mercredi 22 octobre 2008

FIN DE PARTIE A LAS VEGAS.



Nº2294 /SEMAINE DU JEUDI 23. Octobre 2008.
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Les classes moyennes rincées - Spécial Amérique. Fin de partie à Las Vegas.
Pour avoir tout misé sur la pierre, l'Amérique des petits propriétaires a tout perdu. Portrait d'un peuple désargenté et déboussolé dans la ville symbole de l'économie casino et capitale des saisies immobilières.
De notre envoyée spéciale dans le Nevada.

Les rues sont silencieuses, presque désertes. La maison proprette, toute en hauteur sur trois étages, ressemble à toutes les autres du quartier Tuscano, une banlieue plantée au milieu du désert, a quelques dizaines de kilomètres au sud de Las Vegas. Arrêt sur image : les deux voitures garées devant la porte, les enfants rivés devant la télévision de la salle de jeu, et Derek, à l'arrière, qui dispose consciencieusement les hamburgers sur le barbecue tandis que Tarda, sa femme, fait la conversation aux invités. Un samedi comme tant d'autres, un instantané d'American Dream.

Mais la photo est truquée. Derrière la vitrine impeccable, tout fout le camp. Depuis quelque temps, le courrier atterrit directement dans un tiroir. Derek et Tarda Eige refusent de l'ouvrir. Ils savent déjà : leur retraite en train de partir en fumée, leur maison qui ne vaut plus un clou, cette ville fournaise qu'ils ne peuvent plus quitter, coincés par leur emprunt logement. Sans oublier les comptes bancaires pour les futures études d'Ally et Zachary, 10 et 12 ans : ils n'ont pas reçu un dollar depuis des mois. Les Eige n'ont même pas les moyens de les inscrire dans une école privée. Il y a quelques mois pourtant, le couple se dorait la pilule sous le soleil des Bahamas, confiant dans l'avenir. Un avenir mode in USA, plein de promesses juteuses et d'air conditionné. Aujourd'hui, tous deux vantent les bienfaits des ventilateurs fixés au plafond : «Notre rempart», expliquent-ils, contre la chaleur écrasante du désert. Une mesure d'économie, surtout, qui empêche la facture d'électricité de disjoncter.

Désormais, la famille regarde à la moindre dépense. Ils ne sont pas les seuls. C'est toute la classe moyenne qui a le blues, cette population immense qui fait les présidents et nourrit le rêve américain. Rejoindre la middle class a toujours été un gage de réussite sociale, au point qu'une majorité d'Américains estime en faire partie, même quand leur revenu mensuel ne dépasse pas 1250 euros. «Tout le monde ici se considère classe moyenne, personne ne veut être lower [au-dessous] ni se sent upper [au-dessus], constate David Damore, professeur de sciences politiques à l'Université du Nevada.

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En théorie, cela signifie être propriétaire d'une maison dans un quartier correct, partir en vacances chaque année, payer des études universitaires à ses enfants et prendre sa retraite avant d'avoir un pied dans la tombe.» En théorie ...

En pratique, «classe moyenne» devient synonyme de chômage, de dettes, de vie au jour le jour.

L'Amérique moyenne se paupérise, elle disparaît même, selon certains, pour aller grossir les armées de cols-bleus du xxi siècle. «Quand j'étais jeune, j'étais persuadé qu'avec mon salaire actuel je serais riche ! Jamais je n'avais imaginé que cela suffirait tout juste à boucler nos fins de mois», grimace Derek.

A 39 ans, il est commercial pour l'équipe de base-bail de Las Vegas, les 51's. Chargé de vendre un maximum de tickets d'entrée pour la saison à venir, il se démène : ses revenus dépendent en partie de ses performances. Et l'année s'annonce difficile : «Le sport est un divertissement, pas un achat de nécessité, explique-t-il.^4fore les clients rechignent.»

