DEBAT :
Jean-Marc Ferry.L'Allocation universelle.
Diffusion des automatismes, tertiarisation des emplois, délocalisation des activités, mondialisation des marchés, intensification de la concurrence internationale : telles sont les données relativement nouvelles de l’économie, auxquelles font écho de récentes inquiétudes sur la société. Le sens du travail change, le puissant intégrateur qu’il était jadis s’effrite, et l’on se demande comment accompagner la grande transition : comment assurer nos sociétés contre les risques que l’exclusion fait courir à la cohésion sociale et à la civilisation elle-même ? Autre interrogation, plus technique, touchant à l’articulation entre les procès de production et de répartition : comment anticiper l’éclatement du circuit d’économie monétaire dans nos économies en voie d’automatisation ? L’idée d’un revenu primaire inconditionnel – qu’on l’appelle « revenu de base », « revenu d’existence », « revenu de citoyenneté » ou « allocation universelle » – répond à cette double préoccupation. C’est l’idée d’un revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence. Même si la reprise se confirme, la croissance économique ne créera pas plus d’emploi que de chômage. Elle n’apportera par elle-même aucune solution à l’exclusion sociale. Ce qui fait l’originalité de la crise actuelle appelle alors à réfléchir sur un nouveau paradigme de la répartition : distribuer un revenu de base à tous les citoyens, quelle que soit leur situation dans la production : riches ou pauvres, actifs ou chômeurs, étudiants, femmes au foyer ou retraités. En dépit des idées reçues, il existe un lien positif entre l’instauration d’un droit au revenu et la restauration du droit au travail. Deux considérations à l’appui de cette thèse : L’instauration d’un droit indépendant au revenu, du moment qu’il ne s’agit jamais que d’un revenu de base, diminuera l’angoisse liée à une précarité croissante des emplois, sans pour autant supprimer l’incitation à travailler et à entreprendre. Au contraire : la motivation sociale s’en trouvera plutôt réactivée. à l’heure où la condition salariale entre en crise, une telle innovation favorisera l’essor d’un secteur d’activités non mécanisables, moins vulnérables aux mutations techniques et aux aléas des marchés mondiaux, que celles qui résultent d’une organisation conventionnelle du travail-emploi. C’est l’idée d’un secteur quaternaire d’activités personnelles dont le développement peut ouvrir la perspective d’où le droit au travail cesserait d’être une hypocrisie.
http://users.skynet.be/sky95042/4_jmf3.htmlDiffusion des automatismes, tertiarisation des emplois, délocalisation des activités, mondialisation des marchés, intensification de la concurrence internationale : telles sont les données relativement nouvelles de l’économie, auxquelles font écho de récentes inquiétudes sur la société. Le sens du travail change, le puissant intégrateur qu’il était jadis s’effrite, et l’on se demande comment accompagner la grande transition : comment assurer nos sociétés contre les risques que l’exclusion fait courir à la cohésion sociale et à la civilisation elle-même ? Autre interrogation, plus technique, touchant à l’articulation entre les procès de production et de répartition : comment anticiper l’éclatement du circuit d’économie monétaire dans nos économies en voie d’automatisation ? L’idée d’un revenu primaire inconditionnel – qu’on l’appelle « revenu de base », « revenu d’existence », « revenu de citoyenneté » ou « allocation universelle » – répond à cette double préoccupation. C’est l’idée d’un revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence. Même si la reprise se confirme, la croissance économique ne créera pas plus d’emploi que de chômage. Elle n’apportera par elle-même aucune solution à l’exclusion sociale. Ce qui fait l’originalité de la crise actuelle appelle alors à réfléchir sur un nouveau paradigme de la répartition : distribuer un revenu de base à tous les citoyens, quelle que soit leur situation dans la production : riches ou pauvres, actifs ou chômeurs, étudiants, femmes au foyer ou retraités. En dépit des idées reçues, il existe un lien positif entre l’instauration d’un droit au revenu et la restauration du droit au travail. Deux considérations à l’appui de cette thèse : L’instauration d’un droit indépendant au revenu, du moment qu’il ne s’agit jamais que d’un revenu de base, diminuera l’angoisse liée à une précarité croissante des emplois, sans pour autant supprimer l’incitation à travailler et à entreprendre. Au contraire : la motivation sociale s’en trouvera plutôt réactivée. à l’heure où la condition salariale entre en crise, une telle innovation favorisera l’essor d’un secteur d’activités non mécanisables, moins vulnérables aux mutations techniques et aux aléas des marchés mondiaux, que celles qui résultent d’une organisation conventionnelle du travail-emploi. C’est l’idée d’un secteur quaternaire d’activités personnelles dont le développement peut ouvrir la perspective d’où le droit au travail cesserait d’être une hypocrisie.
L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse ?
(Conférence. Jean-Marc Ferry).
(Conférence. Jean-Marc Ferry).
Plaidoyer pour l’allocation universelle
ou la nécessaire reconnexion de l’économie au social
L’idée de l’allocation universelle m’est venue il y a une quinzaine d’années, alors que je rédigeais un rapport sur les conséquences de la robotisation du secteur industriel sur l’emploi. Je ne connaissais pas encore le terme d’allocation universelle. D’autres penseurs, à la même époque, avaient développé cette idée et peu après l’apparition de mon article dans la revue Esprit, Philippe van Parijs m’avait envoyé un dossier où il m’expliquait sa vision de l’allocation. Nos avis divergeaient sur certains points, mais nous étions d’accord sur l’idée d’un droit inconditionnel à un revenu versé à chacun, indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, chômeur, étudiant, retraité, femme au foyer, banquier ou autre. L’idée, qui n’a d’abord eu aucun écho, est montée en puissance ces derniers temps avec les problèmes liés à l’exclusion.
Selon les auteurs, l’allocation universelle est chargée d’attributs différents. Elle peut être conçue comme un revenu de base, comme un revenu d’existence, ou encore comme un revenu de citoyenneté.
L’allocation - revenu de base
L’allocation universelle vue comme un revenu de base repose sur l’idée d’un revenu disponible garanti destiné à asseoir concrètement une certaine liberté de l’individu. Cette allocation permettrait en effet à chacun de choisir sa vie de manière plus indépendante dans la mesure où elle détend la contrainte de travail, liée à celle du revenu. Pratiquement, grâce à ce socle inconditionnellement attribué, chacun pourrait opter entre les différents types d’activités – lucrative, bénévole, privée – ou même pour la non-activité. Il ne s’agit toutefois là que d’une conception minimale de l’allocation universelle. En effet, vue comme un revenu de base, d’un montant voulu modeste, elle ne supprime pas la contrainte de travail mais l’assouplit légèrement. Les promoteurs de cette vision de l’allocation, comme Philippe Van Parijs, ne proposent en effet de verser que de faibles sommes car, selon eux, l’allocation universelle ne doit pas remplacer les prestations sélectives de l’État social. L’allocation universelle ne viendrait que s’ajouter au revenu disponible dont elle ferait intégralement partie parce qu’elle ne serait pas imposée fiscalement.
L’allocation - revenu de citoyenneté
À la conception de l’allocation universelle comme revenu de citoyenneté correspond une demande politique originale, l’idée étant que la solidarité ne doit pas simplement s’exercer au moment où nous en avons besoin (après la perte de l’emploi) mais qu’elle doit être au contraire constamment présente. Selon ce principe de solidarité continue concrétisé par le revenu de citoyenneté, l’État dont nous sommes les ressortissants devrait rendre inconditionnel le revenu propre à autoriser matériellement notre participation à la vie sociale. L’Allocation vue comme un revenu de citoyenneté est donc une conception nouvelle de la solidarité qui s’exerce a priori et automatiquement et non plus a posteriori et sur demande. Ce droit au revenu doit en outre être indépendant du droit au travail. c’est-à-dire qu’il doit se concrétiser par un versement automatique, égalitaire et universel.
