samedi 28 mars 2009

L'EGALITE OU L'ACTUALITE D'UNE PASSION FRANCAISE.

Point de vue
L'égalité ou l'actualité d'une passion française
LE MONDE 28.03.09 14h11 • Mis à jour le 28.03.09 15h23

L'histoire, comme lutte des classes, depuis la formation des premières cités-Etats, au néolithique, aurait pu prendre fin dans les années 1990, avec l'implosion du capitalisme. La mondialisation aurait été assise sur l'appropriation collective des forces productives et la répartition équitable des fruits du travail. C'est le contraire qui s'est passé, le pays qui avait adopté le premier ces deux mesures comme principe d'organisation, qui s'est désintégré, repoussant sine die la réalisation du seul idéal auquel l'humanité puisse tendre, qui est de traiter tout homme avec humanité, en frère.
L'histoire, comme discipline, les sciences sociales, nées des conflits internes aux sociétés développées et de leur expansion coloniale, nous ont appris la relativité des façons d'agir, de penser, de sentir, à commencer par celles que nous tenons pour naturelles et qui relèvent, sans exception, d'un arbitraire culturel.
Le généticien Luca Cavalli-Sforza, parcourant la galerie des ancêtres à la lumière de l'ADN mitochondrial, se laisse aller, un instant, à spéculer sur le bonheur. Il ne le situe pas, comme on le fait depuis le commencement des temps modernes, dans un avenir qui toujours se dérobe mais, comme les Anciens, du côté du passé, dans l'errance enchantée de hordes de chasseurs-cueilleurs au sein de la création. Pendant une durée équivalant à dix fois celle des temps historiques, des hommes, rigoureusement identiques à nous sous le double rapport physique et intellectuel, ont inventé des styles de vie incroyablement divers et chatoyants, mais fondamentalement identiques en ce qu'ils respectaient l'équilibre des deux protagonistes de l'affaire, la nature, d'un côté, la société, de l'autre, et celui propre à chacune d'entre elles.
Pour peu que leurs propres préjugés ne leur aient pas dérobé en totalité la haute perfection sociale et technique des groupes que la conquête du monde leur révélait et qu'ils ont détruits, les Occidentaux ont su reconnaître aux "sauvages" des sept mers et des cinq continents des vertus dont Montaigne exaltera les deux plus éminentes à ses yeux - qui sont aussi les nôtres : un courage à toute épreuve et un égalitarisme achevé.
Et l'on se souvient que le petit hobereau périgourdin attribue sans balancer ces qualités à l'absence de propriété privée, de tout superflu, d'avidité. Il songe peut-être qu'il est un peu tôt, dans l'histoire du monde, même si, à d'autres égards, il est déjà trop tard, et par une concession mordante à l'étroitesse de notre mentalité indigène, il conclut, magnifiquement : "Mais quoi ! Ils ne portent point de hauts-de-chausse."
Il aurait été beau que les populations massées à la pointe occidentale du continent eurasiatique, et qui vont dominer, quatre siècles durant, le terrible cours des choses, partagent sa sagesse provinciale. La face du monde aurait été changée. C'est le plus profond respect d'autrui et celui de la grande Mère Nature qui auraient été importés en Europe, avec le tabac, les pommes de terre, le chocolat. Mais il faudrait, pour ce faire, que le réel se déduise des livres, les êtres de chair et de sang des personnages de papier, les actes des mots, et c'est l'inverse qui se produit. D'ailleurs, les livres le disent : "La vie est un conte débité par un idiot, plein de bruit et de fureur et dépourvu de sens."
On ne revient pas en arrière. Nous ne reprendrons pas notre marche dans la pénombre rêveuse des forêts. L'histoire ne se répète pas. L'occidentalisation du monde est accomplie. Mais l'époque contemporaine reste traversée, à deux siècles de distance, par l'antagonisme partiel des deux contributions dont elle est issue : la liberté, d'inspiration anglo-saxonne, et l'égalité, cette passion française.
La première a connu une fortune prodigieuse. Protestante, matérialiste, profondément égoïste, elle a affranchi le travail de ses vieilles entraves, répandu l'abondance dans des proportions qu'on n'avait pas même rêvées, atteint la Lune. Elle a survécu aux crises inhérentes à sa nature même, à la contradiction qui oppose la richesse morte - le capital - au travail vivant - les bras et les cerveaux des salariés. Elle semble toucher, aujourd'hui, aux limites que lui prescrivent, d'un côté, le cadre naturel qui est le sien, la terre, de l'autre, la tolérance de ses habitants, rassemblés, par la force des choses, dans l'espace unifié, intégré, de la production, de l'échange et de l'information.
Les adeptes du gain pécuniaire, comme axiome fondateur du vouloir pratique, peuvent bien s'ingénier à tirer parti des persistantes disparités de prestations et de droits qu'on observe encore d'un pays à l'autre. Leur fin dernière, qui est le profit, c'est-à-dire le surtravail non rémunéré, l'extorsion sans contrepartie du temps, de la vie d'autrui, est en voie d'extinction, comme le montre la crise financière. Et la planète souffre de plus en plus impatiemment, quant à elle, qu'on la traite comme une putain, pour reprendre une formule de l'écrivain américain William Faulkner.
L'initiative française a obtenu jadis quelques succès avant de tomber aux mains négligentes ou criminelles qui devaient l'étendre au genre humain et l'ont précipitée dans le discrédit où nous la voyons aujourd'hui.
Il se peut que l'individualisme calculateur et son principal mobile, qui est l'esprit de lucre, éclipsent définitivement l'attachement jaloux, irrationnel qui fut le nôtre à l'égalité sans distinction d'aucune sorte ni ménagement ni délai ni cesse. Mais alors, la fin de l'histoire risque fort de ne pas ressembler à l'harmonieux triptyque que Francis Fukuyama brossait, à quinze années d'ici, avec la démocratie libérale, la production sous régime capitaliste et le développement indéfini de la physique moderne comme figures tutélaires de tout avenir.
Si le passé a un sens et que les civilisations qui devancèrent la nôtre n'ont pas péri en vain, alors la querelle franco-anglaise n'est pas éteinte. Il faut la raviver.

Pierre Bergounioux est écrivain, lauréat du prix Roger Caillois 2009, "Une chambre en Hollande" (Verdier, 56 p., 8,80 €)

Pierre Bergounioux

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