jeudi 19 juin 2008

L'EVASION EN CELLULE FAMILIALE.


L’évasion en cellule familiale.
La prison d’Avignon abrite l’une des sept Unités de visites familiales de France. Dans ces appartements aménagés dans la prison, un détenu peut retrouver ses proches pour quelques heures, ou quelques jours. ONDINE MILLOT.
LIBERATION QUOTIDIEN : jeudi 19 juin 2008.

Ils ne se quittent pas des yeux, ne se lâchent pas les mains. On dirait qu’ils ne voient rien d’autre, ni les papillons colorés sur les murs, ni les barreaux aux fenêtres. Ni la jolie terrasse au soleil, ni le grillage qui l’enserre. Une télévision allumée bavarde seule dans un coin. «C’est pour faire un peu maison» , sourit Alice.

Michel et Alice (1) sont «ensemble», comme ils disent, depuis treize ans. Dont dix de prison pour Michel. Ce matin d’avril, ils se retrouvent pour leur deuxième rencontre en Unité de visites familiales (UVF) au centre pénitentiaire d’Avignon-Le Pontet, où est incarcéré Michel.

Il est 10 heures du matin. Ils ont six heures devant eux. La prochaine fois, ce sera vingt-quatre, puis quarante-huit ou soixante-douze heures, s’ils en font la demande. Entre cette bulle d’intimité dans un appartement coquet et les habituels parloirs de trois quarts d’heure bruyants et étroitement surveillés auxquels ils ont eu droit jusque-là, c’est «le jour et la nuit», résume Alice.

Elle est belle, mince, blonde et hâlée, paraît dix ans de moins que son âge (54 ans). Il a 60 ans, la carrure et le visage d’un bel homme, le teint gris et le regard voilé de ceux qui vivent enfermés.
Alice a dormi cette nuit dans le bus qui l’amène d’Espagne, mais cela ne se voit pas. Elle s’est «pomponnée», rit-elle, en noir et blanc chic, maquillage soigné, boucles d’oreilles dorées. Lui aussi visiblement, qui confie que «l’UVF, on se le fait cent fois dans sa tête avant, cent fois dans sa tête après». Les habits, rebondit Alice, «c’est un indice sur ce que pensent les femmes qui rendent visite à leur mari en prison. Certaines sont sexy, apprêtées. D’autres… Je peux vous dire en les regardant qu’elles ne sont plus amoureuses. Elles sont là parce qu’elles se sentent obligées».

La conversation est un gai mélange de français, d’espagnol et d’anglais, où ce n’est pas un problème de se couper la parole ni de parler en même temps. Alice est anglaise, Michel est français. Ils se sont rencontrés en Espagne, où elle habite depuis ses 18 ans, où lui s’était exilé en 1989 pour cause d’«ennuis avec la justice».

«Surveillants de l’amour»

Alice est gérante d’un piano-bar. Il est venu boire un verre un soir. Ils ont flirté pendant des mois, une séduction «à l’ancienne». Puis se sont installés, en 1995, dans deux maisons côte à côte, elle avec ses deux enfants, lui voyageant souvent «pour affaires» en Amérique latine. Du commerce d’import-export, disait-il. Un trafic international de cocaïne, a dit la justice, qui, l’accusant également de braquages commis au début des années 80, l’a condamné à vingt ans de prison.

L’arrestation de Michel, en 1998, les a surpris. «Elle ne savait pas grand-chose de mon passé, raconte-t-il. Elle ne connaissait même pas mon vrai nom.» «Quand on l’a arrêté, coupe-t-elle, c’était un choc, mais je ne me suis pas sentie trahie. Il ne m’avait pas menti, puisque je ne lui avais jamais posé de questions.»

Il est midi. Michel s’est installé derrière le comptoir de la cuisine américaine. Il prépare un brunch, parce que c’est ainsi qu’ils mangeaient tous les deux «avant». «Alice travaille la nuit, explique-t-il, alors pour elle, midi, c’est l’heure du petit déjeuner.» On s’éclipse pour les laisser seuls.

Derrière la porte de l’appartement, un long couloir blanc, et plusieurs portes : l’autre appartement, un F3 quasiment identique ; la salle d’attente, où patientent les familles ; la salle de fouille où transitent les détenus ; et le local des surveillants. Ils sont deux aujourd’hui : Xavier, 38 ans, et Isabelle, 47 ans, volontaires pour travailler en UVF. «C’est un autre rapport avec les détenus, dit Xavier. Ils sont cordiaux, et même vraiment gentils avec nous. Il y en a un qui nous appelle "les surveillants de l’amour".» «Depuis seize ans que je suis dans la pénitentiaire, enchaîne Isabelle, on me parle de réinsertion. Et franchement, quand on passe la journée à ouvrir et fermer des portes, la réinsertion, je ne vois pas trop où elle est. Ici… c’est différent. On leur apporte vraiment quelque chose.»

Avec l’aide du conseiller d’insertion et de probation (CIP) et du psychologue, Xavier et Isabelle gèrent les demandes d’UVF.«Quatre-vingt-dix pour cent des réponses sont positives, explique Sophie Masselin, directrice adjointe du centre pénitentiaire d’Avignon Le Pontet. Mais on fait une enquête pour chaque dossier.» Le CIP doit s’assurer de l’existence d’une relation amoureuse ou familiale. Et vérifier que les futurs visiteurs sont au courant du motif et de la durée de l’incarcération.
«On veut éviter de fausses projections», explique Sophie Masselin. Seuls les enfants, qui ne peuvent venir qu’accompagnés, ne sont pas toujours très bien informés. «On entend souvent les mères dire : "Voilà, c’est là que travaille Papa!" , raconte Christophe Prat, psychologue. Mais les enfants voient les serrures, les surveillants en uniforme… On n’oblige à rien, mais on conseille la vérité.»

