jeudi 12 juin 2008

J.-H. LORENZI. LA GUERRE DES CAPITALISMES AURA LIEU.

Nº2275. 12 Juin 2008. Le Nouvel Observateur.
A qui profite désormais la fin du règne du capitalisme anglo-saxon ?

La guerre des capitalismes par Jean-Hervé Lorenzi.
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Le Nouvel Observateur. - On nous promettait la fin de l'histoire, le triomphe de la démocratie et du capitalisme; vous annoncez un monde incertain, une guerre des capitalismes. Comment en êtes-vous arrivé là ?
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Jean-Hervé Lorenzi. -Ni prophète d'une mondialisation heureuse, ni réticent - comme les alters - à l'idée de la mondialisation, le Cercle des Economistes a essayé de repérer les lignes de fracture entre l'ancien monde, antérieur à la chute de Berlin, et le nouveau, placé sous le signe de la globalisation : ruptures et accélérations permettent souvent d'appréhender ce que personne ne voit.
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Première rupture, la fin de l'abondance des matières premières : pétrole, produits agricoles, eau. L'accès à ces ressources crée des tensions croissantes entre pays occidentaux et pays émergents. Pensez à la montée en puissance de Gazprom, bras séculier de la diplomatie de Poutine. Songez à l'expansion de la Chine en Afrique pour accéder à ses ressources énergétiques.
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Deuxième rupture, la technologie. L'Occident veut conserver la maîtrise de l'innovation qui a fait historiquement sa force. Les pays émergents se battent pour avoir accès aux technologies qui commandent leur développement. Voyez les débats ouverts par les ventes de centrales, accusées de transférer la technologie nucléaire.
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Troisième rupture, la propriété du capital. Les tensions déclenchées par l'ouverture du capital d'EADS à des actionnaires russes en sont un tout premier exemple. Ce sera à l'avenir le principal sujet d'affrontement entre les nations.

