mercredi 18 février 2009

DECROISSANCE ET DEMOCRATIE.

Institut d'études économiques et socialespour la décroissance soutenable.
Décroissance et démocratie.

Au cours des six derniers mois, la revue Alternatives économiques a consacré deux articles à la décroissance (1). Tout en évacuant soigneusement les questions soulevées, les auteurs décrivent la décroissance soutenable comme nécessairement antidémocratique. Pourtant, les défenseurs du concept de décroissance ont justement bâti leur argumentaire autour de la priorité à accorder de la défense de la démocratie et de l'humanisme. Il s'agit de la raison même d'être de cette idée : " Si nous ne rentrons pas dans une décroissance économique choisie aujourd'hui, dont la condition est une croissance des valeurs humanistes, nous courrons tous les risques d'avoir une décroissance imposée demain, jointe à une terrible régression sociale, humaine et de nos libertés. " " Plus nous attendrons pour nous engager dans la "décroissance soutenable", plus le choc contre la fin des ressources sera rude, et plus le risque d'engendrer un régime éco-totalitaire ou de s'enfoncer dans la barbarie sera élevé.(2) "
Pourtant, en quoi la décroissance économique serait-elle nécessairement antidémocratique ? Les régimes totalitaires ne cherchent jamais à réduire leur outil militaro-industriel. Bien au contraire, par essence, la politique économique de tous les régimes tyranniques du XXe siècle (stalinisme, fascisme, nazisme, ultra nationalisme japonais, etc.) a toujours eu pour fondement la recherche d'une croissance maximale. Dictatures et recherche de puissance sont irrémédiablement liées, indissociables. Au contraire, la décroissance s'inscrit dans la philosophie non-violente, qui est, elle, par nature antiautoritaire. Elle se situe clairement dans une volonté de non-puissance, ce qui n'est pas l'impuissance. La personnalité politique la plus proche des idées de la décroissance (autosuffisance, simplicité volontaire) est sans aucun doute Gandhi, démocrate mort assassiné à force de combattre des systèmes oppresseurs. La mouvance philosophique qui porte actuellement l'idée de décroissance économique en France (Silence, L'écologiste, Casseurs de pub, La ligne d'Horizon. . .) est justement la plus proche des idées gandhiennes.
De plus, dans une organisation démocratique, les tenants de l'abondance (croissance) devraient partager leur temps de parole avec les défenseurs de la sobriété (décroissance). C'est la condition d'un équilibre réel. Or, la théorie de la croissance occupe la totalité du temps. Dès que les partisans de la décroissance pointent le nez, les chiens de gardes aboient.

Il est à craindre que ce type de reproches ne se développe au fur et à mesure de la diffusion dans la société du concept de décroissance. Pourquoi ?

Une idée dérangeante
La science économique a évacué le paramètre écologique de son fonctionnement. Ainsi, elle fonctionne dans le virtuel, déconnectée de la réalité de la biosphère. Réintégrer ce paramètre fondamental peut sembler effrayant : il impose de remettre en question 200 ans de sciences économiques, du néolibéralisme au néo-marxisme. Tout le monde des " sciences économiques " est donc terrorisé à la seule évocation du nom de Nicholas Georgescu-Rõgen, le père de la bioéconomie et théoricien de la décroissance, qui s'est appuyé sur la science, lui, pour faire reposer les pieds sur Terre à l'économie. Galilée avait affirmé que la terre tournait autour du soleil : il a été condamné à la prison à vie par l'église. Nicholas Georgescu-Rõgen a démontré que la terre était finie, il a été condamné à la mort médiatique par tous les tenants du dogme économique, quelles que soit leur tendance. La réalité paralyse ces économistes néoclassiques qui imaginent mal comment sortir du mensonge où ils se sont eux-mêmes enfermés, et cela sans provoquer de drame. Mais ce n'est en pas fuyant la dure réalité que nous nous sauverons de pouvoirs tyranniques. Bien au contraire, plus nous attendrons pour faire face à la réalité, plus les risques de les voir survenir seront élevés.