Dans la grande pièce des surveillants se trouvent deux immenses frigos, où est stockée la nourriture. Les détenus commandent à l’avance, via le système des «cantines», de quoi nourrir leurs visiteurs. «Ils veulent tellement bien faire qu’ils prévoient des tonnes» , raconte Isabelle. Elle se souvient d’un détenu qui, pour une journée avec sa femme et ses deux enfants, avait acheté «deux pizzas, trois poulets, un kilo de poivrons, cinq kilos de pommes de terre…» La famille est repartie avec les restes.

Trois fois par jour, les surveillants passent une tête dans les appartements. «Pour apporter le pain et voir aussi l’atmosphère, explique Xavier. C’est déjà arrivé que les choses se passent mal.» Dix minutes avant, ils annoncent leur venue par interphone. Le dispositif fonctionne dans les deux sens : les détenus et leurs proches peuvent appeler l’extérieur.
Tous les deux mois

Retour à l’appartement UVF 2. Il est 14 heures. Alice et Michel prennent le café sur la terrasse. Ils parlent de leur «prochain UVF»… dans deux jours. Théoriquement, ces journées en appartement ne sont autorisées que tous les deux mois mais, du fait de la présence de Libération, celle d’aujourd’hui ne compte pas. Michel s’est porté volontaire pour nous recevoir : «Il y a beaucoup de choses qui vont mal en prison. Quand il y a quelque chose de bien, il faut l’encourager.»

Après son arrestation, Michel a été incarcéré deux ans et demi en Espagne. Il a ensuite été extradé et, puisque lié au grand banditisme, classé DPS (détenu particulièrement surveillé), donc régulièrement transféré d’un établissement à un autre. Pour lui comme pour Alice, la transition fut rude. «Je connais toutes les prisons de France, soupire-t-elle. Parfois, ils ne me prévenaient même pas qu’ils l’avaient déplacé. Je faisais le trajet d’Espagne, et je trouvais un parloir vide.»

Ce n’est qu’en 2007, à l’issue de ses nombreux procès (assises, appel et cassation), que Michel a pu «se poser» au centre de détention d’Avignon. Devenu expert en comparaison des conditions de vie carcérales, il affirme la supériorité des prisons espagnoles : «Je gérais mon entreprise depuis ma cellule. J’avais mon téléphone portable pour travailler, appeler Alice, et même mon juge !» Seul avantage de la France : nos fameux UVF. En Espagne, le système équivalent s’appelle «vis-à-vis», et dure au maximum deux heures, tous les quinze jours. «Il y a le vis-à-vis "familial", avec deux fauteuils, décrit-il. Ou "intime " : une chambre glauque, avec juste la place pour un lit et une douche. On a l’impression d’être au bordel. C’est humiliant.»

Plus timide sur ces questions, Michel se laisse déborder par Alice. «Le sexe, bien sûr que c’est important, rit-elle. Quand on a eu notre premier UVF, il y a deux mois, cela faisait huit ans, depuis l’Espagne, qu’on n’avait pas couché ensemble. On était tellement nerveux, on faisait tout pour éviter le lit !»

Michel pense que l’abstinence finit par «détraquer» les détenus. «Après dix ans de prison, j’en connais qui sont devenus obsédés, obnubilés par leurs fantasmes.»
Quand on lui demande s’il ne préférerait pas sortir en permission, il hausse les épaules. Les permissions, il a testé il y a longtemps. «C’est le stress. Il faut passer voir untel, puis untel, on n’a pas le temps de se poser, de profiter des gens. Et puis il y a l’angoisse de savoir qu’il va falloir retourner en prison, ne surtout pas être en retard.»

Alice passe son bras autour des épaules de Michel. Voici maintenant huit ans que, tous les deux mois, elle grimpe dans un bus de nuit espagnol, et se retrouve le matin aux portes d’une prison française. «Au tout début, à Grasse, j’ai rencontré une femme qui venait voir son mari depuis huit ans, se souvient-elle. Je me suis dit que moi, jamais je ne tiendrais aussi longtemps.»

Régulièrement, au téléphone, il la taquine. «Il me demande si je l’aime, il me dit qu’il m’attend…» Elle se tourne vers lui : «Non mais eh, oh, d’abord, c’est moi qui t’attends, et puis franchement, tu crois que je serais là si je ne t’aimais pas ?»

Elle dit que le plus dur, c’est le regard des autres, ces taxis qui refusent la course quand elle indique la destination prison, ces amis qui lui répètent qu’elle gâche sa vie. «J’ai essayé de m’intéresser à d’autres hommes. Quand on travaille dans un bar de nuit, ce ne sont pas les occasions qui manquent. Mais je n’y arrive pas.»

Elle n’arrive pas non plus à lui en vouloir. «Quand je me suis mariée, il y a longtemps, je croyais que j’étais amoureuse… Et puis je me suis rendu compte que je ne connaissais pas mon mari. Avec Michel, malgré tout ce qui est arrivé, je n’ai jamais eu ce sentiment. Personne ne me connaît, ne me comprend aussi bien que lui.»

L’interphone grésille, la voix du surveillant est douce : «Bonjour, votre UVF va se terminer dans vingt-cinq minutes.» Avec les remises de peine, Michel peut espérer sortir dans cinq ans. On leur demande s’ils ont des projets. «On a le projet de rester ensemble» , sourit Alice.
(1) Les prénoms ont été modifiés.

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