L’allocation - revenu d’existence
C’est autant sur fond des droits civiques que des droits sociaux que s’élève la réclamation d’un droit inconditionnel à l’allocation universelle vue comme un revenu d’existence. Ce revenu, assuré quelles que soient les aptitudes du système économique à pourvoir les demandes d’emplois, est un facteur d’intégration sociale. Il répond donc aux problèmes liés à la déconnexion de l’économie par rapport au social.
Un impératif de solidarité
Ces trois visions ne sont pas contradictoires car aucune d’elles ne remet en cause la base de l’allocation universelle, à savoir l’octroi d’un revenu minimum, fondé sur le principe que tout individu a un droit absolu au revenu et que ce droit ne doit pas être totalement conditionné par l’accès à l’emploi. En outre, l’allocation universelle se justifie par un impératif de solidarité que la société doit à chacun de ses membres, non pour leur éviter de mourir de faim ou de froid, mais plutôt pour les aider à atteindre un équilibre psychologique face aux aléas économiques et à la précarité sociale.
Une économie naguère intégratrice
Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, un rappel historique est nécessaire. Au XlXe siècle, le concept de société civile exprimait l’idée d’une dynamique civilisatrice de l’économie de marché. Vers la fin du XIXe siècle, il était devenu clair que désormais les individus devraient passer par l’école pour s’insérer dans la société. Celle-ci était alors tirée en avant par l’industrialisation et cela créait une certaine confiance dans les capacités intégratrices de l’économie.
Cependant, deux écoles s’opposaient. Les libéraux pensaient que l’économie conserverait ses capacités intégratrices et qu’il n’y aurait pas de chômage involontaire, l’idée étant que s’il y avait une grande flexibilité dans les salaires, il y aurait toujours une offre de travail à salaire assez bas pour inciter l’entrepreneur à offrir un emploi supplémentaire. De l’autre côté, les marxistes attribuaient ces capacités au fait qu’une socialisation des moyens de production permettrait de donner du travail à tous dès lors que les énergies seraient canalisées par un plan de production et non plus orientées par le marché. En réalité, la contrainte du travail a été durement organisée des deux côtés, du côté libéral sous un régime d’exploitation économique et du côté marxiste sous un régime de répression politique. Dans les deux cas, l’économie est parvenue à intégrer les individus, même si, au début, l’intégration s’est faite de manière violente.
La relance keynésienne dans des États souverains
Par la suite, dans le camp occidental, c’est le développement de l’État social qui a assuré le rapport fonctionnel de l’économie à la société. La grande crise des années trente avait permis d’accréditer l’analyse marxiste des contradictions du capitalisme mais elle avait aussi permis de mettre à l’honneur les thèses anticycliques que Keynes avait formulées à l’encontre des recettes néo-libérales. Keynes préconisait en effet une augmentation des dépenses publiques pour relancer l’économie. Après la seconde guerre mondiale, l’État social a pu se développer dans le monde occidental sur une base keynésienne : au cours de la période d’après-guerre et des "Trente glorieuses", il suffisait en effet de relancer la demande pour dynamiser la production et l’emploi, alors que le taux de pénétration des économies nationales dans l’économie mondiale restait assez faible. À cette époque, on pouvait encore valablement raisonner en termes d’économie nationale ; l’économie restait subordonnée au politique et l’État pouvait prétendre dompter le marché sans en briser les mécanismes. L’emploi national restait d’autre part lié à la production nationale, et les États nationaux maintenaient leur souveraineté sur la création monétaire tout comme sur la politique budgétaire ou sur les taux d’intérêt. Les États nationaux étaient donc, on le voit, souverains et puissants dans le domaine de l’économie.
L’impasse d’une relance
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cet ensemble qui était favorable à l’intégration sociale par l’économie s’est effondré. Non seulement la croissance de la production a largement chuté, mais elle n’est plus autant pourvoyeuse d’emploi qu’autrefois. Ce fait inquiétant tient à deux raisons : d’une part, la production intérieure s’automatise dans tous les secteurs et, d’autre part, la production nationale se délocalise. Ces deux phénomènes expliquent la perte du lien positif entre la production et l’emploi. Cela relativise également du même coup l’efficacité d’une relance keynésienne de l’économie. Quant à une relance tentée à l’échelle d’un seul pays (comme ce fut le cas en France avec le gouvernement socialiste en 1981), elle se briserait sur le mur des pays à monnaie forte ou stable. Car pour défendre leur économie, ces pays, en l’absence d’un système monétaire international à taux de change fixe (qui s’est écroulé en 1971), doivent faire pression sur les organismes supranationaux comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou le Groupe des 7 (G7) afin que ceux-ci imposent la résorption des dettes et des déficits publics. Cela équivaut à engager une déflation mondiale qui ne serait pas compensée, au niveau international, par des mécanismes de redistribution.
Récession concertée et dumping social
Ainsi, au lieu d’une relance concertée, c’est une récession concertée qui se produit. Ce phénomène se double d’une régression sociale. Ses responsables invoquent le contexte de la concurrence internationale marquée par la montée en puissance des nouveaux pays industriels, en particulier dans l’Asie du sud-est et l’Amérique latine. Ces pays affirment ouvertement qu’ils entendent combler leur retard industriel par le dumping social : ils peuvent produire avec des coûts de main-d’œuvre extrêmement bas parce que l’exploitation du travail y est plus intense que chez nous et parce qu’ils ne connaissent pas autant de charges sociales qui, dans nos pays, permettent de financer l’État social. Ce dumping social provoque donc un phénomène de concurrence déloyale qui, selon certains, ne pourra être enrayé qu’en flexibilisant l’économie et en programmant la déprotection sociale : cela se fait déjà ouvertement aux États-Unis, mais pas encore en Europe de l’Ouest. On assiste au passage du welfare state au workfare state.
Une économie qui perd sa finalité
L’ensemble des éléments négatifs qui viennent d’être évoqués ne sont pourtant pas des fatalités liées à l’automatisation, à la délocalisation et à la mondialisation, mais ils se combinent pour opérer le retournement de l’économie contre la société où le lien entre la croissance et l’emploi n’est plus assuré. C’est la déconnexion de l’économie, la perte de son caractère intégrateur. Depuis une dizaine d’années, l’économie devient, selon une expression que j’emprunte à Marx, une "abstraction réelle" c’est-à-dire qu’elle se déconnecte de la société. Elle dévitalise le social et, en même temps, elle échappe de plus en plus au contrôle politique. C’est elle qui vient, même dans le secteur public, substituer sa régulation, à savoir celle du marché, à celle, politique, de l’État. L’économie perd ainsi totalement sa finalité sociale puisque, livrée à ses seuls indicateurs de profit, son but n’est plus de satisfaire des besoins mais de conquérir des marchés.
