dimanche 29 juin 2008

J'AI ECOUTE LA DOULEUR DES PRISONS.

«J'ai écouté la douleur des prisons»
BRUNO GRAVIER, chef du Service vaudois de médecine et de psychiatrie pénitentiaires, s'est battu contre l'idée que les délinquants sexuels sont inaccessibles aux thérapies. Mais son discours reste nuancé.
Fati Mansour. LE TEMPS (quotidien suisse). Samedi 28 juin 2008.
Déformation professionnelle, sans doute. Il a beaucoup de mal à parler de lui-même. C'est que Bruno Gravier, le chef du Service de médecine et de psychiatrie pénitentiaires du canton de Vaud, passe le plus clair de son temps à écouter la souffrance des autres. En particulier, celle des détenus qui présentent souvent des pathologies aiguës, qui arrivent avec des histoires, dit-il, «lourdissimes». Ces criminels, dont les actes et la violence ont défrayé la chronique, et qu'il faut aider à se réapproprier leur humanité. Sur ce travail thérapeutique en plein essor, soumis à une pression sociale grandissante, il est par contre intarissable.

C'était il y a tout juste dix ans. En 1998, rompant avec une pensée longtemps dominante qui voulait qu'un délinquant sexuel soit inaccessible aux soins, Bruno Gravier reçoit le mandat d'ouvrir une consultation ambulatoire destinée à proposer un suivi pour les auteurs d'abus, après qu'ils ont purgé leur peine ou dans le cadre d'une libération conditionnelle. La consultation accueille aussi des patients qui ont bénéficié d'un sursis, qui sont sous le coup d'une mesure thérapeutique ou qui perçoivent en eux des potentialités inquiétantes. De ce travail difficile, le psychiatre retire surtout une leçon d'humilité.
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Alors que les attentes du public, du politique et de la justice sont énormes, et que le soin imposé devient aux yeux de beaucoup la solution à ces délits considérés comme inacceptables, Bruno Gravier n'a eu de cesse de mettre en garde contre la confusion des rôles. «On voudrait nous voir soigner, prédire, anticiper. Or, la psychiatrie n'a pas valeur d'oracle. Les approches doivent être multidisciplinaires. Il s'agit de voir le chemin de vie d'une personne.» Avec le soin, celui-ci peut devenir prise de conscience. C'est le cas, se rappelle-t-il, de cet homme, condamné pour des actes pédophiles, qui, après un suivi ordonné et une fois libéré de toute obligation, a repris contact après des années pour faire un travail très fouillé afin de protéger son entourage de ses penchants et comprendre sa propre histoire.
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Au sein du milieu carcéral, Bruno Gravier vit aussi le tiraillement. Au personnel pénitentiaire qui réclame des informations sur la pathologie d'un prévenu, il oppose le secret médical. «Je me dois de protéger l'histoire psychique de la personne.» Par contre, si le détenu fait courir un risque aux surveillants, il s'autorise à en parler avec eux, suivant en cela les directives de l'Académie suisse des sciences médicales.
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Pour le médecin, «corps étranger mais partenaire de l'institution», c'est un perpétuel exercice d'équilibrisme. L'arrivée en force ces dernières années de la notion de dangerosité - paradigme poussé à son extrême lors de la votation populaire sur l'internement à vie des délinquants - a bousculé encore plus le travail du psychiatre. Le médecin s'est retrouvé à la croisée des chemins. Devait-il devenir une sorte de criminothérapeute au service d'une vision sécuritaire de la société ou s'en tenir à une offre de santé mentale et physique à cette population qui va de plus en plus mal?
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A cette question délicate, Bruno Gravier a donné une réponse nuancée en puisant dans son expérience en France et au Canada. De l'Institut Philippe Pinel de Montréal - centre hospitalier à sécurité maximale de 290 lits où il a passé plus d'une année au sein d'une unité accueillant les meurtriers psychotiques -, il a retenu le besoin de cultiver un certain pragmatisme clinique et surtout de créer une instance tierce de décision en matière de libération conditionnelle afin de ne pas jouer ce rôle inconfortable et hasardeux de pronostiqueur. Cela l'amènera à convaincre l'autorité de créer la Commission interdisciplinaire consultative (CIC). Un principe qui a fait école puisqu'il a été introduit dans le nouveau Code pénal. Ne restant pas sourd mais plutôt critique face à ce discours de la défense sociale qui s'intéresse surtout à la récidive, Bruno Gravier a beaucoup insisté pour développer une réflexion sur l'évaluation du risque du comportement violent en rattachant celui-ci à la personne et à son vécu. «Il ne faut pas diaboliser cette réflexion sur le risque et la meilleure manière de le prévenir», ajoute-t-il.
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Mais cette modestie en matière de prévision ne l'a pas toujours aidé à faire passer son message à un monde avide de certitudes. Il se souvient ainsi de séances à Berne, consacrées à la mise en œuvre de l'initiative sur l'internement à vie des délinquants dangereux, où les parlementaires se sont montrés bien plus réceptifs aux propos d'un collègue alémanique. «Il leur parlait profils et programmes informatiques avec pourcentage de récidive à la clé. Mon discours nuancé n'a pas fait le poids face à ceux qui prétendent détenir la vérité absolue et qui rassurent ainsi une société en mal de repères et préoccupée par la protection des victimes.»
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Ce débat, il le vit au quotidien. «C'est un bouleversement fondamental qui place la pratique dans une tout autre logique. On ne travaille pas sur l'avenir hors des murs après la prison mais pour certains sur un avenir potentiellement dans ces murs.»
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Incompris? Parfois. Débordé? Beaucoup. Durant ces dix ans, la maladie mentale est devenue massive et omniprésente dans le milieu carcéral. Le défi est d'autant plus important. Les unités psychiatriques de la prison préventive de la Tuilière et du pénitencier de Bochuz, créées en 1992 et en 2000, affichent complet. «Ce matin, j'ai dû suspendre les admissions dans l'une d'elles en raison de l'épuisement du personnel», soupire Bruno Gravier. Les équipes doivent gérer avec les moyens du bord souffrances, délires, manifestations de violence et tentatives de suicide à répétition. Il y a aussi de plus en plus de patients ingérables dans les hôpitaux qui se retrouvent placés en milieu hautement sécurisé, sous le coup d'une mesure pénale.
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La prison, reflet du brassage et des misères sociales, confronte le psychiatre à des situations douloureuses. «On a connu des cas d'enfants soldats devenus adultes qui livrent des récits très durs à entendre.» Paradoxes et difficultés ne semblent toutefois pas avoir eu raison de cette vocation.
Bruno Gravier est tombé dans la marmite tout jeune. Sa mère, orthophoniste, lui a fait lire les psychanalystes. La remise en question des asiles et une autre manière d'écouter la folie dans les années 1970 ont participé de cette passion. Le destin a fait le reste pour l'entraîner sur le chemin de la psychiatrie légale. Il se rappelle cette première sortie à Montréal avec un dangereux criminel en congé. «On n'en menait pas large tous les deux.» Depuis, il sait que l'assurance n'est pas un sentiment très présent dans son domaine. Qu'à cela ne tienne. «Lorsqu'un délinquant sexuel prend la mesure de l'horreur commise, l'on se dit que ce travail sert à quelque chose.»

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