samedi 19 juillet 2008

BELGIQUE : ETAT DES LIEUX D'UNE NON-NATION.


Nous publions cette synthèse assez remarquable pour contribuer au débat.

Pour notre part, il ne nous semble pas que les conclusions tirées par cet article tiennent encore la route.

Ce qui signifie en clair que notre diagnostic personnel est plus pessimiste (notamment vis-à-vis du rôle du mouvement blanc ...).

C.V.



Belgique : état des lieux d'une non-nation.
Il n'est pas à douter que dorénavant les prises de positions politiques, tant au nord qu'au sud, devront se faire non plus seulement par rapport aux questions économiques, sociales, linguistiques et confessionnelles mais aussi par rapport aux questions de démocratie et de justice portées par le mouvement blanc. Pour aider nos lecteurs français à mieux comprendre les réalités belges une radiographie signée Didier Brissa et repiquée du magazine du Forum Civique Européen...


Récupéré du site : Archives Alternative Libertaire.
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Les développements continus de la fédéralisation de l'État belge, les diverses pressions nationalistes conduisant à des institutions séparées et les modèles de séparatisme qu'ont connus divers États européens ces dernières années ramènent de plus en plus régulièrement la question de l'éclatement en deux entités distinctes de ce produit de la grande diplomatie européenne de la première moitié du XIXème siècle. Comprendre ce long cheminement et tenter d'en saisir les perspectives ne peut se faire sans un certain retour aux sources.
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Une zone de fracture.
Claude Semal, chansonnier bruxellois contemporains conte dans une de ses chansons la désorientation naturelle du sentiment national en Belgique par cette phrase : { Les généraux de toutes les têtes couronnées d'Europe sont venues culbuter nos campagnes }. La Belgique géographique fut en effet le théâtre de nombre de césures politiques au cours des deux mille ans d'histoire européenne. Elle tire son nom d'une tribu germanique mineures les Belges, qui occupaient son territoire vers le IIIème et IVème siècle av. JC. Ces seuls "vrais Belges" auraient immigré vers l'Angleterre lors de l'avancée vers l'ouest des autres tribus germaniques. La domination romaine, qui débuta en l'an 51 avant notre ère par l'écrasement des Éburons, est à l'origine d'un élément d'extrême importance pour le présent récent, puisque l'actuel tracé de la frontière linguistique correspond à peu de choses près à la limite nord-continentale des territoires et populations latinisées sous son autorité. Ainsi les populations comprises entre la Meuse, l'Escaut et au sud de Bruxelles entrèrent dans la sphère des populations de langue d'oïl, tandis que plus au nord elles conservèrent leur culture germanique. À partir du IIIème siècle, l'effondrement progressif de l'Empire romain verra les Francs occuper une majeure partie de la Gaule romaine, et la conversion de Clovis au christianisme permettra aux langues latines de se perpétuer là où elles étaient - en usage courant. La position centrale de la Belgique, proche d'Aix la Chapelle, au sein de ce qui allait devenir le Saint Empire Romain Germanique d'Occident, explique que les dynasties mérovingiennes, puis carolingiennes y fixèrent maintes capitales et villes importantes.
Plus tard, en 843, ces régions seront partagées par le traité de Verdun entre la France et la Lotharingie, puis la Germanie, l'Escaut servant de frontière. Une exception notable à ce partage fut la ville de Liège et la région environnante. Évêché dès le VIIIème siècle, elle devint capitale d'une principauté ecclésiastique relativement étendue et dirigée par un prince-évêque. Dépendant du Vatican, elle était politiquement et militairement vassale de l'Empire germanique. De sa particulièrement longue existence elle ne disparaîtra définitivement qu'en 1792, sous l'occupation de la France révolutionnaire - il restera un état d'esprit particulier qui fait qu'on ne peut toujours pas parler d'une nation wallonne au même titre ou degré que d'une nation flamande. De même, Liège, tout en étant aujourd'hui fortement francophile et francophone, fut longtemps aussi sous une influence intellectuelle, culturelle et architecturale fortement allemande.