Raisonnement par l’absurde
Du fait de cette déconnexion inquiétante de l’économie par rapport à la société, il est devenu urgent d’introduire un système d’allocation universelle considéré comme revenu de citoyenneté. Imaginons un instant le processus actuel de l’automatisation et de la délocalisation porté à son extrême limite. Dans ce cas de figure fictif, toute la production du territoire national est automatisée, tandis que la production nationale non automatisée est réalisée à l’étranger. L’entreprise cesse d’être le centre de la production et de la répartition de la richesse, générée sous forme de revenu monétaire. En effet, dans cette situation. l’entreprise nationale ne verse plus de salaires mais uniquement des dividendes à ses actionnaires, et la population nationale n’est plus mise au travail pour assurer la production nationale car celle-ci n’a plus besoin d’emploi national. Les compétences d’emploi dont la production nationale peut encore avoir besoin se résument à des compétences pointues et à des activités immatérielles de conception, de communication ou d’imagination.
Dans cette hypothèse, on se retrouve coincé entre deux options insatisfaisantes : le chômage brutal ou le chômage déguisé. Soit on dégraisse brutalement en mettant la plupart des gens au chômage et on fait jouer l’aide sociale jusqu’à ce que les caisses de l’État soient vides, soit on maintient des emplois sur des postes auxiliaires de surveillance et de maintenance ainsi que des emplois de service que l’on peut, certes, multiplier en nombre, comme on le fait au Japon, mais dont on peut aussi se dispenser.
Des réponses politiques inadéquates
Ce sont là les deux options possibles dans la logique qui prévaut aujourd’hui, mais la situation, vue sous cet angle, est particulièrement déprimante, puisqu’il ne serait pas plus nécessaire économiquement de maintenir ces emplois que de les supprimer. Une telle situation créerait à coup sûr un malaise général dû à l’absence du sentiment d’utilité sociale. Or, ce n’est pas la réalité économique elle-même qui est déprimante, ce sont les réponses politiques formulées face à des phénomènes comme la délocalisation et l’automatisation croissantes. Face à cela, les stratégies de réponse sont généralement axées dans deux directions. Certains proposent la flexibilisation de l’emploi, flexibilisation qui peut se traduire par le partage du travail. Cette dernière solution peut s’avérer positive mais peut aussi masquer les processus mêmes de flexibilisation. D’autres pensent plutôt à la formation professionnelle.
Concrètement, les États-Unis mettent très fortement l’accent sur la flexibilisation alors que l’Union européenne équilibre ce volet par la formation professionnelle. Cette double réponse, contenue dans le Livre blanc pour la compétitivité et l’emploi de l’Union Européenne, mérite d’être décodée. Car derrière la devanture rhétorique du partage du travail et des gisements d’emploi, ces stratégies reposent sur la conviction que les emplois sont à grappiller sur les aspérités du mur qu’oppose désormais le système de production aux offres de travail, de plus en plus sélectives dans des secteurs de pointe. De plus, on voit poindre en filigrane le désir d’un homme nouveau, mobile, intelligent, souple, adaptable, sans lequel l’Occident de demain ne pourra pas s’en sortir. C’est ce qui se passe déjà aux États-Unis.
L’allocation universelle, seul pendant au système américain
L’allocation universelle, en tant que nouvelle source exogène de revenu, constitue techniquement une solution de rechange à ces idéologies dures d’origine américaine. En dehors de cette solution, il n’y a pas de modèle européen qui tienne. Au lieu de plier la société à l’économie, il semble, au vu de tout ce qui précède, que seul un transfert d’argent sans contrepartie pourrait permettre de redéployer l’économie vers des activités socialisantes. Pour cela, il faut que I’État intervienne à nouveau pour reformer le circuit d’économie monétaire à la place de l’entreprise en versant aux ménages une allocation universelle. Après la seconde guerre mondiale, c’était bien grâce à la redistribution de l’État social, sous forme d’allocation sans contrepartie, que le capitalisme avait pu retrouver un second souffle par la reprise de la consommation des ménages. L’allocation universelle se situe dans la mouvance de ce phénomène et elle finira sans doute par constituer une alternative logique au chômage structurel. D’un point de vue purement fonctionnel, une telle allocation permettrait à l’économie de se recentrer sur sa base sociale en la tournant à nouveau vers le marché intérieur, tout au moins pour la part de revenu qui lui correspond.
Modifier la perception du chômage
L’allocation universelle inaugure donc la solution qui permettrait au circuit d’économie monétaire de continuer à tourner même si la production mondiale était entièrement automatisée. Elle peut également être appelée à fournir le revenu permettant d’absorber la grande production au cas où celle-ci cesserait de distribuer les revenus formant ses propres débouchés. Cette crise est actuellement latente et ira en s’accentuant si les entreprises continuent à appliquer de manière dure les principes du libéralisme. Psychologiquement et politiquement, il semble presque impossible de maintenir une population sous un statut de chômeur à temps partiel. C’est pourtant bien ce qui risque d’arriver. Pour tenter d’éviter cette issue, il faut donc recourir au droit qui fournit un fondement au social et qui, par l’instauration d’un revenu de citoyenneté, pourrait modifier la perception du chômage. Dans cette optique, le chômeur de longue durée n’aurait plus à se considérer comme quelqu’un qui vit de l’aide sociale ou aux frais des travailleurs : il serait transformé en celui qui passe d’un revenu d’emploi à un revenu de base auquel il a droit de toute façon en tant que citoyen. Et, même s’il reste chômeur de longue durée, il n’en demeure pas moins que, d’une part, l’allocation universelle créerait une plus grande égalité entre lui et les membres de sa famille par exemple et que, d’autre part, l’allocation universelle lui permettrait de se présenter plus facilement comme un offreur de travail car, grâce à elle, il aurait moins le couteau sur la gorge et il pourrait aussi se lancer plus aisément dans un projet de création d’entreprise.
Pour développer des activités non mécanisables
C’est en cela que l’allocation universelle pourrait permettre le redéploiement de l’économie vers des activités socialisantes. Elle pourrait en effet servir à favoriser le décollage de secteurs d’activités non mécanisables (eux seuls échappant à l’automatisation), personnelles et autonomes. C’est ce que j’appelle le secteur d’activités quaternaires. En regard de considérations historiques (tout le monde a contribué au progrès et il n’est pas juste que seule une minorité profite des avantages qu’il a générés), il semble logique que l’allocation universelle soit financée par des prélèvements sur les entreprises. À long terme, on peut escompter que l’allocation universelle ne se limitera pas à être un revenu social, mais qu’elle sera aussi un investissement économique à part entière. En effet, si l’on suppose le développement du secteur quaternaire, la question de l’investissement économique s’avérera centrale puisque cet investissement devra anticiper sur les revenus à venir de ce secteur. L’idée est que l’allocation universelle est un filet qui permettra à l’individu de prendre quelques risques financiers, dans la mesure où elle permettra de réduire la précarité sociale. Les banques pourraient en ce sens jouer un grand rôle dans ce processus en favorisant le crédit. De manière générale, on peut dire que l’Europe pourrait servir de laboratoire dans le développement du quaternaire.
En conclusion, je ne milite pas pour l’allocation universelle en soi, mais en relation avec des finalités de participation et d’intégration sociale. Ces finalités doivent se concrétiser par l’émergence d’un secteur d’activités quaternaires, réparties dans tous les domaines pour autant qu’elles ne soient pas mécanisables et qu’elles soient intrinsèquement personnelles. Il serait pourtant illusoire de croire que l’allocation universelle, si élevée fût-elle, permettrait de redéployer à elle seule l’économie vers le quaternaire. Il faudrait un appui politique très fort qui permette de sanctuariser fiscalement les activités liées à ce secteur, d’encourager les banques à en favoriser l’essor et de pousser les médias à parler de ces expériences nouvelles.