Insulter plutôt que réfléchir
Quand une idée nous dérange et nous oblige à nous remettre en cause, un réflexe humain primaire suscité par la facilité et l'orgueil consiste à insulter son contradicteur. Cela donne le " T'es complètement débile ! " dans les cours de récréation. Et cela se traduit par exemple par la psychologisation de l'autre chez les adultes occidentaux formatés par le déterminisme freudien : " Il doit souffrir d'un problème sexuel ". La décroissance est un concept qui rompt une norme sociale intégrée de l'extrême droite à l'extrême gauche. Ces défenseurs seront immanquablement attaqués dans ce registre. Quoi de plus humain que d'insulter un interlocuteur dérangeant plutôt que de se remettre en cause. " Est déclaré fou celui dont la pensée est minoritaire ". Les bons vieux réflexes ont la peau dure et perdurent ainsi sous d'autres formes dans un autre contexte.

Une aspiration inconsciente
Le développement durable est entendu comme une approche avant tout technicienne de l'écologie. En cela, il répond parfaitement à notre actuelle idéologie dominante, idéologie qui a sacralisé la science. " L'homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur cela même qui en a détruit tout ce qui en était l'objet : sur la Technique. " Jacques Ellul (3). Le " développement durable ", l' " écologie industrielle ", la " croissance verte ", la " production propre " sont autant de termes contradictoires qui révèlent l'attitude de l'occident face à la problématique écologiste. Croyant dans la toute puissance des techniques, scientifiques ou économiques, l'Homme occidental cherche comme remède ce qui fait sa maladie ? ?. " Seul un maximum de technologie permet de réduire la pollution au maximum " était le slogan d'une publicité pour la voiture Smart (4). Sur la science, fondée sur le doute, s'est greffée l'idéologie scientiste, véritable nouvel obscurantisme. Pour une opinion largement conditionnée, remettre en cause la capacité de la Technique à résoudre les problèmes environnementaux et sociaux est alors considéré inconsciemment comme un véritable blasphème. Il convient alors de d'õuvrer au salut de l'hérétique possédé par le démon.
A contrario, la volonté affichée du concept de décroissance soutenable est d'affirmer la nécessité d'une réponse passant d'abord par le philosophique, le politique, le culturel, et de reconsidérer la science comme un moyen. En cela, elle va directement à l'encontre de notre bain idéologique. Le désir de discréditer par tous les moyens les défenseurs de la décroissance soutenable répond aussi à une aspiration très profondément inscrite, et le plus souvent inconsciente, au sein de l'individu et de notre civilisation.

Les économistes ne sont plus des demi-dieux
Le concept de décroissance conduit inévitablement à " s'extraire de l'économisme ". C'est-à-dire à replacer l'économie à sa juste place dans l'échelle des valeurs. Ce n'est pas à l'économie de dicter sa logique à l'Homme. Elle est un moyen et non une fin. Son primat sur notre civilisation est absurde. Notre société ayant déifié la science, la " science économique " est devenu une religion, elle a son temple ; la bourse, et les économistes ont intégré le rang de grands prêtres. S'il semble légitimement très ardu pour l'opinion de s'extraire d'un terrible conditionnement, que dire de ceux pour qui la décroissance signifie déchoir de leur statut de demi-dieu vivant ? Ils seront évidemment prêts à tout pour conserver leurs privilèges, et en premier lieu à traiter de fascistes ceux qui leur demanderont de restituer un pouvoir usurpé à la démocratie. En effet, l'économie n'est que de la comptabilité dans le champ politique. Elle n'a rien à y faire. Elle n'est pas une science, comme la biologie et ou les mathématiques. Et si François Partant affirmait : " Aujourd'hui, un économiste est soit un imbécile soit un criminel ", force est de constater qu'il est le plus souvent un imposteur.
Une solution technique à un problème philosophique
Revenons aux articles d'Alternatives économiques. Dans les deux cas, bien que les dossiers de Silence ou les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen aient mis en évidence l'impossibilité d'une " croissance verte ", les impasses de la " dématérialisation de l'économie " et les limites du recyclage, les auteurs concluent que la seule solution demeure en ce type de concept.
Pourtant, dans la pratique (5), la croissance (même verte ou propre) conduit inexorablement à une augmentation des prélèvements sur le capital naturel. Un exemple simple en a été donné par l'arrivée de l'informatique. Celle-ci a suscité chez les économistes néo-classiques un grand espoir pour la sauvegarde de l'environnement. La transmission d'information par pulsions informatiques devait apporter une réduction la consommation de papier, et ainsi soulager la ressource (forêts) et la nature tout entière (pollution diverses pour la fabrication). Ce fut le contraire qui se produisit : la consommation de papier décupla. Le papier étant abondant, les personnes exigent dorénavant un travail parfait et font de nouvelles impressions jusqu'à satisfaction totale. La facilité de démultiplication des documents produit une inflation de leur reproduction. Cela, sans compter les pollutions propres à la fabrication, au fonctionnement et à la destruction de l'informatique. C'est " l'effet rebond " (6). Le temps est fini de la conscience de la préciosité de sa feuille blanche que l'on préserve soigneusement en la gommant le plus possible avant de la jeter. Que s'est-il passé ?