Les différents conflits de succession au Moyen-Âge affaibliront tant les royaumes franc que germain, donnant naissance à une suite d'États intermédiaires, dont le très puissant Duché de Bourgogne, pour lequel Charles le Téméraire conquit de nombreux territoires (dont les Flandres, le Brabant, le Hainaut, le Luxembourg...). La Belgique d'alors, unie aux Pays-Bas actuels, passera ensuite aux mains de la maison des Habsbourg d'Autriche, puis d'Espagne, sous le nom de Pays-Bas autrichiens, puis Pays-Bas espagnols. En rébellion depuis 1555 contre la très catholique Espagne, les Pays-Bas septentrionaux, majoritairement calvinistes, font sécession en 1579 et se constituent sur la base de l'Union d'Utrecht en État indépendant sous le nom de Provinces Unies. La Belgique actuelle restera sous la coupe espagnole jusqu'en 1713, où elle revient à nouveau à l'Autriche. Dans la foulée de 1789 en France, les provinces belges, tentent de s'émanciper de la tutelle de Joseph Il d'Autriche, mais les Autrichiens redeviennent maîtres du pays en 1790. Après les victoires de Valmy et de Jemappes (1792), la France de la Convention occupe les provinces belges qu'elle annexera à la République en 1795, après la réaction thermidorienne [Élément essentiel dans l'histoire belge : alors que le gouvernement révolutionnaire jacobin avait songé à accorder une certaine autonomie aux provinces belges sous direction de révolutionnaires locaux, Thermidor, puis le Directoire installeront dans les responsabilités publiques de là République des aristocrates et grands bourgeois. L'aristocratie locale n'avait pas été décapitée, ni par les révoltes de 1789 ni par l'occupation française de 1792 pour deux raisons : dans les deux cas elle avait participé aux événements contre l'occupant autrichien, et parce que la France cherchait à se concilier des alliés et ne pratiqua pas en Belgique le même nettoyage social que sur son territoire.] Autant le départ de Joseph n'avait fait l'unanimité, autant la présence française amorcera la distinction politique au sein des notables belges, Les Français seront honnis par l'aristocratie, le clergé et la haute bourgeoisie, qui ne supportent pas les velléités centralisatrices et laïques du nouveau pouvoir, tout en y participant relativement, en particulier sous l'empire de Bonaparte et après le Concordat. La bourgeoisie libérale accueille la fin des privilèges de l'Ancien régime avec une satisfaction manifeste qui ne sera gâchée que par leur quasi-restauration sous le despotisme napoléonien. Par ailleurs, la principauté de Liège, qui avait connu en 1789 une révolution comme la France et qui avait chassé le prince-évêque, despote réactionnaire sera sans aucun doute la région qui accueillera la République avec le plus d'entrain. Ainsi pour la première fois les Pays-Bas autrichiens (provinces belges) et la principauté de Liège se trouveront réunis dans une structure unique.
Cependant, les divergences entre les provinces belges et l'ex-principauté sont annonciatrices des oppositions qui vont prévaloir au XIXème siècle, entre partisans d'un maintien intégral des institutions traditionnelles et partisans des réformes. Les classes privilégiées de l'Ancien Régime, s'appuyant sur le clergé et sur l'attachement des masses à la religion, susciteront un anticléricalisme politique toujours plus radical comme expression politique de la nouvelle bourgeoisie non privilégiée. Mais ces divergences seront rapidement mises entre parenthèses. An bout des Cent Jours et après la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815, l'ensemble des territoires belges (provinces belges, ex-principauté de Liège et duché de Luxembourg) reviendront à Guillaume d'Orange - prince souverain des Pays-Bas - et à sa Maison, en récompense des bons et loyaux services rendus aux puissances coalisées. Guillaume Ier d'Orange ressuscitera rapidement la coalition entre catholiques (parce qu'il est protestant) et libéraux (car c'est un despote), présidant même à la naissance de la seconde ligne de fracture de la politique intérieure belge après le cléricalisme : la question linguistique. En effet, il se mit en tête d'unifier son royaume par l'usage obligatoire du néerlandais dans l'ensemble des administrations et cours de justice. Or l'ensemble des classes dirigeantes, qu'elles soient nobiliaires, haute et moyenne bourgeoises, sont francophones. Le français est à l'époque langue de culture et de commerce à travers l'Europe et, en Belgique plus qu'ailleurs, langue de distinction sociale pour les classes dirigeantes, tant en Flandre qu'en Wallonie. Aussi l'intention linguistique de Guillaume Ier est-elle presque aussi mal reçue au nord qu'au sud du pays, et pas seulement par les classes dirigeantes. En effet, le clergé catholique compte beaucoup sur l'extrême fragmentation des dialectes, tant flamands que wallons, comme frein au protestantisme qu'elle juge véhiculé par le néerlandais standardisé des Pays-Bas.
