dimanche 15 juin 2008

DEMAIN, UN PERE PLURIEL.

«Demain, un père pluriel». Le sociologue Eric Donfu retrace l’évolution du modèle paternel. Recueilli par EMMANUÈLE PEYRET.
LIBERATION QUOTIDIEN : samedi 14 juin 2008.


Quelle merveilleuse année de paradoxes que cette année 68.
Alors qu’on gueule «à bas la société spectaculaire marchande !», alors que le slogan «Ni père ni maître» fait florès, c’est aussi l’année où, imitant les Etats-Unis qui fêtent ça depuis 1910, on se met à célébrer les pères. L’année où on pensait avoir tué le père, dis donc… On pourrait lacaniser sans fin sur le père, le repère, le père-sévère, etc, ce qu’on peut dire, en tout cas, c’est que les nouvelles générations ont fait descendre le patriarcat de son piédestal.
Qu’est- il advenu de l’image du père avec/depuis 68 ? Faut-il parler de la «faillite des pères» ?
Éléments de réponse avec le sociologue Eric Donfu, auteur de Ces jolies filles de mai (1), qui prépare un livre sur ces «nouveaux pères».

A quoi ressemble un père en 1968 ?

A un «vieux con», pour parler un peu brutalement. Celui à qui on doit notamment mai 1968, une belle incarnation des modèles du passé : le bon père de famille, rond et soupe au lait, le patriarche, âgé et veillant sur le patrimoine familial, le père sévère, hussard sourcilleux, le père héros pontifiant, militaire et décoré, le père souverain, capable d’être violent, le père modèle et soucieux du respect de ses enfants, le père fouettard qui ne veut rien comprendre. Une chape de plomb sur la société. Avec un mot d’ordre : «Réussis, mon fils, et surtout, ne me dépasse jamais.» C’est un modèle qui exclut la mère et est la clé de voûte d’un ordre social cruel pour les enfants comme pour les femmes. Ce pater familias, système social propre aux humains, s’est appuyé sur le code civil de 1804 dit code Napoléon. Article 1124 : «Les personnes privées de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux.»

A partir de quand l’édifice patriarcal vacille-t-il ?

Au cours des années 60 et suivantes, c’est davantage le modèle du père d’hier, ancestral, et souverain, qui est effacé par l’émancipation des femmes et l’autonomie de la jeunesse. Prenons un ou deux exemples parmi d’autres : la loi du 13 juillet 1965 autorise les femmes mariées à ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, et surtout à travailler librement. En 1970, avec l’autorité parentale conjointe, c’est la fin de l’homme chef de famille, auquel la femme devait «obéissance». Tout ça induit évidemment une modification du rôle et de l’image du père, plutôt que d’une disparition,une métamorphose du père traditionnel.

Quelles en sont alors les conséquences ?

La «faillite» proclamée des pères traditionnels a entraîné chez leurs enfants une vraie déchirure paternelle. Au changement de l’image du père dans la famille et la société, s’est ajouté une difficulté pour certains de ces «nouveaux pères» : inventer leur propre style, en rupture avec celui de leur père, et en accord avec leurs principes d’égalité dans le couple et d’écoute des enfants. En matière domestique et familiale, la mère a gardé le premier rôle. S’occuper des enfants est resté une prérogative féminine, renforcée par l’autonomie et l’autorité reprise aux hommes.

1968 serait-elle l’année zéro des nouveaux pères ?

C’est en tout cas l’entrée dans l’ère des recompositions familiales, avec la généralisation de l’union libre et des naissances hors mariage, le déclin du mariage, la généralisation des divorces. Plus profondément, le dépassement de la domination entre hommes et femmes, le passage de la norme imposée aux liens choisis, la place nouvelle de l’enfant, ont favorisé l’apparition de pères pluriels. Leur rôle n’est plus «vertical», tenant leur pouvoir de leur statut de chef de famille, mais horizontal, partageant les taches familiales, créant des liens.

Quels nouveaux champs investissent-ils ?

Celui des sentiments. En étant plus proches de leurs enfants mais aussi plus fragiles. On passe du pourvoyeur de richesse et d’ordre au pourvoyeur de confort et de tendresse. Pour eux, l’autorité est un moyen, mais le but est le respect. Plus encore que la fierté de l’autre, compte le plaisir d’être avec l’autre. Il apparaît que certains se désengagent et que les enfants ont parfois du mal à s’en détacher pour se construire eux-mêmes. Mais si la parentalité moderne s’est recentrée sur l’affectif et la personnalisation, les nouveaux pères y sont pour beaucoup. Même si leur modèle est en question, aucun autre n’est prêt à le remplacer. Le père de demain sera pluriel, avec des styles sur mesure.

Et l’autorité, dans tout ça ?

Très positifs, les succès du congé de paternité instauré en 2001 et l’aménagement des emplois entraînent aussi un retour à l’autorité chez les jeunes parents, avec retour d’une éducation sur la base d’interdits qui rappellent un peu les générations précédentes… A ce «tour de vis» s’ajoute souvent une nouvelle exigence à l’égard de leurs propres parents, devenus grands-parents, dont l’éternelle jeunesse désempare. En quête de sens, les jeunes familles sont à la recherche d’une nouvelle autorité, et les pères ne savent pas comment se positionner par rapport à cet enjeu. Ils sont prévenus : une mère peut désormais avoir plus d’autorité qu’un père… Oui, autour du père se joue bien une quête de repères.
(1) Ed. Jacob Duvernet, 14,90 euros.

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