Il a été apporté une solution technique à une problématique philosophique. Chaque fois que nous apportons une réponse inadaptée à un problème, nous l'amplifions. Les pots cassés sont payés soit immédiatement, soit plus tard, mais ils le seront de toute façon, et de manière d'autant plus importante et décuplée que l'on aura voulu l'occulter. Et à nouveau, plus la crise qui en découlera sera forte, plus le risque de voir survenir de pouvoirs autoritaires sera présent.

La radicalité n'est pas l'extrémisme
Un autre reproche récurant est de considérer toute idée radicale comme immanquablement extrémiste, donc potentiellement tyrannique. Mais qu'est la radicalité dans le sens où nous en parlons ? Il s'agit d'aller à la racine des problèmes, de se refuser à une approche purement superficielle. C'est le sens sémantique du mot "radical" (racine). La radicalité, ce n'est pas inexorablement l'extrémisme. Il s'agit de revenir à l'humain, à la philosophie, au sens, à appréhender l'humain dans toutes ses dimensions, réflexion sans laquelle nous sommes condamnés à une vision réductrice et régressive de l'Homme, à ne plus le voir que comme un consommateur, un tube digestif, un rouage dans la machine économique.
Dans l'excellent livre de Jean-Luc Porquet ; Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu (3), Dominique Bourg, défenseur du Développement durable et de l'écologie industrielle, déclare " le radicalisme est une "forme de maladie de la pensée " et dit " tenir que son action ne serve pas à "des fins purement narcissiques" ". En qualifiant de maladie mentale un contradicteur de sa pensée, Dominique Bourg dévoile une facette totalitaire de son fonctionnement psychologique. En effet, l'incapacité à admettre la contradiction et le désir de psychiatriser le dissident est le révélateur d'un fonctionnement totalitaire, individuel ou collectif. L'opposant est forcément " extrémiste ", donc dément, et sera immanquablement fasciste ou traître. Des intellectuels comme Alain Finkielkraut ou Luc Ferry usent du même procédé. Toute pensée " radicale " est qualifiée " d'extrémiste ", tout propos non superficiel, vivant, est sitôt aussitôt taxé de " jusqu'au-boutiste ", dont l'émetteur souffre nécessairement d'une pathologie. Ainsi, Jacques Ellul parlait d'" homme totalitaire à conviction démocratique ". Seule l'approche superficielle est acceptée. C'est la condition nécessaire pour " tenir " le système et éviter toute remise en cause réelle, notamment de leur statut d'intellectuels médiatiques. On n'ose imaginer les qualificatifs que Jésus ou le Cyrano de Bergerac de Rostand, s'ils revenaient aujourd'hui, essuieraient de leur part, sans doute : " dangereux extrémistes terroristes ".


Une contestation factice
Ainsi, la contestation admise en vient plus paradoxalement à ne plus servir et renforcer un système qui fonde notre autodestruction (le consommateur critique peut être un consom'acteur, mais ne doit pas revendiquer son statut d'humain, le capitalisme doit devenir du " commerce équitable " et le pillage des ressources et l'esclavage économique sont promis au " développement durable ").

Le dictat de la " pensée de marché ".
Il serait faux de penser que le dictat ne peut venir que de la sphère politique. Le totalitarisme prend toujours de nouvelles formes pour mieux nous asservir. Celui qui nous menace aujourd'hui a été très bien décrit par Aldous Huxley " Les vielles formes pittoresques - élections, Parlements, hautes cours de justice - demeureront mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non-violent " (7). Le nouveau dictat est celui de la finance, pensée molle qui s'exprime au nom de la liberté et refuse à l'Homme d'aller à son essence, à sa conscience, à ce qui fait qu'il est humain. Sous couvert d'une fausse modération, la violence de cette logique est extrême : seul l'abrutissement dans la consommation, la télévision ou les neuroleptiques permettent de survivre. La sagesse est confondue avec la soumission, la recherche d'équilibres avec le nihilisme. Des pseudo-défenseurs de la démocratie se trouvent, le plus souvent à leur insu, devenir les plus serviles gardiens de la tyrannie (8).

