jeudi 3 juillet 2008

LA FORCE DE L'AGE.

Toutes les époques ont divisé la vie humaine en âges. Mais tant le nombre de marches que la portée de ces échelles ont varié. L'âge adulte en occupe le sommet.
Il est aussi la référence permettant de définir les caractéristiques des autres. Mais il demeure difficile à cerner.
LE TEMPS. Sylvie Arsever. Jeudi 3 juillet 2008.

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Age adulte, âge mur, âge viril...
Les mots pour le dire hésitent, ne se recoupent qu'en partie, et les frontières pour le délimiter sont mouvantes.
L'âge viril des Romains s'atteint au moment de quitter la toge prétexte des enfants et de revêtir la toge virile, c'est-à-dire à 16 ans. Au XVIIIe siècle, Buffon le fait commencer au moment où se terminent les modifications liées à la puberté, c'est-à-dire pour lui, «avant trente ans». Des nomenclatures plus récentes le situent après l'âge adulte, au début de la décrépitude. Au VIIe siècle, Isidore de Séville situe l'âge mûr à 49 ans, après une longue jeunesse entamée à 28 ans. Au XVIIe, le lexicographe César-Pierre Richelet le voit faire place à la vieillesse dès 40 ans. Plus près de nous, Simone de Beauvoir a 21 ans en 1929 lorsqu'elle estime entrer dans la force de l'âge, et 31 ans lorsque la guerre l'en fait sortir. De quoi surprendre beaucoup de nos contemporains qui se considèrent comme des jeunes pousses jusqu'à la quarantaine et invoquent toujours la force de leur âge passé la soixantaine. Plus que des variations dans les représentations du mitan de la vie, ces différences disent la grande diversité des bornes qui peuvent en baliser le territoire: rites de passage faisant entrer les adolescents pubères de plain-pied dans la société des adultes, mariage, fin d'une formation, accès au travail, aux responsabilités, à la parentalité... Ces balises, dont l'énumération n'est pas exhaustive, peuvent en outre coexister et sont elles-mêmes mouvantes. L'âge au mariage, par exemple, peut passer de 14 à 26 ans à différents moments du Moyen Age. La transmission du patrimoine, qui fait le chef d'exploitation agricole - une autre définition de l'homme mûr -, dépend de l'espérance de vie et des pratiques de donations entre vifs. Ces dernières varient fortement, tout au long de l'histoire, d'une région à l'autre. La formation s'allonge - on le sait - depuis le XVIIe siècle. Quant aux rites de passage, on note actuellement l'effacement progressif du plus solide d'entre eux: l'école de recrues dont on a assez dit qu'elle faisait des adolescents des hommes (mûrs? forts? virils?). Mais, avant de s'affoler, il faut se rappeler qu'il n'existe sous cette forme que depuis le XIXe siècle. Une autre frontière mouvante est dessinée, depuis la même époque, par les âges de majorité. Jamais concordants: la majorité sexuelle est en général inférieure à la majorité civile, laquelle est restée longtemps supérieure à la majorité pénale. Elles ont, en outre, bougé avec une tendance générale à la baisse dans un monde où tout le monde déplore par ailleurs un recul de la maturité. Cela ne signifie pas qu'on ne sache pas ce qu'est un adulte. La force de l'âge se mesure avec d'autres instruments que le passage du temps. Le prix du sang, qui permettait chez les Wisigoths de racheter le meurtre, est à son plus haut cours chez les hommes de 20 à 50 ans, les femmes de 15 à 40 ans occupent le deuxième rang. Une indication dont il faut relativiser le côté chiffré quand on sait que peu de personnes alors connaissaient leur âge avec certitude mais qui révèle un détail important: la maturité est affaire de genre. Beaucoup de femmes n'ont jamais accédé à l'autonomie qui représente un des attributs essentiels, à nos yeux, de l'âge adulte. Mais d'autres, suivant les aires géographiques et les époques, se sont vu reconnaître le droit d'accéder au trône, d'avoir un métier et d'en encaisser les revenus, de succéder à leurs maris défunts à la tête de leur famille, voire de leur atelier. Elles ne sont pas les seules que leur statut social confine, dans certains cas, dans une sorte d'éternelle minorité. Philippe Ariès a montré comment jusqu'au XVIe siècle, les mêmes mots pouvaient désigner indifféremment un enfant ou un serviteur et comment les mêmes caractéristiques morales leur étaient attribuées. Plus tard, les pauvres, les vagabonds