L'immoralité de l'allocation universelle. Le texte d’Alain Wolfesperger
On appelle "allocation universelle" une somme d'argent périodiquement versée par l'Etat à chacun des membres de la société considérée sans aucune condition relative à ses revenus, ses besoins, l'exercice ou la recherche d'une activité économique (notamment salariée), la nature de ses relations (maritales, par exemple) éventuelles avec d'autres personnes, etc. En fait, dès que la société considérée n'est pas l'ensemble de la communauté humaine dans le monde, il y a au moins une condition de nationalité ou de résidence à remplir pour y avoir droit (d'où le nom de "revenu de citoyenneté" que certains, comme le philosophe Jean-Marc Ferry, lui donnent). On pourrait certes soutenir que l'universalité qui apparaît explicitement dans la manière de désigner l'allocation implique cette inconditionnalité quasi-parfaite mais on pourrait aussi imaginer que tout le monde n'ait droit à quelque chose que sous certaines conditions. C'est pourquoi, si ceci n'avait pas l'inconvénient d'alourdir encore la formule, il serait préférable de parler systématiquement d'allocation universelle inconditionnelle car cette caractéristique est essentielle.
On donne aussi à cette allocation universelle (ou AU dans ce qui suit) les noms de revenu de base, revenu d'existence, dividende social, etc. mais je m'en tiendrai à l'appellation la plus courante dans notre pays.
Concrètement on peut imaginer que cette allocation universelle prenne la forme d'un chèque que, jusqu'à la fin de ses jours, chacun recevrait à son domicile ou d'un versement fait automatiquement sur son compte en banque au début de chaque mois sans avoir à faire rien d'autre que d'avoir un jour signalé sa qualité de citoyen ou de résident du pays considéré.
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"AU" et "projet d'AU".
J'appelle "projet d'AU" l'ensemble des mesures que l'Etat envisagerait de prendre de manière intégrée et simultanée par rapport à la mise en place de l'AU. Ainsi l'AU ne serait que la pièce maîtresse d'une politique de portée plus générale. J'insiste sur l'importance de faire porter la discussion sur l'ensemble du projet en ce sens et pas seulement sur les avantages et les défauts de l'AU considérée isolément. Plus précisément un projet d'AU doit comporter les trois types d'information suivants:
1. Il faut d'abord spécifier ce que l'on ajoute et ce que l'on fait disparaître non seulement dans le dispositif actuel d'intervention de l'Etat en matière d'aide sociale au sens large mais encore dans l'ensemble des mécanismes politiques, économiques et sociaux qui caractérisent le fonctionnement actuel de la société. Il importe, autrement dit, de définir, pour employer une formule modeste pour désigner une politique qui pourrait être de grande ampleur, les "mesures d'accompagnement" de la mise en place de l'AU. Il ne s'agit pas seulement de donner la liste des diverses allocations publiques actuellement distribuées auxquelles l'AU se substituerait. Il faut aussi préciser si une institution comme le SMIC sera ou non conservée, si la place officiellement reconnue au syndicalisme sera revue, si la garantie d'emploi dont jouissent les fonctionnaires sera maintenue, si la constitution ne devrait pas être modifiée dans un sens restrictif en ce qui concerne la possibilité du gouvernement et du parlement d'intervenir dans le fonctionnement du système économique, etc. Pour nombre de ses paertisans, en effet, Le projet d'AU n'a pas la nature d'une réforme de détail et encore moins d'un gadget technocratique supplémentaire dans le dispositif d'intervention de l'Etat dans l'économie. C'est le moyen essentiel de transformer profondément l'ensemble du système social. Il est destiné à ouvrir une voie inédite vers la "bonne société" en proposant un dépassement de la classique opposition capitalisme-socialisme dont personne ne voit plus aujourd'hui la signification depuis la déconfiture non seulement du communisme mais aussi de la social-démocratie traditionnelle. Evidemment toutes les personnes séduites par l'AU ne sont pas obligées d'envisager des perspectives aussi grandioses et des changements aussi profonds. Mais c'est chez ceux qui y voient l'occasion d'une sorte de substitut de l'improbable révolution auxquels ils continuent de rêver que le projet d'AU révèle le mieux ses aspects les plus significatifs.
2. A côté des mesures d'accompagnement l'autre aspect important du projet d'AU à bien préciser concerne le montant prévu de l'allocation. Ce n'est évidemment pas une question de détail. Il est clair que, selon que son niveau permettrait ou ne permettrait pas de vivre "correctement" (selon les normes actuelles) sans autres ressources, l'AU n'aurait pas du tout la même portée et donc le même sens. De plus cette question est évidemment liée à la suivante.
3. Le troisième élément du projet d'AU est constitué par le financement du prélèvement. En principe, tout revenu ou toute autre base choisie pour l'imposition des ressources des individus devrait faire l'objet d'un prélèvement dès le premier franc puisque l'AU tient lieu d'abattement à la base. En dehors de cela la question de savoir quels seront la base et le barème des impôts reste ouverte. Elle est parfois négligée comme s'il ne s'agissait de recourir pour cela qu'au système fiscal actuel sans modification (au moins de structure) ou, pis, comme si c'était à une sorte de "free lunch" que l'on avait affaire. En sens inverse on peut citer le cas de l'économiste britannique Atkinson qui, dans son livre, Public Economics in Action, indique nettement qu'il retient l'hypothèse où l'AU est associée à un impôt sur le revenu à taux constant (ce qui serait déjà une vaste réforme par elle-même) ou celui du philosophe van Parijs qui spécifie la nature du volet fiscal du projet en raison du lien logique existant entre le fondement de l'AU et le type de prélèvement à effectuer. Je reviendrai plus en détail sur ce point.
Je me contente pour le moment de souligner qu'il existe naturellement de multiples réponses et de combinaisons de réponses aux trois questions des mesures d'accompagnement, du montant et du mode de financement de l'AU. Chacun peut avoir sa préférence sur chacune de ces réponses. Mais l'important est qu'elles soient clairement explicitées si l'on veut échapper à toute ambiguïté. C'est précisément parce que cela n'est pas toujours fait avec soin que peuvent sembler être d'accord sur le principe d'une AU (plutôt que sur un projet d'AU à proprement parler) aussi bien des socialistes modernistes ou des libertariens de gauche (je préciserai le sens de ce mot plus loin) ou des chrétiens sociaux en manque de modèle de société au goût du jour que des libéraux modérés soucieux d'efficacité sans oublier tous ces hommes de bonne volonté qui se veulent dépourvus d'a priori idéologique et ouverts à tout programme de réforme d'apparence réaliste et progressiste. Mais il y a de fortes chances que cette convergence d'intérêt pour le principe d'une AU soit très superficielle et masque des divergences qui pourraient être profondes si chacun était contraint de bien spécifier le détail du projet auquel il pense.