C'est l'état d'esprit qui préside, en juillet 1830, aux révoltes populaires de la petite bourgeoisie et du prolétariat naissant en cette aube de la révolution industrielle qui chasseront l'occupant hollandais des principales grandes villes. Et aux revendications nationalistes et linguistiques impulsées par les classes dirigeantes, se mêleront bientôt des cris de révolte contre le machinisme fauteur de chômage. Mais, face à une populace encore très ignorante, analphabète, désordonnée et sans direction, les classes dirigeantes mettront vite sur pied une garde bourgeoise qui, en plus de combattre les troupes hollandaises, assurera des missions de police visant à contenir, orienter, voire réprimer les insurrections populaires. Dans la nuit du 26 au 27 septembre, les troupes hollandaises commandées par le prince Frédéric d'Orange battent en retraite. La reconnaissance de l'indépendance sera consacrée au terme d'un long processus s'échelonnant de la conférence de Londres, qui commence en octobre 1830, jusqu'au règlement définitif de 1839.
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Naissance de l'État belge.
Dans la première partie, nous vous avons présenté un résumé de l'Histoire des populations ayant vécu sur la zone géographique dénommée "Belgique". Nous tentions de cerner l'origine des lignes de fracture de la société belge contemporaine, de l'époque romaine à l'aube de l'ère moderne : fracture linguistique, fracture religieuse, fracture sociale. Avec sa nouvelle indépendance (1830), la Belgique entre de plein-pied dans l'ère des Etats modernes, l'ère capitaliste.
Une monarchie constitutionnelle
Le 18 novembre 1830, malgré une très forte composante libérale et républicaine, le Congrès National (assemblée constituante) décida à une large majorité que la Belgique serait une monarchie constitutionnelle. Cette décision, pour les libéraux, fut prise par crainte qu'un choix républicain n'incite les grandes puissances à accorder à Guillaume d'Orange le soutien militaire qu'il sollicitait pour reprendre le pouvoir en Belgique. C'est ainsi que la Constitution belge est un savant dosage entre les exigences des nobles et haut-bourgeois catholiques conservateurs, et celles des bourgeois libéraux plus progressistes. Cela donne un étrange cocktail. En effet, les libéraux voulant garder la possibilité d'une future révision de la Constitution en faveur d'un régime républicain, les pouvoirs et prérogatives du roi sont, encore maintenant, les plus importants de toutes les monarchies constitutionnelles d'Europe, ressortant beaucoup plus du régime présidentiel que monarchique. La Constitution établit également un système électoral censitaire qui favorisa la couche la plus haute et la plus conservatrice des classes dirigeantes, et en particulier les grands propriétaires terriens. L'unionisme politique entre catholiques et libéraux, face à la précarité d'un État belge indépendant des grandes puissances et fondé sur l'homogénéité des intérêts immédiats des classes dirigeantes, durera jusqu'au premier gouvernement libéral intégral de 1847.
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Le mouvement flamand.
C'est la même année que la première manifestation concrète, probante et organisée du mouvement flamand se manifesta par la publication d'une Déclaration de principes fondamentaux. Il s'agissait d'une plate-forme réunissant élus et intellectuels flamands, issus essentiellement des classes moyennes, et que les premières manifestations du Romantisme poussent à radicaliser leur position en matière de langue et de culture. Ils avancent la revendication encore modeste de l'égalité de traitement des langues dans l'administration des régions où elles sont usitées. En effet, dans tout le pays, seul le français est en usage dans toutes les formes d'administration et de justice. Or la population de toute la moitié nord du pays ne le comprend pas (1). Si la bourgeoisie flamande parle français entre soi quand elle administre, elle commande en flamand.
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Réformes.
Les événements de 1848 en France permettront le retour des catholiques aux côtés des libéraux dans le gouvernement, la bourgeoisie faisant corps socialement face à d'éventuels mouvements populaires (2). Ce sera aussi l'occasion de concéder quelques réformes, tel l'abaissement du cens (donnant accès au vote à des couches inférieures de la bourgeoisie), l'extension de l'action sociale du gouvernement au champ économique (qu'il avait laissé totalement libre jusque là) en raison de la crise du moment. Il créa aussi une Caisse officielle de retraite (1850) et traça un cadre légal aux sociétés de recours mutuel, première forme de prise en compte publique des mouvements ouvriers montants (1851). C'était une façon détournée de freiner les différentes formes d'ententes ouvrières qui, bien qu'illégales selon le Code Napoléon, toujours en vigueur, qui prévoyait des peines de deux à cinq ans d'emprisonnement (3), sont de plus en plus nombreuses dans le pays. La Belgique est alors le deuxième pays le plus industrialisé au monde, juste derrière l'Angleterre, et voit apparaître un prolétariat de masse toujours plus nombreux. Avec la "révolution" belge, les Conseils des Prud'hommes, instaurés en 1809-1810 et passés de 2 à 17 en 1842 (première forme de représentation ouvrière, certes très limitée), donnèrent un premier moyen d'expression légal aux ouvriers. Par ailleurs, plusieurs courants libéraux avaient manifesté des préoccupations sociales dès les dernières années du régime hollandais, et plusieurs publications s'étaient fait l'écho de la pensée de Fourrier et de Saint-Simon (4). Voici posé le dernier des trois axes qui modèleront les clivages de la Belgique contemporaine : cléricaux/anticléricaux, francophones/flamandophones (5), classes privilégiées/classes laborieuses.