et les vieillards enfermés dans les hôpitaux ne seront pas traités très différemment des enfants. Affaire d'appartenance sexuelle et de statut social, l'âge mûr est aussi une question de perspective. Il constitue un sommet, une conviction qui s'accentue à l'époque moderne, au fur et à mesure qu'émerge une figure plus typée du vieillard. L'angoisse en devient donc une composante essentielle: à partir de là, il va falloir se résoudre à décliner. Des fontaines de jouvence médiévales à la botuline en passant par la pierre philosophale, le sérum de Bogomoletz et la cellulothérapie du docteur Niehans, le rêve de prolonger indéfiniment l'apogée a fait beaucoup courir - et gagner pas mal d'argent. Il tend aujourd'hui encore à brouiller l'autre frontière, celle de la sortie. Formellement, elle n'a jamais été aussi précise. Elle se franchit à l'âge de la retraite, soit, en Suisse, à 65 ans pour les hommes et à 64 ans pour les femmes. Mais ceux qui la passent refusent le plus souvent de la considérer comme un renoncement à la force ou aux vertus de la maturité. Il faut dire qu'ils sont sans doute en meilleur état physique que les quadragénaires de la Renaissance. Mais la vraie difficulté est ailleurs: l'âge mûr ne s'observe pas. C'est lui qui observe. Il est, comme le relève ci-contre l'historienne Aline Charles, la référence muette des définitions apportées aux autres âges: enfance, adolescence, vieillesse, sénilité. Faire une histoire de la force de l'âge équivaudrait donc, d'une certaine manière à faire toute l'histoire: des travaux et des jours, de la guerre et de la paix, des hommes et des femmes. C'est trop, bien sûr. Aussi l'avons-nous interrogée plutôt sur cette manie de découper la vie et l'histoire en âges toujours plus fins et plus précis.
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«L'âge n'est pas forcément une donnée chronologique»
Professeure à l'Université de Laval, à Québec, Aline Charles évoque l'histoire des âges de la vie.
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Sylvie Arsever. Le Temps:
Découper la vie en âges, c'est une pratique récente?
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Aline Charles: Non, toutes les époques ont fait de tels découpages. Ce qui change, ce sont d'une part les modalités de ce découpage et ensuite la nature et la portée de ses implications. L'âge, par exemple, est un élément important dans les hiérarchies des ordres religieux médiévaux. Mais il ne s'agit pas d'un âge chronologique. Ce qui compte, c'est davantage l'expérience, l'ancienneté dans la vie religieuse. Aujourd'hui, l'âge chronologique est extraordinairement important: la date de naissance figure sur tous les documents qui concernent un individu, on la lui demande à tout bout de champ, elle constitue un élément central de l'identité. Au XIXe siècle encore, voire dans les campagnes au début du XXe, il y a des gens qui ne connaissent pas leur date de naissance. Ils ont des repères: ils savent qu'ils sont nés avant celui-ci, après tel ou tel événement marquant. Mais c'est beaucoup moins précis.
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- Peut-on dater l'apparition de l'exigence de précision?
- Il serait faux d'imaginer une évolution linéaire. Il y a des moments où l'âge compte beaucoup, d'autres où il a moins d'importance. Cela dit, la précision avec laquelle l'âge est connu est liée au développement de l'Etat. Qui, à partir des XVIIe et XVIIIe siècles s'intéresse à sa population et se met à la compter, d'abord pour son potentiel militaire et économique. L'introduction du droit de vote, puis de l'Etat providence augmentent ensuite le besoin de données toujours plus précises sur les citoyens. L'âge devient une donnée importante dans l'organisation des existences, de l'école à la retraite.
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- Combien d'âges y a-t-il?
- C'est une des choses qui change. Toutes les époques ont reconnu, en gros, une enfance, une jeunesse, un âge mûr et une vieillesse. Les limites entre ces âges ont pu varier, de même que les droits et les devoirs plus ou moins spécifiques qui leur étaient attachés. Et des âges intermédiaires sont apparus: l'adolescence, au début du XXe siècle, plus récemment on a divisé la vieillesse en deux, puis même en trois âges: le 3e, le 4e et aujourd'hui le 5e.