La décroissance, c'est obliger à plus de démocratie
Néanmoins, le risque d'une décroissance imposée demeure vrai. Lester Brown, l'ex président du Worldwatch Institut l'a décrit comme une économie de guerre (9). Mais cela est-il spécifique à ce concept ? Il est le propre de toutes les idées qui se figent, qui n'admettent plus de contradiction, de produire des idéologies qui à leur tour généreront des systèmes autoritaires. Les délires et les fantasmes en la toute puissance de la technoscience nous conduisent plus sûrement encore au Meilleur des Mondes. Dominique Bourg accepte déjà l'idée de modifier le génome humain pour rendre l'Homme résistant à une dégradation importante de la couche d'ozone(8). Disons que le concept de décroissance soutenable, fondée sur la simplicité volontaire et l'humilité porte moins en lui les gènes de la dictature, qui couvent plus volontiers dans les systèmes idéologiques fondés sur la recherche de puissance. De plus, cette idée impose de resituer la réalité du pouvoir, elle renvoie les individus à leurs responsabilités, elle aide à " réintroduire le social, le politique dans le rapport d'échange économique retrouver l'objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social. " (10). La décroissance oblige aussi de distinguer la réponse institutionnelle de la réponse militante, donc de concevoir que nous ne pouvons pas avoir de solution totale, en cela aussi elle est antitotalitaire.

Les terrains essentiels sont les plus glissants, c'est pour cela qu'il faut être d'autant plus vigilant en s'y confrontant. Mais le plus grand des dangers demeure le refus de les aborder, effrayé devant ces risques. Et ce n'est pas en vivant dans le mensonge que nous nous protégerons. Une approche qui se cantonne à la superficialité produira inexorablement des chaos, qui eux seront porteurs du risque totalitaire.
Vincent Cheynet
(1) - Alternatives économiques : Le développement est-il soutenable ? Septembre 2002, Jacques Généreux
(2) - La décroissance soutenable - Silence n°280 - Bruno Clémentin et Vincent Cheynet.
(3) - Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu - Jean-Luc Porquet - Editions le cherche midi - 2003.
(4) - La publicité est le vecteur de l'idéologie dominante. Cette dernière reproduit au cõur même de la société sa logique antidémocratique. La publicité "psychiatrise" ses dissidents en les qualifiant implicitement le plus souvent de "malades mentaux". Mais quelquefois, elle le fait explicitement, ainsi, une association d'agence conseil en communication décrivait voici quelques années, à travers une campagne de publicité, la publiphobie comme une "maladie" (mentale). Le terme publiphobie a été créé par les publicitaires : une phobie est une pathologie.
(5) - Même dans une pure théorie, une croissance complètement dématérialisée s'avère tout aussi impossible. En effet, elle conduit à une accélération infinie des échanges jusqu'à ce que l'humain décroche. Un phénomène qui existe déjà dans nos sociétés où l'accélération temporelle produite par le système Technique éjecte les plus faibles d'entre nous, incapables de suivre un rythme de moins en moins humain et naturel.
(6) - Point d'efficacité sans sobriété - François Schneider - Silence n°280.
(7) - Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes - Librairie Plon, 1959, p. 169.(8) - Les scénarios de l'écologie - P. 72 - Dominique Bourg - Editions Hachette, 1996. Ce livre est de symptomatique de ce " libéral-totalitarisme " : sous couvert d'une dénonciation des dérives potentielles, et réelles, de l'écologie, il impose le dictat de la Technique en défendant par exemple les O.G.M. - p.108.
(9) - " La guerre entre l'homme et la Terre est d'ores et déjà engagée " - Lester R. Brown - Le Monde, 27 février 1996.
(10) - Serge Latouche - Pour en finir, une fois pour toute, avec le développement. - Le Monde Diplomatique - Mai 2001.
http://www.decroissance.org/?chemin=accueil

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