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Les clivages.
La première expression de ces clivages sera la formation en 1846 du parti libéral sous la présidence d'Eugène Defacqz (6). Celui-ci défendra principalement, d'une part l'abaissement du cens et une réforme électorale en faveur de la moyenne et petite bourgeoisie, et d'autre part l'enseignement public et la séparation à tous niveaux de l'État et de l'Eglise. Le parti libéral, intégrant à la fois contre-révolutionnaires orangistes et démocrates radicaux, sera avant tout le parti de la bourgeoisie anticléricale et urbaine. Bien que le parti catholique ne se structure en tant que tel qu'en 1884, il exista dès lors de fait, en quelque sorte par déduction. La difficile union des catholiques s'explique tant par leur énorme poids dans la société que par la multiplicité de leurs associations, divisées entre constitutionnels parlementaristes et ultramontains. Cela préfigure la largeur du champ social occupé encore aujourd'hui par le parti chrétien et son pilier, de la démocratie chrétienne à l'extrême-droite bon teint, du syndicat chrétien des employés presque gauchiste à une direction syndicale profondément engagée dans la cogestion ! Ainsi se dessina l'opposition classique gauche-droite à travers ce premier clivage de classes, tant entre partis qu'en leur sein. Après une succession de gouvernements libéraux homogènes, le dernier gouvernement unioniste de 1855 sera le premier à inaugurer la "question linguistique" dans la politique gouvernementale belge par une Commission "chargée d'examiner les dispositions à prendre dans l'intérêt de la langue et de la littérature flamandes". À partir de 1857, les gouvernements seront alternativement libéraux puis catholiques, et ce jusqu'en 1884. Le poids de l'Église dans la société belge fût le moteur essentiel des luttes sur presque tous les champs d'application du politique, au point d'entraîner la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican en 1880, après la décision du gouvernement libéral d'instaurer un enseignement public généralisé, sous direction unique de l'autorité civile. En outre, les virages anticléricaux successifs de la franc-maçonnerie notamment pèseront autant que le Syllabus du très conservateur Pie IX.
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La question linguistique.
Rendu en 1857, le rapport de la Commission des griefs flamands, bien que modéré, fut accueilli avec tiédeur puis combattu par les gouvernements successifs de 1858-1859. Cela eut pour effet direct de renforcer le mouvement qui, parti d'intellectuels, rencontra de plus en plus d'échos dans les masses laborieuses flamandes. D'autant que les sentiments de celles-ci furent particulièrement touchés, dans la décennie qui suivit la diffusion du rapport, par plusieurs affaires fortement relayées par la presse, où il fut impossible pour des inculpés flamands d'être jugés dans leur langue. Il faudra plus de 20 ans pour que quelques-unes des propositions du rapport deviennent des lois : en matière répressive (1873), dans l'administration (1878) et dans l'enseignement (1883). Le Mouvement flamand s'affirmera de plus en plus transversal aux clivages politiques, au sein desquels il jouera le rôle de groupe de pression. Il sera cependant premièrement progressiste, ses revendications entrant en conjonction avec l'aspiration au suffrage universel.
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Le mouvement ouvrier.