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Allocation universelle et impôt négatif
Une des conséquences les plus remarquables du flou dans lequel on se complaît souvent à propos de la nature exacte des éléments du projet d'AU est de faire disparaître toute différence entre le développement relativement récent du mouvement en faveur de l'AU et dans lequel se retrouvent surtout des gens de la mouvance socialiste au sens large et celui qu'avait tenté de lancer l'économiste libéral bon teint Milton Friedman dans les années soixante sous le nom d'impôt négatif. Il me paraît pourtant utile de conserver ces deux mots "AU" et "impôt négatif" sans en faire une simple question de terminologie. Malgré certaines analogies manifestes il y a entre ces deux projets des distinctions profondes qui tiennent non seulement aux motivations affichées de part et d'autre par leurs partisans qu'à leurs modalités pratiques. La première de ces différences peut paraître un détail mais c'est un détail qui a une signification psychologique et philosophique profonde. L'AU en tant que prestation destinée à garantir un minimum vital est censée être mise à la disposition de chacun au début des périodes à propos desquelles les individus font des plans quant à l'organisation de leur existence. Il s'agit d'une sorte de viatique substantiel préalable à tout choix fait par l'individu et indépendant par nature des événements qui marqueront son existence. L'impôt négatif, au contraire, intervient a posteriori. Comme l'impôt classique il tient compte après coup de la manière dont l'individu a organisé son existence et des événements qui ont affecté celle-ci du point de vue des revenus qu'il a (ou n'a pas) perçus. Ce n'est, en effet, que lorsque ces revenus sont inférieurs à un chiffre donné et en fonction de leur montant (que l'individu doit déclarer) qu'il a droit à l'allocation prévue. Il s'agit donc clairement d'un secours éventuel et postérieur à la réalisation de la situation observée pour laquelle une sorte de dédommagement est fournie. Cette différence entre impôt négatif et AU se manifeste particulièrement par le fait que le versement du premier dépend de la fourniture d'information par chaque individu (sur ses revenus antérieurs) alors qu'un tel renseignement n'a pas de raison d'être pour l'AU.
De cette différence d'esprit entre les deux systèmes il résulte, en pratique, de la part des partisans de l'impôt négatif, une grande circonspection qui fait contraste avec l'enthousiasme parfois un peu aventureux des adeptes de l'AU quand il s'agit de préciser le montant et certaines des modalités du versement. C'est la raison pour laquelle, dit-on, dans les années soixante-dix, Milton Friedman avait refusé de s'associer à l'initiative lancée par des économistes réputés plus interventionnistes comme Samuelson en faveur d'un système dont les grandes lignes étaient pourtant celles de l'impôt négatif préconisé par Friedman lui-même. Ce dernier n'envisageait qu'une réforme de caractère plutôt pratique du système d'aide sociale des Etats-Unis de son époque et s'inquiétait beaucoup des risques de désincitation au travail inhérents à une allocation d'un montant trop important.
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Le projet d'AU de Philippe van Parijs
En tant qu'instrument central d'une transformation profonde du système économique et social - on pourrait presque dire de "réforme révolutionnaire" - le projet d'AU doit d'abord être examiné par référence aux justifications qu'en fournissent ses partisans les plus déterminés et les plus éclairés. De ce point de vue l'exposé le plus remarquable est celui du philosophe belge Philippe van Parijs dans de nombreux articles et notamment dans son livre au titre significatif Real freedom for all, what (if anything) can justify capitalism (Clarendon Press, Oxford, 1995). C'est à celui-ci que je me rapporterai essentiellement à partir de maintenant, en soulignant qu'il a, à mon avis, le mérite de faire apparaître les principes essentiels qui peuvent justifier l'adhésion à un tel projet même s'il peut y avoir des divergences de détail entre les diverses catégories de ses partisans. Pour en bien définir le contenu reprenons la distinction mesures d'accompagnement / montant / financement.
En ce qui concerne, d'abord, les mesures d'accompagnement, van Parijs, comme tout le monde, envisage évidemment la suppression de la totalité des allocations d'aide existant actuellement. Mais il va bien au-delà de cette sorte de minimum dont semblent se contenter les adeptes les plus frileux ou les moins imaginatifs de l'AU. Il note, comme nombre d'économistes, que la mise en place de l'AU devrait s'accompagner de la disparition d'une grande partie des règlementations qui affectent aujourd'hui le fonctionnement du marché du travail. En particulier il s'interroge sur le bien fondé du maintien d'un salaire minimum dans un système où tout salarié a l'assurance de bénéficier de l'AU en plus de son salaire. Il ajoute que ce salaire minimum sera d'autant moins nécessaire qu'il n'est pas impossible que les employeurs soient contraints de verser des salaires plus élevés qu'actuellement en raison du renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs dû à l'AU. Pour convaincre de travailler dans des emplois peu qualifiés et gratifiants des individus qui sont sûrs de bénéficier d'une telle allocation, les employeurs seront peut-être forcés d'y mettre le prix.
Van Parijs va encore plus loin dans le sens de la libéralisation du marché du travail. Dans un bref mais très intéressant passage de son livre il se permet même de mettre en question le sacro-saint droit de grève que notre concitoyen moyen associe spontanément et sans se croire tenu à la moindre démonstration à la démocratie et aux droits de l'homme. Van Parijs fait justement remarquer que rien n'autorise cette association et que le droit de grève correspond, au contraire, à une violation du principe du respect des engagements contractuels, qui ne peut être justifié, dans le meilleur des cas, que par des arguments de caractère pragmatique, et qu'il est profondément contraire à la conception courante de la liberté.
Quel pourrait être le montant de l'AU? Van Parijs ne s'aventure pas, dans son livre en tout cas, à avancer un chiffre. Mais il est clair que les vertus qu'il attribue à l'AU n'ont de chance de se manifester que s'il permet de vivre décemment sans autres ressources et atteint donc une valeur au moins égale au RMI actuel français, soit 3500 F pour une personne seule et donc 7000 pour un couple (au lieu de 4500 pour le RMI). Je note ce détail car il est typique de l'inconditionnalité de l'AU, c'est-à-dire, en l'occurrence, de sa neutralité à l'égard du mode d'organisation de la vie privée des individus. Pour le projet d'AU la notion de "couple" n'a pas de sens, il peut se trouver que deux individus vivent ensemble mais ça ne doit avoir aucune conséquence. En fait, si van Parijs ne précise pas le montant de l'AU c'est parce qu'il renvoie, pour cela, à une formule générale qui permettrait de le calculer si seulement nous dispositions des informations empiriques pour cela. Cette formule est intéressante par elle-même. L'AU devrait, selon lui, correspondre au prélèvement maximum qu'il est possible d'effectuer sur les ressources des contribuables, c'est-à-dire celui qui est donné par le sommet de la courbe de Laffer. En tenant compte, il est vrai, de certaines contraintes mais j'indiquerai plus loin pourquoi celles-ci limitent très peu en pratique la liberté d'action du fisc. Cette manière de fixer le montant de l'AU pourra paraître extravagante. Il est vrai qu'elle correspond à une position extrémiste parmi les partisans du projet d'AU. Mais elle reste intéressante parce que van Parijs a le mérite d'en montrer le caractère logique par rapport à une philosophie politique dont tout laisse penser qu'elle serait partagée par les adeptes plus timorés mais aussi plus inconséquents du même projet.
Reste à préciser la manière de financer ce montant. C'est ici qu'il devient difficile de continuer à donner les grandes lignes du projet d'AU tel que le conçoit van Parijs sans entrer dans l'étude de ses fondements philosophiques. C'est à cet examen que j'en viens maintenant.
La justification du projet d'AU.
On peut résumer les fondements normatifs du projet d'AU spécifique de van Parijs par les trois grandes valeurs auxquelles se rallieraient sans doute la plupart des partisans de cette allocation même si leur accord avec van Parijs ne peut être préjugé sur tous les aspects de son projet. Ces trois valeurs sont la liberté, l'égalité et l'efficacité.
