionne, il est refoulé à l’extérieur du dispositif, il est rejeté à la rue. Là, il se dégrade, il recommence… Cela veut dire qu’on a un système qui structurellement vise à refouler les gens dans une précarité et dans une vie à la rue dont ils ne sortent jamais.

No Pasaran : pour revenir à cette question du clochard comme figure de la transgression, vous parlez à ce propos de "choix à payer" comme condition d’équilibre de l’ordre social. Autrement dit, la société fait payer aux clochards leurs transgressions de l’ordre social.
Patrick Declerck
: Oui. Regardez, par exemple, ce qui s’est passé du côté de la réforme du code pénal. Le délit de vagabondage a été supprimé en 92. Très bien. Plus de ramassage obligatoire. Très bien. Que constate-t-on depuis. La prolifération d’une série d’arrêtés municipaux contre la mendicité qui permet à la police municipale de prendre les gens et de les déporter en dehors du centre ville et de les perdre dans la campagne. Ce qu’on a gagné d’un côté, on l’a perdu de l’autre.

No Pasaran : Vous avez, à ce propos, une phrase qui dit : il est nécessaire à l’ordre social que la vie des clochards soient difficiles.
Patrick Declerck
: Oui, parce que la société a peur de créer des vocations. On sait très bien ce qu’est le RMI à Paris. Il permet soit de se nourrir, soit de se loger. Pas les deux. Il est des hôtels dont la vocation est de louer des chambres au mois dont le prix est indexé sur le RMI. Donc, on y laisse tout son RMI. Comment fait-on pour manger ? Il est évident que la discussion sur les montants du RMI est liée à cette question de l’oisiveté "subventionnée". Toujours est-il que dans les centres d’hébergement d’urgence, dans ce bricolage, tous les ans on se repose la question du froid, de l’hiver, de la mise à l’abri, des resto du cœur… Tout cela est très bien mais j’aimerais tout de même rappeler que personnellement je bouffe tous le jours, l’été aussi. Je dors tous les jours, j’utilise les toilettes tous les jours. Qu’en est- il de cette variation saisonnière de l’aide sinon ce que j’appelle de la "charité hystérique" qui consiste à ne penser qu’aux plus pauvres parmi les pauvres quand nous avons froid, lorsque nous sommes dans cette fantasmagorie de Noël ou des intempéries de l’hiver. Lorsque nous sommes en vacances, nous n’y pensons pas, tout va bien, il fait chaud. Sauf que les clochards sont face aux mêmes difficultés toute l’année, ils s’amenuisent tout l’été et meurent aux premiers froids.

No Pasaran : Vous abordez également la notion de relations perverses soignant-soigné ainsi que ce processus répétitif : 1- élaboration d’un processus thérapeutique. 2-mise en œuvre. 3- abandon.
Patrick Declerck
: Souvent, le contrat ou projet thérapeutique s’élabore sur un malentendu. Un malentendu structurel qui part d’une volonté opératoire. On va "faire" quelque chose. On va soigner votre tuberculose, on va trouver des papiers, on va vous mettre au travail. Là encore, on n’analyse pas la dimension symbolique, défensive du discours de surface du type "je voudrais bien retrouver du travail, retrouver un fonctionnement normal, retrouver une famille”. On prend cela pour argent comptant. On ne mesure pas que ce discours de surface du clochard est une monnaie d’échange qui permet une identification du soigné au soignant. Cela permet de "dire" quelque chose. C’est très difficile de dire sa folie, dire sa différence. D’abord, il faut oser l’admettre. Il faut être suffisamment fort, structuré, capable d’admettre qu’on ne peut pas bien vivre. Laissez-moi vous raconter l’histoire de Raymond. Raymond travaillait à Nanterre. Il avait donc été amené par la police dans l’hébergement d’urgence. Puis, il était passé à une forme d’hébergement plus stable au centre. Il travaillait en salle de garde de l’hôpital où il servait. Je le connaissais, j’avais avec lui une relation… pas d’amitié mais de complicité. Un jour, je rentre d vacances, je ne le vois plus. Je pose des questions et l’on me dit : il est mort devant l’hôpital. J’ai voulu, alors, reconstituer son histoire. J’ai retrouvé les documents, les rapports, son dossier pour reconstituer ce qui lui était arrivé. Et, ce qui lui est arrivé, c’est une parabole. Il avait 44 ans, il était gentil, aimable. Il travaillait bien à Nanterre, dans les murs de l’asile, dans les murs de l’institution. Alors, on s’est dit : Raymond, c’est un garçon très bien, il est encore relativement jeune, il n’est pas encore trop abîmé, il doit pouvoir fonctionner dans la société. Donc, on le voit dans les premiers rapports, il est convoqué chez la psychologue, chez le psychiatre, chez le médecin, chez le travailleur social et les rapports tombent : bon pour le service du travail. Parallèlement, on voit que Raymond se doute de quelque chose et il recommence à picoler. On voit donc, ensuite, des rapports contre lui qui a été pris en état d’ivresse, etc… Mais la machine de normalisation est en place et finalement au bout de quelques semaines, on le convoque et on lui dit : Voilà, Raymond, on est très contents de vous, voulez- vous bénéficier d’un stage de formation à l’extérieur qui va vous permettre d’aller vivre dans la société. Qu’est-ce qu’il dit Raymond ? Il dit : Oui, merci Madame, merci beaucoup, très honoré. Qu’est-ce que vous voulez qu’il dise : non, je suis trop fou, trop taré, trop faible pour pouvoir supporter autre chose que la vie asilaire ? Non, cela ne lui est pas possible, alors il dit : oui, merci beaucoup. On l’envoie en stage. Cela dure 48 heures et il casse tout lien. Il quitte l’institution. Il retourne dans la rue et on le retrouve ramassé par la police, enregistré du côté "clochard gravement alcoolisé" et on le retrouve quelques semaines plus tard, mort de froid dans l’abri-bus, devant l’hôpital de Nanterre à 15 mètres de l’entrée. Voilà l’histoire d’un homme qui, en quelque sorte a été "assassiné pour son bien" par des gens de bonne volonté et la République est sauve.
Propos recueillis et transcrits par Fioul
*du latin res qui signifie la chose