Comme signalé précédemment, la Belgique du XIXème siècle est une des premières et plus importantes puissances industrielles mondiales. Cette puissance s'accompagne d'une très forte prolétarisation qui prend très vite des formes massifiées. Autour des charbonnages, aciéries, usines textiles, etc., le patronat belge aura tôt fait de récupérer, à son profit, l'idée fourriériste du phalanstère, transformant ainsi les banlieues industrielles en vastes cités-dortoirs. La structure urbaine des villes du sillon Sambre et Meuse en est encore profondément marquée. Ce siècle verra naître à l'Histoire, à travers le mouvement ouvrier, des hommes et des femmes qui n'avaient pas d'expression jusque là. Laissant, en raison de ses origines paysannes et artisanales, peu de trace dans ses premières années, le mouvement ouvrier marquera le siècle de plusieurs révoltes parfois violentes en réaction aux conditions de vie et de travail. Mais, au-delà des réactions sporadiques, des actions coordonnées vont progressivement s'organiser. Ainsi, les sociétés mutualistes, légalisées en 1851, serviront-elles souvent de couverture à l'action syndicale, voire politique, entravées par des obstacles légaux. Les premières associations véritablement syndicales (1857) verront le jour dans l'industrie du textile en Flandre, toujours sous couverture de société mutualiste. Après des débuts laborieux, dus tant aux obstacles légaux qu'au régime électoral censitaire, le mouvement ouvrier va s'implanter peu à peu, sans pouvoir être justement représenté dans les chambres. Le suffrage universel des hommes sera donc un de ses principaux combats. La première organisation véritablement socialiste, l'Association de la Démocratie militante Le Peuple, naît en 1860 et son journal deviendra en 1866 l'organe de la représentation belge de l'AIT (l'Association Internationale des Travailleurs, dite Première Internationale). Les représentants belges de l'AIT eurent souvent une position médiane entre bakouninistes et marxistes, l'éclatement entre les options des des différents groupes se retrouvant sur le terrain belge. Après plusieurs tentatives unificatrices infructueuses, un parti ouvrier socialiste naît en 1879, mais les différends entre partisans de l'action politique (en Flandre et à Bruxelles essentiellement) et anarcho syndicalistes (majoritaires en Wallonie) fragilisent le mouvement. En 1880, année de la première grande manifestation nationale pour le suffrage universel (des hommes), la part de la population occupée dans l'industrie dépasse pour la première fois celle occupée par l'agriculture (7).
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Bipolarisation.
De la fin de l'unionisme à 1884, la vie politique belge s'est bipolarisée, entre la gauche libérale et la droite catholique, autour de la question de la laïcisation de l'État. La formation de ces deux partis est parallèle même si leurs dates officielles de fondation diffèrent. Ils ont une assise électorale préexistant à leur naissance, ce qui ne sera pas le cas du troisième grand parti, le parti ouvrier. L'apparition de ce dernier modifie les équilibres. Sur l'axe gauche-droite, tant que le clivage dominant était interne à la classe censitaire, la gauche libérale, anticléricale, s'opposait à la droite catholique conservatrice. Quand le clivage dominant traversera l'ensemble de la société, traduisant un antagonisme entre classes et non plus au sein d'une classe, les libéraux vont s'identifier à une fraction de la classe dominante et les socialistes à une fraction de la classe dominée, tandis que les catholiques vont prétendre transcender les classes sociales.
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Un État au bord de l'explosion.
Dans les deux premières parties, nous avons commencé à cartographier le paysage socio politique procédant de la Belgique contemporaine. Nous verrons ici l'apogée et le déclin de ce processus, conduisant aujourd'hui cet État au bord de la sécession, dans une atmosphère de scandales politico judiciaires et de déliquescence sociale.
Les "standen"
Sous la double pression du mouvement ouvrier et du mouvement flamand, l'État belge va être contraint d'ouvrir peu à peu le droit de vote et les assemblées à tous (le vote plural date de 1893, le suffrage universel des hommes de 1919). La récession économique, les effets directs et indirects de la seconde révolution industrielle (massification du prolétariat, de la presse populaire, exode rural, etc), la création d'un parti ouvrier unifié et la sanglante répression des mouvements sociaux de 1886 accentuent la cristallisation politique sur base de classes. De la fusion de divers groupes politiques avec une soixantaine de "sociétés ouvrières" (syndicats, mutualités, coopératives et ligues) va naître en 1885 le Parti Ouvrier Belge. Par réaction, une tendance démocrate-chrétienne se constituera au sein du parti catholique, sur les mêmes bases organisationnelles, et verra ainsi progressivement se transformer les oeuvres ouvrières chrétiennes en syndicats, mutualités et coopératives. Le monde libéral tentera de faire de même, avec plus (les mutualités) ou moins (les unions libérales ouvrières) de succès. Les trois grands piliers ("standen") de l'histoire politique belge se mettent ainsi en place pour près d'un siècle. L'existence du POB va pourtant modifier la nature de ses opposants : s'il partage l'anticléricalisme du parti libéral, par son action réformatrice sur le plan social il pousse les libéraux à ne plus s'identifier qu'à la bourgeoisie anticléricale. La combinaison de l'influence de Léon XIII (Rerum Novarum) et la peur de l'influence socialisante sur les masses poussera le parti catholique à l'interclassisme et à la création d'organisations ouvrières chrétiennes.
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Trente ans de gouvernements catholiques.
