vendredi 14 novembre 2008

UNE SI LONGUE RETRAITE.

Nº2297. SEMAINE DU JEUDI 13 Novembre 2008.
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Face à la vague libérale venue de l'Ouest au début des années 1980, la gauche réformiste n'a jamais réussi à opposer un projet idéologique cohérent... et vraiment de gauche.

C'était l'époque où François Hollande se passionnait plus pour l'économie et la fiscalité que pour les motions de congrès. Au début des années 1990, le jeune député socialiste de la Corrèze a une idée assez simple. Puisque les taux d'intérêt sont à la hausse, pourquoi ne pas mettre en place un système de prêts bonifiés destinés aux entreprises ? Prudent, conscient aussi de ne pas être en odeur de sainteté auprès du ministre des Finances, il demande à un vieux routier du groupe socialiste, Jean Le Garrec, d'aller porter à Bercy cette proposition qui, pour être innovante, n'a rien de révolutionnaire.
Lorsqu'il la découvre, Pierre Bérégovoy lève pourtant les bras au ciel. C'est chez lui comme un cri du coeur : «Mais vous voulez donc revenir à l'économie administrée !»
Qui dira la longue retraite de la gauche de gouvernement, ce renoncement progressif, cette défaite de la pensée, au cours de trente années, dominées par l'idéologie libérale et soldée, dans le fracas d'une crise financière d'ampleur inégalée, lors de l'octobre noir de l'année 2008 ?
Pierre Bérégovoy, pour cela, est une butte témoin qui dit, en amont, des rêves de rupture oubliés et, en aval, une reconstruction intellectuelle, jamais vraiment engagée. Entre 1979 - congrès de Metz, ce concentré absolu du mitterrandisme pur et dur - et 2008 - réécriture de la déclaration de principe du PS, sorte de texte à l'eau de rose, voté à l'unanimité, y compris par Jean-Luc Mélenchon -, il y a eu des révisions déchirantes, des colmatages, des compromis plus ou moins honorables, scandés par des réformes qui ponctuellement peuvent être à l'honneur de la gauche (35 heures, RMI, CMU...). Mais on attend encore la refonte du logiciel intellectuel.
C'est le drame des réformistes français. L'explication aussi de leur incapacité à gouverner durablement. Ils savent ce qu'ils ne sont plus. Ils ignorent ce qu'ils sont devenus.
Pour comprendre, il faut remonter à l'origine de leurs maux.
Lorsqu'en 1981, derrière François Mitterrand, ils accèdent enfin au pouvoir, pour la première fois sous la Ve République, ils ont déjà perdu.
Ils croient monter à l'assaut d'un mur, celui de l'argent et du capitalisme. Ils ne voient pas une vague qui déferle, venue de l'Ouest. 1979, Margaret Thatcher. 1980, Ronald Reagan. Le Premier ministre britannique et le président américain sont l'expression politique d'une contre-réforme. Il ne faut pas plus de deux ans pour qu'en France la messe soit dite. Face aux contraintes européennes, pas de rupture possible.
Quand François Mitterrand et ses amis se réveillent, il est déjà trop tard. Le monde a changé. Même le compromis keynésien, cher aux sociaux-démocrates de la vieille école, n'est plus guère de saison. Peu de marges, pas de base de repli. La crise est là et la gauche est nue.
Son seul projet ? Durer !
Le piège semble imparable. Pour résister - pour conserver ! -, il faudrait savoir moderniser l'Etat régulateur, issu des combats de l'après-guerre. Mais pour cela, les socialistes au pouvoir manquent à la fois de bases politiques, de volonté et d'idées neuves. Au fond, ils n'ont pas grand-chose à opposer à la vulgate libérale qui se diffuse à bas bruit dans le monde intellectuel et médiatique plus encore que dans l'univers politique de la droite.
La puissance publique ? C'est le mal.
L'individualisation systématique des protections sociales ? C'est le bien.
Haro sur le prélèvement et la redistribution, bref sur tous les instruments classiques de la régulation.
Performance, profit, flexibilité : face à ces mots qui montent et préfigurent une époque, François Mitterrand s'essaie, avec dextérité, au petit jeu de la triangulation. Il les reprend à son compte, en y ajoutant celui qui marque la dernière spécificité de la gauche : protection. C'est court mais ça marche. Sur le plan électoral, tout au moins. Mais à quel prix ! La présidentielle de 1988 est un triomphe conservateur. «Ni nationalisation ni privatisation.» Le candidat de la «France unie» est surtout celui de la France «ni-ni». La «parenthèse», inventée, un peu plus tôt, par Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, recouvre un vide idéologique sidéral.Le moment «Béré» en est la conclusion logique. Gouvernement de gauche. Politique libérale. Le tout sous le signe de l'Europe.
Ce moment a ceci de fascinant qu'il est chimiquement pur dans l'histoire d'une gauche qui ne sait plus où donner de la tête. Le mur de Berlin est tombé. C'était le vestige d'une espérance révolutionnaire dévoyée. Le traité de Maastricht est voté, d'une courte tête, tandis que l'électorat populaire poursuit sa sécession. C'est, par nature, un compromis qui souligne, au plan européen, l'affaiblissement du projet social- démocrate, dans un rapport de force où prédominent les contraintes géopolitiques issues de la réunification allemande. La première guerre du Golfe, enfin, est en route, sous direction américaine. C'est l'acte de décès des dernières illusions d'un certain tiers-mondisme.