Je n'insisterai pas ici sur l'efficacité (et, par contre-coup, les effets de l'AU sur les grandeurs économiques telles que le niveau de l'emploi, le taux de croissance, etc.). Van Parijs est un philosophe qui a une très bonne connaissance de la théorie économique, notamment celle qui, de caractère normatif, explore la signification et les implications du souci d'optimalité parétienne ou efficacité. Ce n'est pas sur ce point que je crois intéressant de le critiquer. Outre le fait que beaucoup a déjà été écrit à ce sujet, il se trouve que l'efficacité est une valeur largement consensuelle et, au niveau de généralité où se situe Van Parijs, il est difficile de le contester sur des questions de principe. Tout au plus pourra-t-on faire valoir que les effets d'efficacité de toute réforme dépendent étroitement des fonctions de comportement économique des agents sur la nature exacte desquelles nous n'avons qu'un minimum d'information fiable. Surtout lorsqu'il s'agit d'étudier les conséquences d'un projet susceptible de bouleverser toutes les bases des choix des agents qui sont réputées stables pour pouvoir utiliser les estimations empiriques dont nous disposons aujourd'hui. Aucune prévision ne peut être faite sérieusement sur ce qui résulterait de la réalisation d'un tel projet quant aux grandeurs macroéconomiques classiquement au coeur du débat politique quotidien. C'est à un saut dans l'inconnu que nous avons affaire.
Heureusement la discussion des autres valeurs invoquées par van Parijs n'exige pas les mêmes données empiriques. En fait van Parijs s'efforce de faire autant de place qu'il est possible à la liberté qu'à l'égalité et la meilleure manière de caractériser sa philosophie politique serait de parler de "libéralisme égalitaire" ou d'"égalitarisme libéral" à son propos. Mais l'appellation qu'il paraît revendiquer est plutôt celle de "libertarien de gauche".
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Liberté réelle et liberté formelle.
Le libertarisme de van Parijs est assez original. Comme le titre de son livre l'indique clairement c'est la liberté réelle qui l'intéresse principalement, c'est-à-dire les possibilités concrètes offertes aux individus pour poursuivre leurs fins à leur manière. Pour lui les simples droits d'agir ne sont rien sans les moyens matériels de le faire. C'est pourquoi il faut distribuer à chacun une allocation identique de manière à ce que la "quantité totale", si l'on peut dire, de liberté soit la plus grande possible. C'est ainsi que le souci de liberté (réelle) peut conduire du côté de l'égalité mais sous d'importantes contraintes. Si van Parijs reprend, en effet, ainsi la vieille distinction marxiste entre la liberté "formelle" (celle des droits) et la liberté "réelle" (celle des moyens), il n'en tire pas les mêmes conséquences. En particulier la poursuite de l'objectif de liberté réelle (donc d'égalité) ne doit pas, selon lui, permettre d'empiéter sur ce droit fondamental et sacré qu'est celui que tout homme a sur son propre corps. Il pense donc être libertarien, c'est-à-dire respecter aussi la liberté "formelle", pour deux raisons principales. D'abord en raison de l'inconditionnalité de l'AU qui tient compte au maximum de la liberté de choix des individus (en leur permettant notamment de ne pas travailler si tel est leur désir). Ensuite en raison de cette priorité du droit de propriété de chacun sur lui-même (self-ownership).
Cette position philosophique est séduisante puisque qu'elle prétend faire une place à la fois au souci d'égalité (par le biais de la liberté réelle) et à celui de liberté (formelle) mais est-elle cohérente? Le test le plus décisif à ce sujet est celui qui consiste à examiner la nature et l'étendue des mesures de redistribution nécessaires pour assurer la liberté réelle. En quoi sont-elles limitées par le droit de propriété sur soi-même? Il existe d'abord quelques restrictions de caractère secondaire: obligation de passer par la voie d'un prélèvement monétaire et non par celle des réquisitions directes de travail,, interdiction des impôts de caractère "forfaitaire" (au sens des économistes), c'est-à-dire auquel, comme pour la capitation, il est impossible d'échapper parce que le montant de la base qui sert à les définir ne peut pas être modifié au gré du contribuable, etc. Mais van Parijs tire-t-il aussi du principe du droit de propriété sur soi-même la conclusion que l'impôt sur le revenu est illégitime, comme le soutient, par exemple, Nozick, parce qu'il reviendrait, dans le cas de l'impôt sur les revenus du travail, à soumettre les contribuables à un travail forcé? Non, car il estime que le droit de propriété que nous avons sur l'usage de notre corps ne s'étend pas aux revenus de notre travail dès lors que l'on tient compte du fait que le montant de ceux-ci ne dépend pas seulement de choix que nous avons faits (comme lorsqu'il est élevé parce que nous avons décidé de travailler plus longtemps ou de nous donner une formation professionnelle supplémentaire) mais aussi du hasard (comme lorsqu'il est élevé parce que nous avons eu la chance de naître avec un QI supérieur à la moyenne ou parce que la demande pour nos services a augmenté à la suite d'une modification de la demande des biens qu'ils permettent de produire). Or, selon lui, nous n'avons aucun droit aux ressources qui sont le fruit du hasard. Il n'y a pas de raison que celles-ci ne bénéficient qu'à celui qui s'est contenté d'être là au bon moment pour des causes entièrement indépendantes de sa volonté. Tout le monde doit pouvoir en profiter. C'est pourquoi un impôt sur le revenu du travail est légitime (il ne met pas en cause la propriété sur soi-même) pour autant qu'il ne prélève que la part de ce revenu qui tient au hasard.
Je ne chercherai pas à discuter dans le détail cette argumentation relativement à la liberté comme droit de propriété sur l'usage de son corps et les revenus procurés par cet usage ne provenant pas du hasard. Je me contenterai de souligner qu'elle revient non pas, comme le voudrait van Parijs, à spécifier de manière plus correcte le sens du mot "liberté" mais, au contraire, à apporter une restriction à la liberté au nom de l'égalité (définie par la proprité égale de tous sur les ressources personnelles qui ne sont dues qu'à la chance). Bien entendu le mot liberté est bien connu pour être, comme disait Paul Valéry (Regards sur le monde actuel) "un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens...aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infines qu'aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre". Mais ce qui justifie son emploi est bien une réalité que l'on doit situer au niveau de ce que j'appellerai les émotions morales. Ces émotions sont celles qui, communes à l'ensemble de la communauté humaine, forment le substrat trop souvent oublié des grands principes de philosophie morale ou politique. C'est à elles qu'il faut toujours se référer en dernière instance lorsque nous cherchons à caractériser (et à critiquer) les positions adoptées en matière de conduite de la vie humaine ou de réforme des institutions sociales.