De 1884 jusqu'à 1914, les catholiques, favorisés par les votes censitaire et plural, tiennent la majorité dans les deux chambres et forment seuls les gouvernements. À l'opposé les socialistes, pour les mêmes raisons, n'y seront représentés qu'à partir de 1894. Entre 1886 et 1913, les manifestations et les grèves pour le suffrage universel firent près de 50 morts et plusieurs centaines de blessés. La politique ouvertement cléricale et conservatrice de ces trente ans de gouvernement forgera une solide contre-alliance entre libéraux et socialistes en matière d'enseignement et de législation civile. Il en restera pourtant un enseignement libre (comprenez catholique) numériquement équivalent à l'école publique en Wallonie et majoritaire en Flandre. Subventionné par l'État, mais sous l'autorité du clergé, ses programmes sont établis par l'État mais l'enseignement de la religion est obligatoire dans les deux réseaux. Les futurs gouvernements laïcs ne pourront en réduire le poids. Par ailleurs, l'aube du siècle verra l'internationalisation des activités des grands groupes financiers et industriels de Belgique : Empain, Solvay, Société Générale, etc... La première guerre mondiale aboutira à donner un coup d'accélérateur aux revendications tant linguistiques qu'ouvrières, suscitant aussi une réforme électorale à l'origine d'une constante politique jusqu'à nos jours : la nécessité de coalition pour gouverner. Le mouvement flamand sortira de la Grande Guerre renforcé et radicalisé. L'usage unique du français par les officiers aura de nombreuses conséquences malheureuses et servira d'argument moteur du mouvement flamand.
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Radicalisation de la question linguistique.
Dans les années trente, de nombreux éléments annonciateurs de l'importance sans cesse grandissante de la question linguistique ont été des facteurs d'instabilité gouvernementale : la naissance et la stabilisation en Flandre de partis à caractère linguistique ; le pouvoir croissant, comme groupes de pression transversaux aux courants politiques, des mouvements flamand et wallon ; les prééminences électorales toujours plus différenciées entre le nord (chrétiens) et le sud (socialistes). Ainsi les gouvernements successifs se sentiront contraints, toujours trop modestement au goût des mouvements nationalistes flamands, d'apporter des modifications aux législations linguistiques. Seule la collaboration des nationalistes flamands avec les occupants allemands ralentira un peu cette dynamique dans l'immédiate après-guerre (1944-1961), mais une accumulation de facteurs à forte composante émotionnelle poussera à une différenciation accentuée de sensibilité entre les populations du nord et du sud : · Les problèmes linguistiques au front en 14-18, cités plus haut. · Les lenteurs politiques à la "flamandisation" des études supérieures (l'Université de Gand, la première, ne fut "flamandisée" qu'en 1930) et à introduire l'usage du flamand dans les administrations et la justice. · Les conséquences différenciées de l'occupation allemande : l'attitude favorable des autorités occupantes envers les mouvements nationalistes · Dans le prolongement de cette situation, la "question royale" (1944-1950) : les sympathies du roi Léopold III pour le Reich rendirent impossible son retour jusqu'au référendum de 1950 sur cette question. Les résultats exprimèrent de profondes divergences régionales, liées aux sentiments sur la collaboration, avec 72% d'avis favorables en Flandre contre seulement 42% en Wallonie (48% dans l'arrondissement de Bruxelles). Le gouvernement social-chrétien, majoritaire dans les deux chambres, crut pouvoir décréter le retour du roi sur base de cette "majorité nationale", mais cette décision provoqua tant de mouvements de grèves et d'affrontements violents dans les centres industriels wallons que le roi renonça au trône en faveur de son fils Baudouin. flamands (qui s'étaient pour la plupart fascisés dans les années 30) et la libération des seuls prisonniers de guerre flamands créèrent un climat plus favorable à la collaboration. La revendication de l'amnistie des peines pour faits de collaboration reste une des principales exigences du mouvement flamand contemporain.
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Le système social : un ciment.
La société belge renforça la structuration de l'État suivant les fameux "piliers" ; en instaurant un système de sécurité sociale et d'assurance maladie-invalidité qui institutionnalisait le pluralisme des mutualités. Il en sera de même pour l'institutionnalisation et le financement des caisses de chômage par l'intermédiaire des syndicats (l'une des raisons du taux exceptionnel de syndicalisation : près de 70%). Ces structures para-étatiques à caractère unitaire sont aujourd'hui le dernier ciment de la Belgique fédéraliste et la principale cible des exigences confédéralistes, voire séparatistes.
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Fédéralisation.
