samedi 12 avril 2008

MAI 68. RAOUL VANEIGEM.

Le Nouvel Observateur 2266. «Qu'avez-vous fait de votre révolte ?»


SEMAINE DU JEUDI 10 Avril 2008.


L'auteur du "Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations", livre-phare de Mai-68, publie un nouvel essai et n'a rien perdu de sa radicalité.
Raoul VANEIGEM. L'insurrection de la vie.

Le Nouvel Observateur.
- Quarante ans après Mai-68, quelles leçons de vie donneriez-vous à un jeune de 20 ans aujourd'hui ?
Raoul Vaneigem. - Je ne suis ni maître à penser ni donneur de leçons. Je souhaite seulement que chacun apprenne à mener son existence selon ses désirs et en ce qu'elle a de plus riche : l'expérience de l'homme en voie d'humanisation s'affranchissant de ce qui le réduit à l'état de marchandise. Eriger sa vie en modèle, c'est la figer dans une forme où elle se vide de sa substance. Je me borne à témoigner de mes tentatives de vivre mieux dans un monde où je sais que le bonheur d'un seul est inséparable du bonheur de tous. Se fonder sur la pulsion de vie afin de l'affiner me paraît la meilleure et la plus agréable façon de construire sa destinée, à l'encontre des entraves d'une économie qui exploite l'homme et la terre. Celui qui conforme sa vie aux critères de réussite et d'échec a déjà renoncé à vivre.

