vendredi 4 juillet 2008

LA VIEILLESSE, UNE CHANCE AMBIGUË.

La vieillesse, une chance ambiguë.
Privilège de la longévité, indignité du vieillissement. Cette contradiction traverse l'histoire du grand âge. Mais tout le reste change: le nombre des vieux, leur rôle, leur image. Le repos après le travail, qui définit la vieillesse aujourd'hui, est une invention récente.
Sylvie Arsever.Vendredi 4 juillet 2008. LE TEMPS.

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C'est la maison populaire idéale, imaginée quatre ans après la Révolution française à la demande du Comité de salut public. Sur la chambre réservée aux vieillards de la famille, une pancarte proclame: «Repos honorable après le travail».
Il faudra compter un siècle et demi pour que cette promesse débouche sur la généralisation des retraites. Mais une nouvelle idée est née: jusque-là, c'est l'invalidité plus que l'âge qui a marqué la fin de la vie active – ou plutôt son amenuisement.
Et lorsque les mieux pourvus se retiraient dans des couvents vers la fin de leur vie, c'était pour préparer leur passage dans l'au-delà, pas pour se reposer.
La vieillesse était à la fois une chance – nombreux étaient ceux qui n'y parvenaient pas – et une malédiction dans un monde où la force physique était un atout déterminant. Mais c'était avant tout une aventure individuelle. Plus de 2000 ans avant notre ère, un lettré égyptien, Ptah Hotep, en énumère déjà les stigmates: la vue du vieillard baisse, «ses oreilles deviennent sourdes; sa force décline; son cœur n'a plus de repos; [...] Ses facultés intellectuelles diminuent et il ne lui devient impossible de se rappeler aujourd'hui ce que fut hier. Tous ses os sont douloureux. Les occupations auxquelles il s'adonnait hier avec plaisir ne s'accomplissent plus qu'avec peine [...].
La vieillesse est le pire des malheurs qui puissent affliger un homme.» Ce qui ne l'empêche pas de souhaiter à son fils de vivre autant que lui. L'ère des patriarches Adam vécut 930 ans, nous apprend la Bible, un âge tout à fait normal pour la lignée des patriarches, qui souvent ne procréaient pas avant 100 ou 200 ans. Le plus durable d'entre eux, Mathusalem, s'est éteint à 969 ans, juste avant le Déluge qui marque l'entrée dans une ère plus historique, où les longévités se font plus raisonnables. Relativement: Abraham vivra 175 ans et Sarah engendrera Isaac à 90 ans – mais c'est un miracle.
On trouve de tels records à l'aube de plusieurs civilisations orientales, de Babylone à la Chine. Ils situent les vieillards dans un monde crépusculaire – entre les hommes et le divin, le chaos et l'histoire – et marquent une domination de la longévité, associée à la sagesse, sur le vieillissement. Ils persistent dans l'imaginaire chrétien. Charlemagne – qui n'a atteint que l'âge tout de même très honorable de 72 ans – est réputé avoir vécu 200 ans, le roi Arthur plus de 100. Comme les patriarches, ces grands vieillards de légende restent vigoureux et actifs jusqu'au bout. On les reconnaît sur les tableaux au fait qu'ils portent la barbe: leur stature est celle de jeunes gens, et le récit de leurs vies les voit guerroyer jusqu'à la dernière heure. Ces représentations sont avant tout symboliques. Comme une association de l'âge à la sagesse et au pouvoir qui ne tient pas toujours compte des données chronologiques et ne se répercute pas forcément sur le statut réel des vieillards.
Jusqu'au XVIe siècle, ces derniers sont surtout de sexe masculin: les couches tuent plus que la guerre. Ils savent rarement leur âge exact et l'on manque de sources pour les dénombrer avec précision. On meurt beaucoup, mais surtout en bas âge: ceux qui survivent à la mortalité infantile sont solides.
Là où des études ont été faites, un adulte sur dix a plus de 60 ans.
Rares mais verts. Pauvres, ils travaillent jusqu'à ce que leurs forces les abandonnent. Riches ou puissants, ils s'accrochent, quand ils y parviennent, au pouvoir et à l'action. Erico Dandolo, doge de Venise, participe aux campagnes guerrières de la Sérénissime jusqu'à sa mort en 1205 à plus de 90 ans. Quelques années plus tôt, Aliénor d'Aquitaine, déjà octogénaire, parcourt l'Europe pour trouver des soutiens à son fils Jean sans Terre.