Cependant, le clivage linguistique va conduire à une très profonde réforme de l'État : la fédéralisation des structures et la mise en place d'un double découpage, d'une part linguistique et culturel (communautés flamande, française et germanophone), et d'autre part géographique et économique (Régions flamande, wallonne et bruxelloise). La Belgique compte ainsi sept gouvernements et près de quarante ministres (ou équivalents) pour 10 millions d'habitants. Les grands partis eux-mêmes intégreront ce découpage par une scission linguistique. L'apparition de partis régionaux en zone francophone, la constitution d'unions patronales et d'entreprises francophones face à des homologues flamands, la régionalisation des structures syndicales viendront compléter le visage mosaïque de la Belgique moderne. À l'image de la démocratie chrétienne en Italie, la fédéralisation de la Belgique accentuera les tendances lourdes de la "standenorganisatie" (la piliarisation), en faisant du parti social- chrétien flamand (CVP) et de la social-démocratie Wallonie (PS) quasiment des partis-États dans leurs régions respectives. Aujourd'hui, la position différente des régions face au prolongement de la crise économique mondiale (vieilles industries lourdes en déclin et 25% de chômage au sud contre des PME modernes et 10% de chômage au nord) contribue à augmenter la pression flamande pour un transfert de pouvoirs supplémentaires de l'État fédéral vers les régions et pour la fédéralisation de la sécurité sociale.
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Dynamique séparatiste.
La dynamique séparatiste, renforcée par les exigences européennes pour la monnaie unique (la Flandre les remplirait plus facilement si elle ne devait tirer le "boulet", wallon) devrait subir une nouvelle accélération sous la pression flamande lors de la prochaine révision constitutionnelle devant approfondir le fédéralisme à l'horizon 1999-2001. Si la Flandre pose la question de la scission de la sécurité sociale comme préalable incontournable, l'État fédéral perdra l'essentiel de ses dernières raisons d'existence. Et c'est là le scénario le plus favorable. Car, étant donné l'état d'esprit actuel du personnel politique flamand (alors qu'une légère majorité de Flamands sont toujours favorables à un État fédéral), des exigences sécessionnistes n'auraient rien de surprenant. La véritable question à moyen terme (2010-2020) est beaucoup plus de savoir sur quel modèle se fera le divorce (à la tchécoslovaque ? à la yougoslave ?) que de savoir s'il aura lieu. La question de Bruxelles (80% de francophones, entourée de territoires flamands), revendiquée comme capitale par la Flandre, deviendra sans aucun doute le point de cristallisation des agressivités réciproques, à moins qu'une solution européenne (Bruxelles devenant capitale européenne à statut extra-territorial par exemple) ne résolve les divergences.
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Scandales politico-judiciaires .
Les deux dernières années ont considérablement modifié la sensibilité des Belges face à leurs institutions, effritant profondément la confiance des citoyens dans ce système de "standen". L'affaire Dutroux et ses conséquences sont, sur le plan politique, la goutte qui a fait déborder le vase. Depuis quinze ans, une longue succession de scandales politico-judiciaires avaient secoué la Belgique dans une apparente indifférence la population : ballets roses bruxellois début 80 (une affaire de moeurs mêlant des juges pour enfants, des hommes politiques et la famille royale, qui a été étouffée) ; tueries du Brabant (attaques sanglantes et meurtrières de complexes commerciaux avec un rendement financier quasi nul, mais ayant suscité un fort renforcement de la gendarmerie dans un contexte terroriste style "années de plomb" à l'italienne, jamais élucidées) : assassinat d'André Cools ex-premier ministre et e x-président du PS, promoteur de tout un réseau économique para-étatique, resté maître de la Wallonie alors qu'officiellement il n'était plus que bourgmestre de sa petite ville ; on tient les tueurs, mais pas les commanditaires) ; affaire Dassault et consorts (financement occulte des partis politiques, principalement les deux PS, affaire qui pourrait être liée à l'assassinat de Cools ; les divers ministres ou responsables "mouillés", après un bref écartement, ont tous retrouvé une place aujourd'hui ; les poursuites traînent en longueur, des pièces à conviction disparaissent, des témoins se rétractent ou changent de version) ; le rôle du gouvernement belge dans le génocide rwandais (complicité au minimum passive dans l'armement et le soutien financier aux milices génocidaires), etc...
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Le mouvement "blanc".