Tania, elle, quitte le domicile familial à 5 heures tous les matins : elle dirige le service des crédits chez un distributeur d'équipements pour planchers. En théorie, leurs 6 500 euros mensuels devraient les placer dans la tranche des classes moyennes supérieures. En pratique, leur maison de 185 m2, achetée 250 000 euros il y a deux ans, a perdu 80% de sa valeur, si l'on s'en réfère à la vente d'une maison similaire du quartier par un voisin en difficulté. Vertigineux ! Leur nid douillet faisait leur fierté, aujourd'hui «c'est un boulet, une prison : nous ne pouvons pas vendre, nous avons perdu notre liberté», déplore le mari.

Mais le couple s'estime malgré tout «chanceux». Parmi leurs amis, certains rament plus encore. Michelle, une assistante de direction, a renonce a son projet de retraite anticipée dans l'Idaho et réduit le nombre de ses excursions urbaines à deux par semaine, prix de l'essence oblige. Tiffany, administrative dans une société de génie civil, s'est muée en pro du discount. Elle achète aux enchères, sur eBay, les vêtements de son fils de deux ans et demi et se précipite dans les grandes surfaces du coin à la moindre promotion. Son mari, chef de ligne dans une usine de fabrication de serviettes en papier, vient d'être licencié. Sans indemnités de chômage, of course : «C'est une dégringolade en cascade, confie-t-elle : autour de nous, de plus en plus de gens perdent leur maison et leur emploi.»

Tous paient au prix fort les folies et les excès que le système les a encouragés à commettre. A Vegas, cinquième ville la plus touchée par la crise, ce ne sont pas les bandits manchots qui ont causé la ruine. C'est la roulette ultime, la suprême partie de poker : l'immobilier. Comme Derek et Tania, Angel vit volets fermés et portes closes, les ventilateurs en marche et la télévision en fond sonore. Assise sur un canapé en cuir, sur le qui-vive, elle traque la bonne affaire et monte le volume du petit écran dès qu'un annonceur fait l'article de ses prix imbattables : «Oh, il faut y aller tout de suite, s'exalte-t-elle à la vue d'une publicité d'un grand magasin de vêtements. Aujourd'hui, ils font des soldes à moins 60%.»}
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Angel, 62 ans, n'a pas toujours couru après les rabais. C'est même très récent. Juge du Michigan, elle a débarqué à Vegas il y a quatre ans. Une visite à une amie qui ne devait durer que quelques jours. Mais très vite, elle réalise que le désert flambe : le marché immobilier est en plein essor, la ville connaît un boom sans précédent. Angel saute sur l'occasion, quitte son job, pose ses valises et parie sa chemise. Grisée, elle fait l'acquisition d'une dizaine de maisons en trois ans : elle achète du haut de gamme pour une bouchée de pain et revend vite fait quelques mois plus tard. A chaque opération, elle double sa mise, voire plus : «Tout était tellement facile ici et pas cher, je n'avais même pas besoin de chercher des acquéreurs, ils frappaient à ma porte, les agences immobilières m'inondaient de courrier me demandant si je voulais vendre.» A cette époque, Angel amasse un joli pactole. Aujourd'hui, son pécule fond comme neige au soleil. Elle est contrainte de puiser dans son bas de laine pour régler ses dépenses quotidiennes et se retrouve avec dix propriétés sur les bras, toutes invendables : leur valeur a diminué de presque moitié et les acheteurs ont déserté les lieux. Fauchée par la crise, la ville de l'argent facile est devenue celle de la vie difficile.

Se refaire au casino ? Tentant, bien sûr, mais «nous n'y dépensons pas plus de 20 dollars par jour», raconte Joanne, une septuagénaire retraitée en goguette. Cela fait vingt ans que cette ancienne bibliothécaire du New Jersey vient ici avec son mari. Le couple y a même acheté un appartement. «Mais si cela continue comme ça, nous ne viendrons pas l'an prochain, prévient Ed, qui avoue harceler son conseiller financier presque tous les jours. Notre retraite complémentaire est en train de disparaître.»