N. O. - Expliquez-vous...
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J.-H. Lorenzi. - Après la chute du Mur, on a cru que le monde entier allait passer à l'économie de marché et que, de la même manière que le marché était unique, le capitalisme allait être unique en s'identifiant au capitalisme anglo-saxon. Or ce modèle «universel» est concurrencé, contesté, par d'autres formes de capitalisme qui engendrent elles aussi de vastes mouvements de capitaux et qui l'accusent d'être à l'origine d'une crise financière qui menace le système dans ses fondements.
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N. O. - Le «triomphe» du capitalisme anglo-saxon était donc une illusion ?
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J.-H. Lorenzi. - Au début des années 1990, chacun est convaincu que l'économie va fonctionner sur cinq principes :
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1) Elle est désormais financée non plus par l'endettement - c'est-à-dire par les banques - mais par les marchés «désintermédiés». Le système bancaire ne jouera plus un rôle de prêteur pour l'entreprise, mais un rôle d'intermédiaire financier.
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2) L'hégémonie des marchés, source de financement généralisé, s'explique par le poids des grandes institutions collectrices d'épargne comme les fonds de pension, qui interviennent massivement pour drainer l'épargne et la placer sur les marchés financiers.
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3) Ces fonds qui contrôlent majoritairement les entreprises mettent désormais l'actionnaire au coeur du dispositif.
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4) Le bilan des banques, des entreprises, des fonds est apprécié quotidiennement, selon le principe de la «market value», déterminée à tout moment.
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5) L'économie mondiale est régulée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par les mêmes grandes institutions ne laissant que très peu de place aux pays émergents, en dépit de leur montée en puissance.Ce capitalisme anglo-saxon était cohérent. Les opérateurs ayant besoin de capitaux se finançaient entièrement sur les marchés, lesquels étaient alimentés par de grandes institutions, actionnaires majoritaires des entreprises. Les actionnaires étaient la seule référence. La norme de 15% de retour sur investissement était appliquée et appréciée quotidiennement par le marché.
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En réalité, l'économie mondiale n'a jamais fonctionné de manière aussi simpliste. Le capitalisme monolithique a donné naissance à quatre modèles de capitalisme qui se font la guerre pour s'imposer les uns aux autres. Même la toute-puissance du capitalisme anglo-saxon fondé sur les marchés est contestée.
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En son sein sont nés - et ont prospéré - ces fonds d'investissement «hors marché». Qu'il s'agisse de fonds de capital-risque, renouant avec les origines du capitalisme puisque le risque que fuient désormais les banques est leur moteur. Ou qu'il s'agisse des fonds LBO (leveraged buyout), qui utilisent l'emprunt et le levier de la dette pour prendre le contrôle d'entreprises jugées insuffisamment créatrices de valeur. Les dirigeants propriétaires de ces fonds ne veulent pas entendre parler directement du marché : seules les intéressent l'innovation et la plus-value qu'ils dégageront après revente.
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Deuxième «modèle», celui de l'Europe continentale où les marchés servent de référence, mais où les banques continuent de jouer un rôle important de prêteur aux entreprises. Même s'il a disparu dans sa version du capitalisme rhénan où les banques étaient propriétaires d'entreprises, on retrouve un peu partout en Europe les traits d'un capitalisme continental où banques, entreprises, Etat et syndicats se partagent le pouvoir économique.
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Troisième forme, le capitalisme familial. On pense aux grandes familles indiennes, mais ce capitalisme est aussi massivement présent en Amérique du Sud et en Europe continentale. En France, sans parler des groupes emblématiques Arnault ou Pinault, les entreprises contrôlées par des familles détenant au moins 20% du capital sont majoritaires.
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Dernière forme, un nouveau capitalisme d'Etat. Il triomphe en Russie, au Moyen-Orient ou en Chine, où l'Etat contrôle 70% de l'industrie.
Poids des investisseurs, valorisation, conception du temps, propriété : ces quatre capitalismes ont des règles différentes. Le capitalisme anglo-saxon que l'on pensait hégémonique est non seulement minoritaire mais porteur des difficultés actuelles, avec la désintermédiation et l'explosion corollaire de produits financiers «hors bilan», de plus en plus complexes. Et donc d'affrontements permanents.
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N. O. - Dont le premier signe est l'arrivée en force des «fonds souverains» dans le capital des entreprises occidentales...
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J.-H. Lorenzi. - Leur entrée dans le capital des grandes banques américaines à l'occasion de la crise financière est le fait le plus significatif de ces dernières années. Las de financer les déficits commerciaux américains en échange de créances libellées dans un dollar qui ne cesse de se déprécier, la Chine, Singapour ou les Emirats ont créé ces fonds qui ont vocation à prendre des participations, aujourd'hui minoritaires, dans les grandes entreprises occidentales.
Ces fonds souverains, avec une force de frappe de 3 000 milliards de dollars, sont le principal instrument du capitalisme d'Etat. La croissance des excédents commerciaux les rendent potentiellement plus puissants que les fonds d'investissement classiques. Dans la lutte pour les ressources rares, les hautes technologies, le capital, ils ont, à terme, l'avantage. Mais ils doivent m'affronter la réaction des pays occidentaux, qui n'hésiteront pas à utiliser l'arme des taux de change pour déprécier les actifs des créanciers, sans parler de toutes les formes de protectionnisme.
Nous vivons dans un monde où les tensions sont en train de se cristalliser.
Le grand jeu ouvert par l'irruption de ces fonds dans le capital des banques d'investissement américaines affaiblies par la crise financière ne fait que commencer. Ces fonds auront un rôle majeur dans le rééquilibrage qui devrait clore la crise financière actuelle, rééquilibrage effectué dans la propriété du capital des mille grandes entreprises mondiales. La concurrence des modèles, leur confrontation sont autant une chance qu'un risque majeur pour la planète car la finance, réglementée et rééquilibrée, est la matrice du monde moderne.
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N. O. - Alors que le monde ancien était fondé sur le capital manufacturier...
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J.-H. Lorenzi. - La crise financière actuelle, la plus violente depuis 1929, marque la fin d'une finance massivement «désintermédiée» où la «titrisation», avec son cortège de produits financiers dérivés de moins en moins contrôlables, était la règle. Après les excès, le système bancaire devrait reprendre un rôle plus traditionnel. Mais surtout, les pouvoirs économiques respectifs des pays développés et des pays émergents vont peut-être s'inverser tant le monde occidental aura désormais du mal à trouver les fonds propres nécessaires au financement de ses entreprises et de ses banques.
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Il va falloir partager. Et dans les pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis, il faudra recréer une richesse qui ne sera pas uniquement financière. Bref, redonner de la valeur «manufacturière» à l'économie. Après l'hégémonie de Wall Street, voici peut-être le retour de la Silicon Valley.
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N. O. - Et peut-être un regain d'intérêt pour un Etat régulateur...
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J.-H. Lorenzi. - Plutôt un retour à l'esprit de Bretton Woods, avec un FMI amaigri et plus légitime, permettant aux pays les plus pauvres de mieux se faite entendre.
Cela assurerait la cohabitation pacifique et la régulation des six grandes zones (asiatique, russe, européenne, nord-américaine, sud-américaine et africaine), dont la fragmentation et la concurrence ne feront que se renforcer. Heureusement, des Etats assument en dernier ressort les désordres des «preneurs de risques».
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Sur ce plan, les banques centrales ont été exemplaires : en sauvant récemment les banques les plus touchées et en garantissant leurs créances douteuses. Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale des Etats-Unis, a évité au monde une crise systémique. Mais les pays occidentaux n'en ont pas pour autant fini avec les difficultés. Il reste à trouver un moyen pour couvrir leur dernier risque, celui de la «transition démographique» qui frappe nos sociétés vieillissantes et pour lesquelles on avait inventé des mécanismes d'épargne susceptibles de faire face à des sociétés plus jeunes et dynamiques. A force de dire que la croissance était infinie, on avait oublié cette tension. Mais c'est la dynamique des sociétés.
A nous d'inventer la régulation économique mondiale du XXe siècle.
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Jean-Hervé Lorenzi est professeur d'économie à l'université de Paris-Dauphine, conseiller du directoire de la Compagnie financière Edmond de Rothschild et président du Cercle des Economistes, qui vient de publier, sous sa direction, «La guerre des capitalismes aura lieu» chez Perrin.

Jean-Gabriel Fredet.Le Nouvel Observateur.

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