Ce sont souvent eux qui détiennent l'argent quand il y en a, ce qui les met en position de force sur le marché du mariage et du remariage.
La Renaissance, qui renoue avec l'idéal grec de la perfection physique, va prendre en grippe ces vieux décatis qui épousent des jeunesses. Ils contribuent à façonner le personnage de Pantaléon, dans la commedia dell'arte: un vieillard avare et lubrique, destiné à un cocufiage sans fin. Une immense maladie.
La répulsion manifestée face aux stigmates du vieillissement n'est pas entièrement nouvelle, mais elle s'exprime avec une vigueur inusitée au XVIe siècle. Les femmes sont particulièrement visées: «Oreilles pendantes, moussues, le vis pally, mort et destains, menton froncé, lèvres peaussues» pour Villon, «plus dégoûtante qu'un marais», pour Chaucer. Les vieilles, dont le nombre est en passe de dépasser celui des vieux, forment une bonne partie des sorcières vouées au bûcher.
Pour Erasme, la vieillesse est «une immense maladie», qu'il juge avoir attrapée vers 45 ans. Montaigne a 53 ans quand il se juge atteint. Et il n'en est pas fier: «De toutes les belles actions humaines à ma cognoissance [...] je penserois en avoir plus grande part à nombrer en elles qui ont esté produictes [...] avant l'âge de trente ans.» L'humaniste français partage une opinion largement exprimée dans la littérature de son siècle: les vieux sont pessimistes, timorés, attachés aux institutions et aux vérités du passé, incapables de renouveau. Bref: leur influence politique est détestable. Mais le vieillard qu'il est compte bien profiter de la vie le plus longtemps possible. Pour cela, il conseille notamment la douceur: «Il y a tant de sortes de défaults en la vieillesse, tant d'impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour des siens.» Car le sort des vieux dépend étroitement de leurs familles. Et tous ne comptent pas sur l'amour: les contrats de mariage du fils dernier-né contiennent souvent des dispositions sur l'avenir des parents. Ces derniers passent la main contre une pension qui est parfois énumérée en détail: nombre de miches de pain, de lard et de vin dus hebdomadairement. Voire, pour une vieille femme, «le droit de se promener dans les vignes et d'y cueillir du raisin».
Le souci de bien vieillir, exprimé avec une solide dose de pessimisme par Montaigne, n'est pas son seul fait. On lit les conseils de modération de Luigi Cornaro, mort en 1566 à l'âge de 102 ans. Ou l'on se tourne vers Paracelse, dont la «quinte essence» est un élixir de longue vie. La pierre philosophale, que recherchent activement les alchimistes, ne devrait pas seulement transformer le plomb en or. On en attend longue vie, voire jeunesse éternelle. Se préparer à la mort.
La vieillesse est dure aux gens modestes. Pour les femmes toujours plus nombreuses qui en font l'expérience, le veuvage peut être synonyme d'autonomie – notamment dans la noblesse – ou de grande précarité. Les règles des corporations interdisent souvent à l'épouse de reprendre le titre de son mari, ce qui conduit certaines à épouser un compagnon plus jeune pour garder la maîtrise de la boutique ou de l'atelier où elles ont toujours travaillé. On voit apparaître des maisons de veuves, où elles se regroupent pour survivre, ou bénéficient de quelque charité.
Un autre mouvement, qui n'a rien à voir avec le besoin matériel, se dessine en France au XVIIe siècle: un nombre croissant de nobles et de grands bourgeois partent passer les dernières années de leur vie dans un couvent pour s'y préparer à la mort. La pratique remonte au Moyen Age. Mais elle est choisie par un nombre croissant de nantis. Des pauvres méritants.
Les vieux travailleurs manuels dont les forces viennent à manquer, eux, rejoignent la foule des mendiants et des vagabonds. Là où les données sont disponibles, ils forment le gros des pensionnaires des hôpitaux qui accueillent et s'efforcent d'encadrer cette masse inquiétante. Et, surtout, ils sont les moins remuants.
Si l'âge ne donne ni droit d'admission ni statut particulier, le vieillard va devenir l'incarnation du pauvre méritant. Certains abris leur sont peu à peu réservés. L'hôpital Sainte-Catherine-de-Sienne à Lille accueille les «vieillottes» depuis 1541; en 1606, une maison est réservée aux vieillards à Harlem; Saint-Vincent-de-Paul ouvre en 1653 l'Hospice de Jésus pour recevoir 80 vieillards. L'écot de l'invalide L'Hôtel des Invalides, créé par Louis XIV en 1670, répond à une autre logique. L'Etat se montre soucieux de la dignité de ceux de ses serviteurs qui ne sont plus en mesure de servir. Jusque-là, soldats mutilés ou vieillis – les stropiats – pouvaient être accueillis à certaines conditions dans des couvents où ils travaillaient à la mesure de leur force contre le gîte et le couvert.