Ce ne sont pas les seuls touristes à envisager de sacrifier leur séjour à Vegas ou à revoir leur budget à la baisse. Déjà les Californiens, autrefois les meilleurs clients, se font rares, la plupart refroidis par la flambée des prix de l'essence. Quant aux autres, ils misent petit : le panier moyen du joueur a diminué de presque moitié : «L'an dernier, il était de 700 dollars en un week-end, aujourd'hui il ne dépasse pas 400 dollars», explique Chris, en charge des «gros» clients des machines à sous au Hollywood Planet. Depuis deux mois, il dort un peu mieux : à 36 ans, il a pris un second emploi, histoire d'assurer ses arrières. Car le business du jeu est en berne : les recettes ont chuté de 10%, des milliers de salariés ont été licenciés.

Même le Strip, l'artère principale bordée de casinos géants, porte les cicatrices de la récession. Le long du Las Vegas Boulevard, les grues sont figées. Les chantiers sont paralysés, faute de moyens : la Trump Tower n° 1 trône seule au milieu d'un espace vide, la tour jumelle qui devait s'ériger à ses côtés ne verra peut-être jamais le jour. Le projet pharaonique du City Center avance au ralenti, un autre est reporté. Vegas a longtemps été l'une des plus grandes pourvoyeuses d'emplois peu qualifiés mais bien rémunérés.

«Alors que la concurrence entre les casinos battait son plein, les syndicats - très puissants ici - ont négocié des accords très avantageux pour les salariés, raconte David Damore, le professeur. Les rémunérations horaires des employés de casinos sont bien supérieures à la moyenne nationale, sans compter la couverture santé, les congés payés.»

Serveuses, portiers, femmes de ménage, ouvriers du bâtiment se sont bousculés aux portes de ce paradis sous néons : en six ans, la population a augmenté de 25%, l'une des plus fortes croissances démographiques des Etats-Unis. «Tout le monde avait sa chance, même sans diplôme, on pouvait bien gagner sa vie», raconte Jim, 50 ans, venu s'installer à «Sin City» il y a vingt ans. Dans une autre ville des Etats-Unis, cet ancien serveur devenu surveillant de machines à sous dans un casino du Strip serait resté un col-bleu; à Las Vegas, il a pris ses quartiers au sein de la classe moyenne. Ses voisins sont médecins, avocats ou pharmaciens.

Mais la chance a tourné. Le pas hésitant et le regard fuyant, il marche tête baissée, tripotant nerveusement sa paire de lunettes rondes cerclées d'acier. Il a garé sa voiture à plusieurs dizaines de mètres de sa destination finale, devant une sandwicherie, comme pour brouiller les pistes, masquer son humiliation. Jim a le couteau sous la gorge : pris en étau entre les factures d'eau, d'essence et d'électricité, les dépenses quotidiennes et le loyer de sa maison, il croule sous les dettes. En théorie, ses revenus devraient lui permettre d'appréhender l'avenir avec une certaine sérénité : avec sa femme, qui travaille dans la distribution, le couple gagne plus de 6 000 euros par mois. En théorie. «C'est insuffisant pour faire face aux échéances», lâche-t-il. Acculé, il se tourne vers le crédit facile, ces agences - en plein boom, elles - où l'on ne vous pose pas trop de questions, à partir du moment où vous êtes prêt à payer des taux obscènes. Celle-ci s'appelle Check City. Jim franchit les derniers mètres, la démarche faussement nonchalante : «Vers qui d'autre puis-je me tourner ?» Vingt minutes plus tard, il ressort avec l'équivalent de 1500 euros en poche, qu'il devra rembourser d'ici à deux semaines avec 22% d'intérêt.

Comment ? Il n'en a pas la moindre idée...
Louise Couvelaire. Le Nouvel Observateur.

http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2294/articles/a386449-.html

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