Pour la population, l'affaire Dutroux, et surtout la retransmission télévisée intégrale de l'enquête parlementaire sur les dysfonctionnements de l'enquête judiciaire, est venue achever le reste de confiance dans les institutions et relancer une dynamique de contestation généralisée à caractère démocratique. Il faut briser quelques lances contre l'attribution de caractère "populiste-poujadiste" aux mouvements blancs : un an après les faits, il subsistait près de 130 Comités blancs, organisant à divers degrés près de 5.000 personnes (3.000 en Wallonie, 1.000 en Flandre et 1.000 à Bruxelles). Ils ont organisé plus de 250 Marches blanches totalisant plus de 560.000 manifestants. La composition sociale des comités reflète en général celle de la population globale, avec une prédominance des classes moyennes. La semaine précédant la Marche blanche des 300.000 à Bruxelles, la justice décida le dessaisissement du juge d'instruction qui, après une demi douzaine de prédécesseurs, venait enfin de faire arrêter Dutroux et ses complices. Il s'ensuivit une "semaine folle" à caractère pré-insurrectionnel : 129 manifestations étudiantes, 78 interruptions de travail, 88 barrages et occupations d'axes routiers importants, 19 actions "dures" face aux Palais de Justice... au total plus de 500 actions et un demi-million de participants avant le Dimanche blanc. Essentiellement ouvrière et étudiante, parfois violente, surtout en Flandre, cette semaine de contestation a eu un réel caractère "classiste", car le dessaisissement du juge Connerotte - un "petit juge" - sera explicitement perçu comme un acte de justice de classe, une injustice de trop. Une enquête sociologique approfondie du Mouvement blanc, qui vient de paraître, montre que, loin des fantasmes "poujadistes", les exigences sont beaucoup plus de démocratie dans la justice que de solutions autoritaires. Cela se traduit chez les marcheurs blancs par 84% de méfiance à l'égard des partis politiques, 77% par rapport à la justice, 69% vis-à-vis du gouvernement, 53% face au patronat, 60% face à l'enseignement et 46% face à la monarchie. Un aspect majeur est que nul parti (excepté un peu Écolo, suite au rôle qu'il a joué dans la commission parlementaire d'enquête), pas même l'extrême-droite, ne bénéficie de cette perte totale de crédibilité des institutions dans leur ensemble. En août 1997, un sondage rapportait que 64% des Belges estimaient que le pouvoir n'avait pas ou presque pas tenu compte de leurs attentes et que 10% se disaient prêts à participer à une nouvelle marche blanche sur Bruxelles. Il n'est pas à douter que dorénavant les prises de positions politiques, tant au nord qu'au sud, devront se faire non plus seulement par rapport aux questions économiques, sociales, linguistiques et confessionnelles mais aussi par rapport aux questions de démocratie et de justice portées par le mouvement blanc.
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Didier Brissa. Journaliste à Liège.
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Cette synthèse est repiquée du Mensuel Archipel édité par le Forum Civique Européen.
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NOTES ---------

(1) Le recensement de 1848 relevait déjà que pour 42% de francophones, il y avait 57% de {flamandophones}, 1% de la utilisant l'allemand. Plus précisément, à cette époque seulement 10 à 15% de la population utilise principalement le français, l'immense majorité parlant son dialecte flamand ou wallon. Cette minorité trans-ethnique et nationale se retrouve essentiellement dans la bourgeoisie et les classes moyennes, ayant respectivement 45.000 et 140.000 électeurs censitaires.
(2) Notamment par l'exclusion d'un certain Karl Marx qui vivait à Bruxelles depuis 1845.
(3) Cet article ne sera aboli qu'en 1866. Jusque là les coalitions ouvrières seront reprises dans les statistiques annuelles de la criminalité, régulièrement et très brutalement réprimées.
(4) Dont notamment Louis de Potter, acteur de 1830 et éditeur d'une étude sur la Conspiration des Égaux ou encore le baron Jean-Hyppolite de Colins, auteur du Pacte social et père spirituel du socialisme belge non- marxiste.
(5) Néologisme créé par l'auteur : presque un siècle d'enseignement obligatoire du néerlandais en Flandre n'est pas encore parvenu à normaliser les différents patois flamands, restés très vivants. Il existe un néerlandais {administratif} et des flamands parlés par la population.
(6) Par ailleurs grand Maître du Grand Orient de Belgique. Ceci pour rappeler le rôle majeur des loges maçonniques dans la population belge intérieure et extérieure. Ce que Claude Wauthier mentionne pour l'ancienne Afrique française (Monde Diplomatique de septembre 1997) est valable pour les rapports entre la Belgique et le Congo-Kinshasa, le Rwanda et le Burundi, en particulier pour les loges chrétiennes. Par ailleurs, avant la mort d'André Cools, ex-Premier ministre et ex-président du PS, on avait coutume de dire que les décisions se prenaient plus souvent à la loge de Flémalle (commune dont il était bourgmestre) que par les instances du parti.
7) En 1871, près de 8.000 enfants de moins de quatorze ans travaillaient dans les mines.

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