De quoi parlons-nous fondamentalement quand nous utilisons des mots tels que liberté (formelle, si l'on veut) ou droit de propriété sur soi-même? Ma réponse et probablement celle de nombreux libéraux (mais pas seulement) est que nous pensons à l'émotion que nous éprouvons lorsque l'on porte atteinte au droit que nous estimons avoir de choisir seuls nos propres actions ou règles d'action, autrement dit à notre autonomie au sens propre du terme. Il s'agit donc de notre désir fondamental d'être respecté par les autres en tant que sujet autonome, de ne pas être traité par eux comme un pur instrument ou une chose et que les particularités de notre personnalité ne soient pas négligées. Cela n'a rien à voir (même si c'en est une condition) avec l'envie de faire tout ce que l'on veut, de maximiser la satisfaction de ses désirs de toute nature. L'aspiration à la liberté n'est pas fondée essentiellement sur un appétit hédoniste de jouissance "sans entraves" (comme on disait en mai 68) ou de désir puéril de vivre au gré de ses fantaisies. Elle correspond avant tout à une revendication, pour ainsi dire, instinctive de dignité et d'intégrité. De ce point de vue le fait que ce qui constitue la personnalité d'un être soit largement le fruit du hasard ne peut être considéré comme un défaut sous prétexte qu'il peut se faire que certains aspects de cette personnalité soient productrices d'avantages matériels dont tout le monde ne jouit pas. Or la logique de l'argument selon lequel personne n'a droit aux revenus qui sont le résultat du hasard serait de conduire à la privation forcée, si elle était possible, de ces traits de personnalité pour les redistribuer aux autres. Le prélèvement par la contrainte fiscale des ressources dont la chance fait bénéficier certains n'est qu'une solution pratique de remplacement (une sorte de pis-aller) par rapport à l'"idéal" inaccessible de ce "lit de Procuste" - nouveau modèle - qui rendrait chaque individu non pas, certes, strictement identique à tout autre mais privé de tout ce qui lui confère éventuellement des avantages réputés indus. Or c'est bien ici que la liberté est mise en cause. Quand on en affirme la valeur en face d'une revendication égalitariste, ce que l'on exprime n'est pas essentiellement le désir de garder pour soi seul les revenus que l'on doit, entre autres choses, il est vrai, à la chance mais le sentiment que nombre des causes de cette "chance" sont indissociables de notre individualité, c'est-à-dire de ce qui fait que chacun de nous se distingue des autres, et que vouloir en réduire les effets par le biais de mesures coercitives est une atteinte à cette individualité. En ce sens le droit de propriété sur soi-même ne peut pas être limité, comme le soutient finalement van Parijs, aux caractéristiques productrices d'avantages matériels de l'individu moyen.
Cette conception de la liberté comme droit au respect de l'identité et de l'intégrité de chacun a un caractère moral. Elle correspond à des prescriptions universalisables: en demandant le respect de ma personne j'affirme en même temps la légitimité de la même exigence chez les autres. Je peux, mieux, je dois être autant choqué par la violation du droit des autres sur eux-mêmes que du mien sur moi-même. Il serait donc incohérent d'un point de vue éthiquement libéral de reconnaître la légitimité d'une AU dont le financement serait imposé aux autres en violation de leurs droits, c'est-à-dire du même droit sur soi-même que celui l'on revendique pour soi. De ce fait un devoir de responsabilité est toujours corrélatif d'une exigence de liberté. On s'engage en affirmant son droit de propriété sur soi-même à ne pas vivre, dans toute la mesure du possible, aux dépens des autres, à ne pas chercher à les exploiter en leur imposant de nous fournir une partie au moins de nos revenus, à ne devoir nos moyens de subsistance qu'à nos actions, en particulier à notre travail et à notre épargne. De nouveau l'AU semble peu conforme à une telle façon morale d'envisager son existence et ses relations avec les autres au nom de la liberté.
C'est justement cette conception de la liberté qu'ignore van Parijs quand il associe l'adjectif "réel" au mot liberté et quand il introduit des restrictions au droit de propriété sur soi-même au nom de l'illégitimité des avantages personnels dus au hasard. Elle est pour lui essentiellement désir de satisfaction des besoins et il n'est vraiment "libertarien" que dans la mesure où il se refuse à toute évaluation externe du bien fondé et en particulier de la valeur éthique de ces besoins. Mais cette neutralité absolue à l'égard des plans de vie et des conceptions éthiques de chacun n'est pas spécifique aux libertariens (L'économie du bien-être parétienne, chère aux économistes, dans l'une au moins de ses interprétations, est également caractérisée par cette neutralité) et elle n'est pas suffisante.
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Le droit de bénéficier de l'AU sans offrir de contrepartie est-il sacré?
La meilleure illustration que l'on puisse trouver des problèmes de compatibilité entre l'AU et nos convictions morales intuitives est celle que fournit l'exemple - on devrait plutôt dire "contre-exemple'" - hypothétique du "surfeur". Il s'agit du cas d'un homme parfaitement apte à exercer une activité professionnelle normale mais qui déciderait de profiter de l'AU pour consacrer l'essentiel de son temps aux plaisirs de la plage, en particulier à la pratique du surf, sans manifester la moindre vélléité de travailler. Il est incontestable qu'il a droit à cette AU puisqu'elle est strictement inconditionnelle. Mais le souci de liberté réelle maximum dans la société justifie-t-il de la lui fournir? J'ai déjà dit que la conception libérale de la liberté permettait d'en douter dans la mesure où liberté et responsabilité vont de pair. Mais ce qui gêne van Parijs c'est surtout le problème qu'elle pose au principe de neutralité à l'égard des conceptions de l'existence des individus dont j'ai déjà signalé qu'il avait un peu trop tendance à en faire le critère essentiel du libertarisme. La fourniture de l'AU au surfeur revient à privilégier arbitrairement ceux qui se contentent d'une vie quasi-végétative par rapport à ceux qui, par goût du travail ou des biens que les revenus du travail permettent d'obtenir, ont besoin de revenus relativement importants et sont donc conduits à devoir se priver d'une partie de ceux-ci au bénéfice des autres. Le système d'AU n'est pas neutre comme il devrait l'être entre les conceptions de l'existence et il en résulte que les laborieux sont injustement exploités par les paresseux.
Attentif à cette objection, van Parijs admet qu'elle est imparable. C'est pourquoi il en revient à l'argument de l'illégitimité des revenus dus à la chance. En laissant de côté toutes les sources de différences interindividuelles qui sont incorporées, au sens propre, c'est-à-dire les caractéristiques intellectuelles et les traits de personnalités de chacun, il montre qu'il existe bien d'autres phénomènes dans le fonctionnement de la société qui peuvent donner naissance à des inégalités injustifiées car dues au hasard. Si l'on retient la théorie moderne des marchés du travail, par exemple celle des salaires d'efficience, celui qui a un emploi jouit, sans droit, d'une rente égale à la différence entre son salaire et celui qu'il percevrait si l'offre de travail était égale à la demande. De même, si celui qui travaille occupe, pour les besoins de son activité, une étendue de terrain supérieure à ce qui résulterait de la division de la valeur totale des ressources naturelles par le nombre d'individus, il doit un dédommagement à ceux qui sont dans la situation inverse car les ressources naturelles sont une sorte de bienfait dû au hasard et doivent donc être égalitairement réparties. Van Parijs ajoute que tous les dons et legs dont certain peuvent bénéficier en plus grande quantité que d'autres sont injustifiés car, de nouveau, selon lui, c'est typiquement la chance (d'être le fils préféré de son père, par exemple) qui en est la cause. Pour en revenir à l'exemple du surfeur, si l'on admet ce genre de raisonnement il en résulte qu'il suffit que le surfeur dispose, par exemple, d'une étendue de terre inférieure à celle qui devrait être la sienne pour qu'il ait une créance sur les travailleurs qui seraient dans une situation inverse. Cela lui donne droit à un versement rectificatif de leur part. Le fondement de ce versement se trouve dans la restriction du droit de propriété sur soi-même à ce qui n'est pas le produit du hasard heureux et il n'y a plus lieu d'y voir, d'un point de vue libéral, une discrimination injustifiée au détriment des laborieux.