N. O. - Vous écrivez qu'il «s'est produit en mai 1968 un séisme et une rupture avec le passé d'une magnitude jamais atteinte dans l'histoire». Qu'en reste-t-il ?
R. Vaneigem. - Même si les idéologies au rancart et les vieilles décrépitudes religieuses sont aujourd'hui rafistolées à la hâte et jetées en pâture à un désespoir dont l'affairisme au pouvoir tire profit, elles ne peuvent dissimuler longtemps la mutation de civilisation que Mai-68 a mise en lumière. La rupture avec les valeurs patriarcales est définitive. Nous nous acheminons vers la fin de l'exploitation de la nature, du travail, de l'échange, de la prédation, de la séparation d'avec soi, du sacrifice, de la culpabilité, du renoncement au bonheur, du fétichisme de l'argent, du pouvoir, de l'autorité hiérarchique, du mépris et de la peur de la femme, de la subornation de l'enfant, de l'ascendance intellectuelle, du despotisme militaire et policier, des religions, des idéologies, du refoulement et de ses défoulements mortifères. Ce n'est pas un constat, c'est une expérience en cours. Elle réclame seulement plus de vigilance, plus de conscience, plus de solidarité avec le vivant. Nous avons besoin de nous refonder pour rebâtir sur des assises humaines un monde ruiné par l'inhumanité que propage le culte de la marchandise.
N. O. - «Lorsque les situationnistes ont souligné le caractère invivable de la civilisation marchande, tout semblait s'agencer pour les démentir», écrivez-vous. En quoi la situation a-t-elle empiré ?
R. Vaneigem. - Dans les années 1960, l'économie était florissante, la consommation ouvrait au prolétariat les portes d'une démocratie de libre-service, prophétisant l'ère du bonheur avec les fanfares de l'euphorie mercantile. Les situationnistes furent seuls à pressentir la colère que susciterait tôt ou tard la vogue d'un hédonisme consommable exacerbant les frustrations. Cependant, leur hypothèse d'une révolte inévitable fut à l'époque jugée chimérique, voire ridicule. Maintenant que le libre-échange resserre son étreinte mortelle autour de la planète, c'est, au-delà de la consommation, la survie même qui est menacée par la destruction de la biosphère et par la paupérisation croissante. A la misère du consumérisme s'ajoute la peur de perdre les biens frelatés qu'il faut payer de plus en plus cher. Jamais nous n'avons été si proches de la vie et si éloignés d'oser la saisir. Pourtant, j'en fais le pari : sous l'obscurantisme, la servilité, la loi du plus fort et du plus rusé, une force de vie est à l'oeuvre, appelée à se recréer sans trêve. Rien n'empêchera la pensée radicale de progresser et de miner souterrainement le spectacle où l'indigence existentielle est érigée en vertu.
N. O. - Considérez-vous toujours que dans nos sociétés l'imposture suprême consiste à confondre la vie et la survie ?
R. Vaneigem. - J'avais écrit dans le «Traité» : «Survivre nous a jusqu'à présent empêchés de vivre.» Ce qui, en Mai-68, s'est exprimé avec la lucidité d'une brusque et brutale révélation n'est rien de moins que le refus de la survie au nom de la vie. La pandémie de servitude volontaire aujourd'hui attestée n'aura qu'un temps. Le déclin de l'économie d'exploitation implique une nouvelle alliance avec la nature où la vie retrouvera ses droits et dépassera la survie, qui en est la forme économisée.
N. O. - Dès la parution de «la Société du spectacle» et du «Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations», la récupération était à l'oeuvre. Peut-on échapper à ce piège infernal ?
R. Vaneigem. - A ce jour, rien de la part la plus radicale de l'Internationale situationniste n'a été récupéré. Que le situationnisme vende des livres, des chemises et des réputations est d'une importance nulle. La radicalité ne se marchande pas. Quelque image que le spectacle donne de moi, j'ai le plaisir de ne jamais collaborer à ses entreprises.Même si le fétichisme de l'argent dispose encore du pouvoir aberrant de tirer un profit immense, immédiat et éphémère de l'inutilité et d'une vie sans usage; même si le silence continue d'entourer le projet esquissé, il y a près de cinquante ans, d'une internationale du genre humain, je persiste à penser que la nuit des consciences n'a qu'un temps. Le garrot de l'argent, qui bride et dévoie l'essor des énergies naturelles, sera tranché par le couperet le plus salutaire qui soit, l'irrésistible primauté de la vie.
N. O. - Vous écrivez que «le travail, dont nous avons toujours prôné le refus, exerce aujourd'hui un double effet de nuisance par son absurdité et sa raréfaction». Existe-t-il une alternative ?
R. Vaneigem. - Ceux qui glorifient aujourd'hui le travail sont ceux-là mêmes qui ferment les entreprises pour les jouer en Bourse et les brader dans les spéculations boursières. Depuis que la tyrannie du travail s'est trouvée absorbée par la tyrannie de l'argent, un grand vide monnayable s'est emparé des têtes et des corps. Un puissant souffle de mort se propage partout. Le désespoir est désormais, avec la peur, la meilleure arme de l'oppression marchande. Elle rentabilise l'espoir en faisant de son déclin une vérité universelle qui proclame : accommode-toi d'un misérable aujourd'hui car demain sera pire. Il est donc temps de prendre conscience des chances offertes à l'autonomie individuelle et à la créativité de chacun. De l'avis même de ses promoteurs, le capitalisme financier est condamné à l'implosion à plus ou moins longue échéance. Cependant, sous cette forme sclérosée se profile un capitalisme redynamisé qui projette de rentabiliser les énergies renouvelables et de nous les faire payer alors qu'elles sont gratuites. On nous «offre» des biocarburants sous la condition d'accepter des cultures de colza transgénique, l'écotourisme va faciliter le pillage de la biosphère, des parcs d'éoliennes sont implantés sans avantages pour les consommateurs. C'est là qu'il nous est permis d'intervenir. Les ressources naturelles nous appartiennent, elles sont gratuites, elles doivent être mises au service de la gratuité de la vie. Il appartiendra aux collectivités d'assurer leur indépendance énergétique et alimentaire afin de s'affranchir de l'emprise des multinationales et des Etats partout vassalisés par elles. L'occasion nous est donnée de nous approprier les énergies naturelles en nous réappropriant notre propre existence. Là réside la créativité qui nous débarrassera du travail.
N. O. - Pourquoi vous sentez-vous plus solitaire que jamais ?
R. Vaneigem. - Ma solitude diffère de l'esseulement, elle est peuplée par un sentiment de solidarité. Les partisans de la volonté de vivre n'ont pas besoin de se connaître pour se reconnaître. Le combat d'un seul pour la vie est le combat de tous. Nous n'en sommes pas encore à faire primer le désir, la création, l'inventivité, la poésie sur la routine, l'ennui du travail, l'indignation larmoyante. Pourtant, si patiemment inculquée qu'elle soit, l'habitude de se courber n'a jamais empêché l'homme de se redresser. Sur les murs de la grisaille existentielle qu'élèvent autour de nous les larbins politiques de l'affairisme refleuriront quelque jour ces mots de Loustalot qui, datant de la Révolution française, n'ont rien perdu de leur insolente nouveauté : «Les grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous !»
N. O. - Qu'est-ce qui vous révolte le plus aujourd'hui ?
R. Vaneigem. - La passivité, le fatalisme, la servitude volontaire, le fétichisme de l'argent, la prédation, l'enseignement concentrationnaire avec ses principes de concurrence, de compétition et d'obédience à l'économie, la stérilisation de la terre par la transformation du vivant en marchandise; et le manque de créativité de ceux qui prétendent combattre la barbarie avec les armes de la barbarie et non par la puissance de la vie.

Raoul Vaneigem.
Né en 1934 en Belgique, Raoul Vaneigem a participé de 1961 à 1969 aux activités de l'Internationale situationniste. En 1967, il publie le «Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations». Il est l'auteur de nombreux essais. Son livre «Entre le deuil du monde et la joie de vivre. Les situationnistes et la mutation des comportements» paraît le 17 avril chez Verticales-Gallimard.

Gilles Anquetil, François Armanet. Le Nouvel Observateur.

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