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- Cela correspond peut-être à l'allongement de l'espérance de vie...
- Il joue un rôle, c'est évident. Lorsque la vie moyenne dure trente-cinq ans, comme au Moyen Age, on a forcément une vision différente de la vieillesse. Pas tellement sur le fond: on retrouve à un peu toutes les époques une appréciation ambiguë, contradictoire, entre la valorisation de l'expérience, de la sagesse et la stigmatisation de la déchéance et du déclin. Mais ces valeurs ne sont pas liées à un âge chronologique: chaque individu vieillit à son rythme. Le vieillissement physique l'oblige souvent à changer d'emploi, souvent dans le sens d'une déqualification et d'une précarité croissantes. La généralisation de la retraite dans la deuxième moitié du XXesiècle a changé cela. Désormais, à 65 ans, tout le monde devient vieux. Au plus tard: à partir des années 1980, le marché du travail s'est mis à rejeter les gens toujours plus tôt. On peut être en préretraite dès 50-55 ans. Bien sûr, il s'agit de jeunes vieux, ce qui explique le besoin de dégager ensuite des phases dans la vieillesse. Mais de vieux quand même, c'est-à-dire d'individus auxquels manque une caractéristique centrale de l'âge mur: le travail.
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- L'âge mûr, au fond, qu'est-ce que c'est?
- C'est le moins décrit. C'est la norme implicite qui permet de définir les déviances constituées par les autres âges. Mais lui aussi connaît des variations historiques. Aujourd'hui, on peut par exemple constater qu'il s'amenuise toujours plus. Vers le haut, on l'a vu. Mais aussi vers le bas: on quitte la jeunesse, c'est-à-dire la période de formation, toujours plus tard.
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- Si l'âge mûr est le moins décrit, quel est celui qui a le plus retenu l'attention?
- L'enfance. C'est la période de la vie qu'on étudie le plus, en histoire comme ailleurs. C'est aussi celle qu'on a le plus segmentée. L'école obligatoire, organisée sur une base chronologique stricte, a délimité des stades de développement précis, que chaque enfant doit parcourir plus ou moins sur le même rythme. Et ça continue: les médecins et les psychologues découpent le développement des enfants en séquences toujours plus fines.
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- Est-ce que la vie des femmes se découpe comme celle des hommes?
- Non. Les femmes sont considérées comme vieilles beaucoup plus tôt. Aujourd'hui, l'exigence de paraître jeune est beaucoup plus forte pour elles. Au moment où les premières caisses de retraites se mettent en place au XIXesiècle, les hommes y ont droit dès 65 ans et les femmes dès 60 ans. C'est une évidence, qui n'a pas besoin d'être justifiée. D'un autre côté, les femmes sont restées mineures très longtemps. Une étude menée sur l'image des femmes au XVIIIe siècle aux Etats-Unis montre que cet état de dépendance à l'égard de leur père ou de leur mari était assimilé à une sorte de longue jeunesse: la fraîcheur, la naïveté étaient des caractéristiques féminines. Longtemps, on a étudié les trajectoires féminines comme une variante d'un humain de référence, qui était de sexe masculin. Aujourd'hui, on se met à traiter la masculinité comme on a traité jusqu'ici les trajectoires féminines. On étudie la façon dont elle est construite socialement à travers le collège, l'armée, etc. On s'intéresse aussi à la paternité. Jusqu'ici, toutes les études démographiques ont compté en enfants par femme. On se penche désormais aussi sur la fécondité masculine.
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- L'âge exact, aujourd'hui, a-t-il la même importance pour tout le monde?
- Il est un élément fondamental de l'identité individuelle. Il détermine la façon dont on se perçoit, dont on est perçu, dont on se différencie des autres. Mais il n'implique pas forcément le sentiment d'appartenir à un groupe d'âge. Ce sentiment se construit culturellement, et il peut être plus important à certains moments, puis s'effacer. L'apparition puis la disparition de groupes de jeunes très affirmés en est un bon exemple. Ou, à l'autre extrême, prenez la vieillesse: longtemps elle était assimilée à la faiblesse, à la maladie, à la pauvreté. Aujourd'hui, c'est non seulement un âge mais un mouvement social, un groupe de pression.
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A lire.
Philippe Ariès, Georges Duby: Histoire de la vie privée Ed.Le Seuil, Paris, 1999.

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