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Les exigences de la morale "naturelle"
Ce que nous demande donc van Parijs c'est de subvenir aux besoins de tous, y compris du jouisseur impénitent des plaisirs du surf, au nom de la justice dans la répartition des ressources de toute nature que l'on trouve dans le monde à un moment donné. Bien sûr on pourrait contester la cohérence interne de cette conception de la justice (en privant de son gain, par exemple, le bénéficiaire d'un don, ne met-on pas en cause le droit du donateur de faire ce qu'il veut de ses ressources supposées légitimement acquises?) ou en lui opposer une autre. Mais ce n'est pas de ce point de vue que je veux maintenant me placer. Je préfère en revenir à un autre type d'argument qui est celui des émotions morales que j'avais déjà employé à propos de la liberté. Mon idée, je le rappelle, est que nos notions philosophiques en matière de liberté, justice, égalité, etc. ne sont que des essais de systématisation abstraite des sentiments que nous éprouvons spontanément et universellement dans certaines circonstances concrètes dans nos relations avec les autres. De ce point de vue la question qui se pose est la suivante: pourquoi ressentons-nous comme une nécessité plus ou moins impérieuse l'envie de subvenir aux besoins en général ou à certains besoins des autres? Trois réponses principales peuvent être apportées à cette question et aucune ne paraît conduire à un sentiment d'obligation à l'égard du versement de l'AU telle qu'elle est définie par ses partisans.
Nous pouvons, en premier lieu, éprouver de l'attachement pour certaines personnes en raison d'une relation affective spécifique. Cela conduit à toutes les formes d'entraide que l'on observe notamment entre membres d'une même famille et ne justifie évidemment pas une AU. Il n'est peut-être pas inintéressant de noter, cependant, au passage, que les aides apportées à autrui dans ce type de relation affective ne dispense pas le bénéficiaire d'un minimum de réciprocité, au moins sous la forme de l'expression de sa gratitude. L'enfant qui, passé un "âge de raison" même généreusement retardé, se comporte d'une façon qui prouve une absence totale de reconnaissance est moralement condamné et personne ne jugera défavorablement les parents qui, ulcérés par son attitude, cesseraient, à la longue, de le faire bénéficier d'un entretien matériel intégral.
Une deuxième source d'un sentiment d'obligation d'aide à l'égard d'autrui peut provenir d'un autre type d'émotion. Il s'agit de la sympathie que nous pouvons ressentir spontanément à l'égard de quiconque, y compris un parfait étranger, se trouve dans une situation extrême de malheur ou de détresse. Cette compassion peut nous pousser à lui venir en aide sans aucune attente d'une contrepartie ultérieure de valeur identique mais, de nouveau, en comptant quand même un peu sur un minimum de gratitude au moins symbolique. Comme dans le cas précédent cette émotion morale ne peut être celle qui justifie l'AU puisque celle-ci est inconditionnelle et donc indépendante de la situation des personnes. C'est probablement elle, au contraire, qui est au fondement de notre sentiment d'obligation de venir en aide à ceux qui sont dans des situations spécifiques, conformément à ce qui a été toujours plus ou moins le principe de base de la politique sociale traditionnelle.
Restent à examiner les émotions associées aux relations établies entre les individus sur le mode de la réciprocité. J'entends par là les actions que nous décidons au profit d'autrui sans contrepartie immédiate ou formellement promise comme dans une relation marchande classique mais dont tout le monde pense qu'elle doit inciter le bénéficiaire à adopter un jour un comportement de même nature en notre faveur si l'occasion s'en présente. Quand nous sommes avec quelqu'un dans ce type de relation l'émotion positive que nous pouvons ressentir est la gratitude avec le désir intense de "rendre la pareille" à celui qui nous a aidé ou, inversement, l'indignation quand nous constatons que le bénéficiaire ne fait preuve d'aucune volonté de nous aider à son tour quand il en a la possibilité.
Qu'en est-il de l'AU dans cette perspective? Supposons qu'elle n'existe pas et revenons au cas du surfeur. Faisons, de plus, l'hypothèse que l'individu porté à travailler relativement beaucoup utilise, pour cela, plus que sa part dans la terre considérée comme propriété commune. On peut difficilement imaginer que le surfeur paresseux puisse s'attendre pour cette raison, comme à l'exécution d'une obligation morale, à une prestation de la part du travailleur. En effet le surfeur ne saurait que faire de cette terre s'il avait la possibilité de passer son temps sur la plage sans travailler. Or c'est justement son intention. Il ne considèrera donc pas que le travailleur viole le principe de réciprocité du fait qu'il ne lui verse pas une prestation correspondant à la valeur de la terre qui lui revient. Ce serait le cas s'il était effectivement propriétaire d'une partie de la terre utilisée par l'autre (à la suite d'une épargne préalable ou d'un héritage). Mais ce n'est pas le cas et il s'agirait, de toute manière, que de la pure et simple obligation de respecter la propriété d'autrui. D'ailleurs, même quand une terre est "commune", cela signifie que chacun y a un droit d'accès pour l'utiliser et la faire lui-même fructifier à son profit et non pas que chacun a un droit sur les produits de l'usage qu'en font les autres. Une critique similaire pourrait être faite à propos des autres types d'actifs dont la répartition justifie, selon van Parijs, le versement d'une AU compensatrice d'une injustice due aux effets inéhgalitaires du hasard.
Si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s'il reçoit quand même quelquechose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. Notre conscience morale ne peut pas admettre que certains exploitent d'autres sans vergogne. Or l'AU par nature n'impose aucune obligation aux bénéficiaires. Nous retrouvons ici la différence fondamentale qui existe entre elle et les formes actuelles d'aide sociale. Celles-ci sont toujours associées à des mesures destinées à faire en sorte qu'un jour ou l'autre ceux qui sont aidés s'en tirent par leurs propres moyens (si cela est possible) et contribuent un jour par leurs impôts à l'entretien de ceux qui auront besoin, à leur tour, d'une aide. L'idée n'est pas que le travail en soi est un devoir mais qu'on ne peut bénéficier par principe d'avantages qu'à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre. Ce qui choque, à cet égard, dans l'AU c'est justement qu'elle exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité et non pas qu'elle est contraire à on ne sait quelle éthique puritaine du travail. Ce n'est pas la sacralisation du "droit à la paresse" qu'on peut lui reprocher mais la condamnation de facto du principe de réciprocité (ou de non-exploitation) qu'elle implique.
C'est ici que nous touchons à l'immoralité foncière du projet d'AU. Le principe de réciprocité n'est pas le produit d'une spécificité culturelle, par exemple, des sociétés marchandes ni la traduction d'une morale particulière. Si le mot "sens moral" a un contenu c'est surtout à cause de lui. On le retrouve dans toutes les sociétés humaines et même dans certaines sociétés animales. C'est le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées et il existe d'excellentes raisons de penser qu'il a un fondement biologique du fait de ses avantages d'un point de vue évolutionniste. Il paraît manifeste qu'il joue un rôle capital dans le fonctionnement de toutes les sociétés ou micro-sociétés. C'est lui aussi qui offre aux sociétés libérales les meilleures raisons de penser que l'intervention de l'Etat dans de nombreuses situations (celles notamment qui mettent en jeu des biens collectifs) n'est pas cette fatalité que certains imaginent. En proposer la négation, implicite mais que l'expérience rendra nécessairement un jour manifeste, par le projet d'AU n'est pas seulement faire preuve d'aventurisme institutionnel c'est surtout interdire à ce projet toute chance d'être reconnu comme légitime parce qu'il est trop contraire à ce qui est justifié par le sens moral du commun des mortels. Le problème majeur du projet d'AU n'est pas qu'il est économiquement dangereux - ce qu'il peut être mais comment le démontrer? - mais qu'il est moralement incohérent et donc inadmissible. Il repose sur une contradiction, pour ainsi dire, constitutionnelle: d'un côté il fait vaguement appel à la conscience morale des plus favorisés sur cette terre pour accepter les sacrifices qu'implique sa mise en place mais, de l'autre, il conduirait au rejet formel de certains des principes les mieux universellement inscrits dans cette conscience morale.
http://www.libres.org/francais/dossiers/pauvrete/allocation_uni.htm
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