Rencontre avec Daniel Cohn-Bendit.
«Qu'avez-vous fait de votre révolte ?»
L'héritage de Mai-68, la jeunesse dans un monde précaire, l'utilité de la révolte, le rapport à l'autorité...
Sophie. - J'aimerais que vous nous expliquiez comment on peut être révolté contre la société et les institutions à 20 ans et en plein dedans à 60 ans. Est-ce que vous vous êtes rangé, ou est-ce que vous avez fini votre révolte ?
Daniel Cohn-Bendit. - C'est plus compliqué que ça ! On peut toujours se révolter à 60 ans. On peut être dérangeant tout en étant dans les institutions, on peut aussi être rangé en restant en dehors... Alors est-ce que je suis rangé ? Je n'en sais rien, c'est aux autres de juger. J'estime aujourd'hui que ce que je fais en tant que député européen est important, j'y crois. Je crois en cette idée de l'Europe. Je dérange certains, j'en arrange d'autres. Une vie, c'est long. On évolue, on agit, on revient en arrière. Je ne suis pas resté figé. Prenons l'exemple d'Alain Krivine, il est resté comme il était il y a quarante ans. On aime ou pas. Je crois qu'il se trompe, mais je ne vais pas faire la leçon aux autres. Moi je considère que je suis dedans-dehors. A la fois à l'intérieur des institutions pour les faire bouger et à l'extérieur pour les critiquer si nécessaire. J'ai envie d'être atypique. La politique est pour moi quelque chose de très important, mais je ne voudrais pas m'y noyer.
Sophie. - Vous dites que vous êtes atypique, mais vous n'en avez pas marre de cette image d'ado rebelle qu'on vous colle depuis quarante ans ?
D. Cohn-Bendit. - C'est marrant, il y a cinq minutes de ça, vous me reprochiez le contraire... Il faudrait savoir : ou je suis rangé ou je suis rebelle ? Ecoutez, je vous le dis franchement, je suis comme je suis. Je ne réfléchis pas toutes les cinq minutes. Quand quelque chose me révolte, je m'exprime. Prenez les jeux Olympiques, j'ai la conviction qu'il faut foutre le bordel à Pékin ! Et je le répète sur les médias. Il y a toujours des moments où il faut interpeller les gens et s'interpeller soi-même. C'est une manière de vivre. A Pékin, les sportifs qui vont courir, sauter, nager peuvent aussi démontrer qu'ils ne sont pas d'accord, qu'ils défendent les droits de l'homme. Les journalistes citoyens, j'y crois aussi. Il y aura 8 000 à 10 000 journalistes. Ils pourront faire leur métier en Chine, pas simplement raconter les Jeux... Et puis il y aura des centaines de milliers de spectateurs. Si tout le monde se donne rendez-vous place Tian'anmen, je veux voir comment les autorités chinoises pourront en interdire l'accès. Que pourront-elles faire ? Envoyer des chars ?
Anne-Laure. - Ma mère était à Nanterre en 68. C'était le printemps, les étudiants étaient insouciants, ils connaissaient une société du plein emploi... Aujourd'hui, tout va bien pour eux. Ils sont installés. Est-ce que Mai-68, ce n'était pas que des grandes vacances qui n'ont rien donné ?
D. Cohn-Bendit. - C'était en mai. Il faisait très beau, c'est vrai. Nous ne connaissions pas le sida, ni la dégradation climatique, ni les épreuves de la mondialisation ou du chômage. Nous étions prométhéens. Tout semblait possible. L'avenir nous appartenait. Mais il faut aussi se remémorer ce qu'était la société des années 1960, l'autoritarisme de la France gaullienne, de l'Allemagne de l'époque... La génération d'après-guerre voulait juste prendre sa vie en main et s'affranchir des carcans d'une société très conservatrice. En ce sens, ce n'était pas que des grandes vacances ! Vous reprochez à notre génération de s'être «installée». Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est vrai qu'au fil du temps on s'installe, surtout quand on a des enfants. J'avais 45 ans quand mon fils est né. Evidemment, ça change la vie. Tout d'un coup, on n'est plus le rebelle, on devient l'autorité. C'est un autre âge qui commence, une nouvelle responsabilité qu'on porte. Les gens de ma génération voulaient à tout prix être différents de leurs parents. Ils l'ont été, mais sans doute pas autant qu'ils le prétendaient... Aujourd'hui, j'observe que les jeunes n'ont plus le même souci de se différencier. Dans notre société qui ne leur fait pas de cadeau, ils veulent un boulot, un logement et une famille comme tout le monde. Je le comprends très bien. Le contexte et les enjeux ne sont plus les mêmes.
Jérémie. - Pour nous, il est surtout difficile de se projeter dans l'avenir, de s'imaginer dans dix ans. Parce qu'on se dit que tout est incertain, qu'on ne maîtrise pas l'emploi...
D. Cohn-Bendit. - Oui, il est beaucoup plus angoissant d'être jeune aujourd'hui qu'il y a quarante ans. Mais si on a envie de se révolter, on se révolte !
Jérémie. - Oui, mais contre qui ou contre quoi ?
D. Cohn-Bendit. - Ce n'est pas à moi de le dire. Mais quand les jeunes descendent dans la rue pour protester contre le contrat de première embauche (CPE), ils sont dix fois plus nombreux que les jeunes qui manifestaient en 68. La révolte est différente. Mais elle est authentique. En 1968, on se battait au nom de quelque chose. Pour les uns, c'était la Révolution culturelle chinoise, pour les autres, c'était Cuba, et pour nous, les anars, c'était la révolution espagnole de 1936, les conseils ouvriers de 1917... Tous les perdants de l'histoire étaient nos héros. Ils étaient plus sympas que les bourreaux. Bien sûr, du point de vue de la cohérence politique, ce n'était pas formidable. Se battre pour la liberté au nom de la Révolution culturelle chinoise, il y avait là une terrible contradiction. On s'en est aperçu ensuite... . Aujourd'hui, heureusement, ce genre de faux modèle, auquel je n'ai jamais cru personnellement, n'existe plus. On ne crie plus «vive Mao !», «vive Cuba !», «vive le Che !»... Les altermondialistes, par exemple, se contentent de dire qu'un autre monde est possible. Mais lequel ? Et comment y parvenir ? C'est difficile à déterminer. En tout cas, 68 ne doit pas être pris pour un modèle. Vous avez le droit d'oublier 68, ne vous en faites pas. Retenez simplement qu'il y a des moments historiques où quelque chose explose, une envie de faire avancer, de transformer la société, et que ça peut marcher.
Extraits du Nouvel Observateur. Avoir 20 ans en 2008. 2266. 10 au 16 avril 2008.
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