Beaucoup vagabondaient. Aux Invalides, ils ont droit chaque jour à 700 grammes de pain, une livre de viande et un quart de litre de vin. Ils bénéficient aussi de services médicaux et d'un encadrement spirituel. Et ils travaillent: l'établissement comprend une manufacture qui finira par être transformée en dortoir face à l'afflux des pensionnaires. Tous ne résident pas sur place: certains viennent seulement toucher des aides, qui vont donner naissance au cours du XVIIIe siècle à des pensions systématiques versées aux invalides de la Marine, aux marins de commerce, aux ingénieurs de fortifications, à leurs veuves. L'art d'être grand-mère.
Un nouveau personnage apparaît dans les mémoires, les récits autobiographiques et dans la peinture: le grand-parent. Ce vieillard désormais plus présent – en 1800, un enfant qui naît en France en a deux en moyenne – ne ressemble plus au survivant entêté qui, aux XVIe et XVIIe siècles, truste l'argent et les occasions sexuelles et règne en maître sur sa famille.
Il – ou souvent, elle – incarne un rapport nouveau avec l'enfant, marqué par la douceur et, cela se confirmera au XIXe siècle: la mémoire.
Dans un monde qui change plus vite, le grand-père ou la grand-mère est celui qui connaît les anecdotes anciennes, les proverbes, les savoirs coutumiers. C'est aussi celui qui peut s'offrir le luxe de l'indulgence, voire d'une complicité quasi enfantine. Dans L'Art d'être grand-père, Victor Hugo se dépeint allant apporter en douce des confitures à sa petite-fille Jeanne, mise «au pain sec dans le cabinet noir». Comportement pendable, perte de la limite, il l'admet et se dit prêt à subir la même punition. Ce qui lui vaut cette réplique de l'enfant: – Eh bien, moi, je t'irai porter des confitures. Mais la promesse du repos mérité après le travail tarde à être tenue. Si les caisses des secours mutuels, qui comprennent des allocations de vieillesse, se développent au cours du XIXe siècle, les vieillards indigents restent nombreux à dépendre de la charité publique ou de celle des ordres religieux.
L'âge de l'hospice En France, l'assistance devient certes un droit reconnu aux vieillards et aux invalides en 1905. Mais il faut encore le mériter. Dans les hospices qui ont remplacé l'hôpital général, les vieillards sont logés dans de vastes dortoirs, astreints au travail, tenus sous peine de sanctions de respecter des horaires stricts et d'adopter un comportement convenable. Les locaux sont souvent vétustes, les conditions d'alimentation et d'hygiène nettement insuffisantes. Lorsque des réformes sont entreprises au nom de l'hygiénisme, elles peuvent rendre la vie encore plus dure: les rideaux entre les lits sont supprimés pour faciliter la circulation de l'air, le nombre d'objets personnels que les pensionnaires peuvent conserver réduits à la portion congrue. Ces vieux enrégimentés dans les hospices sont des prolétaires: ouvriers, petits agriculteurs. La crise des années 1920 crée une nouvelle catégorie de nécessiteux: les rentiers de la classe moyenne. Ces derniers trouvent parfois à leur tour refuge dans les hospices. Ils sont logés dans des quartiers séparés, où ils peuvent apporter leurs meubles. Mais ils ont dû céder tous leurs biens à l'établissement, moins un 10% qui reste à leur disposition pour leurs menues dépenses. La peur du vieillissement.