En France, la synthèse socialiste, celle des fondations d'Epinay en 1971, se délite logiquement. Jean-Pierre Chevènement, en quittant le PS, signe l'échec d'une refondation républicaine qui se voulait une des rares tentatives de reconstruction d'un logiciel idéologique digne de ce nom. Trop petit, trop dur, trop sectaire. Tout cela surtout ne trouve aucun appui au sein des deux tribus qui ont longtemps structuré la gauche réformiste et dont le gouvernement Bérégovoy est l'expression achevée. D'un côté, la première gauche, de culture mitterrandiste, qui ne pense plus rien mais qui contrôle l'essentiel de la machine PS et truste les principaux postes gouvernementaux. De l'autre, la seconde gauche, d'essence rocardienne, qui domine, au moins culturellement, les cabinets ministériels et les entourages politiques, dans une version un tantinet technocratique.A l'épreuve du pouvoir, les uns se sont épuisés, tandis que les autres oubliaient ce qui avait longtemps fait leur principale richesse : un lien avec le mouvement social, de vrais relais syndicaux, via notamment la CFDT, bref une capacité à changer la société et non pas seulement à gérer l'Etat et ses dépendances. «Vive la crise !», lancé en 1984 par un ami de la famille, Yves Montand, dans une émission télé à grand spectacle, ce mot d'ordre était une invitation à l'imagination et à la régénérescence.
Une décennie plus tard, alors que ladite crise perdure, elle sonne comme un appel à la résignation. La déroute des législatives de 1993 est au bout du chemin. C'est une défaite politique, morale et intellectuelle. La gauche de gouvernement s'en est-elle jamais remise ?Tout est rafistolage depuis cette humilation dans les urnes qui marque la fin des années Mitterrand, sur fond de libéralisme échevelé. C'est une retraite de rustines, sans débouchés réels, sur le plan idéologique. Quinze ans pour rien ? Au PS, canal Solférino, à coup sûr. Peu d'expertise, pas d'études, des motions de coin de table. Les rares innovations sont des intuitions personnelles, plus ou moins maîtrisées. DSK et «le socialisme de la production», dans un livre audacieux mais qui n'est jamais allé plus loin. Laurent Fabius et une autre conception de l'Europe, dans une campagne référendaire en forme d'impasse.
Ségolène Royal, enfin, son «ordre juste» ou sa «démocratie participative»_, dans une aventure présidentielle aux allures de brouillon. Autant de traces sur le sable pour un socialisme échoué sur la plage.L'expérience Jospin (1997-2002), dans ce contexte, apparaît comme le pendant du moment Bérégovoy. Elle dit tout parce qu'elle fut à la fois longue, sérieuse - et cruelle à la fin. Elle est dominée par le refus de la théorisation, en dépit de l'usage répété du mot «régulation». Un peu comme si celui qui, à Matignon, était aux manettes avait compris d'instinct que cette opération-là était vouée à l'échec. A moins qu'il n'ait craint qu'elle soit lourde de trop de révisions. Ce silence jospiniste dans l'action préfigurait la sécheresse résignée d'une campagne sans ressort et le laconisme du décryptage, après coup, des causes de l'échec. Il est d'autant plus significatif qu'il coïncide avec le déploiement, sans complexe, du projet «social-libéral» de Tony Blair.
La gauche réformiste, en France, à l'image de Lionel Jospin, l'a commenté, le plus souvent pour le critiquer, mais sans jamais lui opposer, autrement que dans ses marges, un contre-projet cohérent. «Oui à l'économie de marché, non à la société de marché» : comme réponse au blairisme, c'est un peu court. Le résultat est qu'on a vu les mêmes stigmatiser au pouvoir «les étatolâtres» et «les dépensophiles», avant d'aller expliquer, dans l'opposition, que le libéralisme - rebaptisé «ultra-libéral» pour la beauté de la démonstration - devait être combattu frontalement.
Ces contorsions, signées Laurent Fabius, sont, dans une moindre mesure, celles de tous les socialistes, à quelques exceptions près. La critique formelle du libéralisme - Bertrand Delanoë est le dernier en date à en avoir fait la démonstration, avec un art consommé du contre-temps - est comme un sparadrap au bout des doigts. Il colle d'autant mieux qu'il a longtemps servi à camoufler l'essentiel, c'est-à-dire un grand vide idéologique. Le pire, au moment où s'épuise la contre-réforme née à la fin des années 1970, serait qu'il reste comme la manifestation d'un échec, l'expression d'un remords et le signe d'une incapacité à passer à la suite, justifiant, du même coup, le titre d'un récent opus de Lionel Jospin : «l'Impasse».
François Bazin.Le Nouvel Observateur.

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