Ces conditions paraissent toujours moins acceptables au fur et à mesure que celles du reste de la population s'améliorent. Grâce aux mutuelles et aux caisses d'entreprise, le nombre des travailleurs bénéficiant d'une rente à partir de 65 ans augmente. Les temps vont devenir favorables à une généralisation des retraites. Mais un autre mouvement se dessine: le recul des naissances, amorcé au XVIIIe siècle, se poursuit. Il est particulièrement précoce et marqué en France et aggravé, dans toute l'Europe, par le déficit de naissances consécutif à l'hécatombe de la Grande Guerre et de la grippe espagnole. La mortalité continue, elle aussi, de reculer. Une nouvelle menace naît: le vieillissement de la population. Le terme apparaît en 1928 sous la plume du démographe Alfred Sauvy. Il donne corps à une crainte montante depuis la fin du XIXe siècle. Et exprime un souci autant sociopolitique que démographique: on craint le poids des aînés sur des générations montantes raréfiées. Et, parallèlement, on déplore la perte de vigueur de démocraties vieillissantes bientôt confrontées au jeunisme agressif des dictatures fasciste et nazie. La défaite française de 1940 sonne comme une confirmation de ces angoisses. Et c'est, de façon à la fois paradoxale et révélatrice, à un grand vieillard qu'est confiée la charge de redresser la barre. Le baby-boom qui suit le conflit redonne pour quelque temps une forme classique à la pyramide des âges. Dans un optimisme social renouvelé, de nombreux pays européens généralisent la pension de vieillesse. En Suisse, l'AVS voit le jour en 1948. Mais la crainte du vieillissement ne disparaît pas. Elle domine un congrès consacré cette même année en France à l'«étude scientifique du vieillissement». On y évoque – déjà – une hausse de l'âge de la retraite pour «diminuer le nombre des vieillards qui consomment sans produire».
On constate que les aînés «confisquent» la richesse nationale au détriment des adultes productifs. Et l'on y conspue au passage le suffrage féminin – tout juste acquis, lui aussi – qui augmente la proportion d'électeurs âgés (les femmes vivent plus longtemps) ainsi que la tendance du corps des citoyens à se montrer indécis et timoré. Le repos mérité Cette image très négative de la vieillesse n'est pas universelle. Elle s'enracine dans les convictions conservatrices des milieux natalistes, surtout français. Mais ni l'accès d'un nombre croissant d'Européens au repos mérité, ni la transformation des vieux en seniors à l'espérance de vie en crue et au pouvoir d'achat puissant ne sont parvenus à l'effacer entièrement. Les vieux ont beau constituer aujourd'hui un pouvoir économique et politique avec lequel il faut compter, ils n'en suscitent pas plus de sympathie pour autant, du moins collectivement. Naissance d'un 4e âge.
Comme tous les privilèges, celui de la longévité est désormais mieux partagé même si dix ans séparent encore l'espérance de vie des travailleurs manuels de celle des mieux nantis. Quant à l'indignité du vieillissement, la médecine s'applique à la corriger et à la reculer avec l'effet paradoxal, parfois, de la prolonger. Ce temps de la décrépitude constitue désormais un âge à part: le 4e, qu'une génération sépare en général des nouveaux arrivés dans le troisième, celui du repos mérité dont on profite sur une période toujours plus longue, qui égale bientôt celles consacrées à la formation ou à la procréation.
Au XXIe siècle, la vieillesse n'est plus seulement un âge. C'est un statut social. Fragile – les questions posées en 1948 sur la pérennité du système de retraites ont gagné en actualité. Sans doute appelé à des aménagements. La borne d'entrée pourrait être reculée, le passage étalé dans le temps. Mais ce mouvement que tous prédisent, s'effectue à reculons. Parce que le droit au repos constitue en quelque sorte la matrice de tous les droits sociaux, un symbole difficile à ébranler. Et parce que l'économie continue d'évacuer les travailleurs devenus moins conformes à ses exigences avant la limite fatidique. Pour les 16% d'Européens qui ont aujourd'hui plus de 65 ans, les problèmes sont moins économiques et plus existentiels. Celui de leur lien avec une société où le travail constitue un mode d'intégration privilégié amène un nombre important d'entre eux à recourir au bénévolat, formel ou informel. La dépendance a reculé mais elle reste une perspective sérieuse pour la moitié d'entre eux qui dépasse désormais 80 ans. La crainte de cette dépendance fait partie des facteurs qui ont fait naître la revendication d'un nouveau droit, le plus paradoxal de tous: celui de choisir son heure pour prendre congé et d'obtenir l'assistance nécessaire pour cela.
A lire :
Sylvie Arsever, Jean-Pierre Bois: Histoire de la vieillesse. Que sais-je? PUF, Paris, 1994.
Jean-Pierre Gutton: Naissance du vieillard Ed. Aubier, Paris, 1998. Georges Minois: Histoire de la vieillesse en Occident, de l'Antiquité à la Renaissance. Ed. Fayard, Paris, 1997
Elise Feller: Histoire de la vieillesse en France1900-1960. Ed. Seli Arslan, Paris, 2005.

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