mercredi 3 septembre 2008

COMMENT REINVENTER LA DEMOCRATIE ? (Débat).



L'historien et fondateur de la République des Idées a été le premier à affirmer que la légitimité démocratique est trop souvent réduite à sa définition électorale. Il explore dans un essai de nouvelles pistes politiques qui vont nourrir le débat à gauche.
Pierre Rosanvallon : Comment réinventer la démocratie ?
Nouvel Observateur 4 septembre 2008. 2287.

Le Nouvel Observateur. - «La Légitimité démocratique» est le deuxième volet de votre réflexion historique sur la démocratie. Quel en est l'axe directeur?
Pierre Rosanvallon. - L'enquête sur les mutations de la démocratie au XXIe siècle dans laquelle je me suis lancé il y a deux ans avec «la Contre-démocratie» part d'un constat central : l'élargissement de la vie démocratique a d'autres registres que celui de l'élection. On peut parler d'un phénomène historique de «décentrement des démocraties». Les citoyens ne se contentent d'abord plus d'être de simples électeurs. On voit se multiplier les pratiques de surveillance, d'empêchement et de jugement au travers desquelles se redéfinit l'activité citoyenne. Mais c'est aussi la conception de ce qui constitue le caractère démocratique d'une institution qui est en train de changer. On se rend de plus en plus compte que le verdict des urnes ne peut plus être le seul étalon de la légitimité. L'élection, en effet, ne garantit pas qu'un pouvoir soit au service de l'intérêt général, ni qu'il y reste. Une appréhension élargie de la notion de volonté générale est ainsi en train d'émerger. Un pouvoir n'est désormais considéré comme pleinement démocratique que s'il est soumis à des épreuves de contrôle et de validation à la fois concurrentes et complémentaires de l'expression majoritaire. C'est à cela que correspond notamment la montée en puissance, partout dans le monde, d'institutions comme les autorités indépendantes ou les cours constitutionnelles. Mon but, dans ce nouveau livre, est d'explorer ce continent en formation, d'en dévoiler les ressorts et les problèmes; bref, d'en faire à la fois l'histoire et la théorie.
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N. O.- A quoi cela renvoie-t-il pratiquement ?
P. Rosanvallon. - Il suffit de prendre l'exemple des conditions de nomination du président de France Télévisions pour mesurer la nature du problème. Pour simplifier, la position de Sarkozy était de dire : une télévision financée par l'Etat est de la responsabilité du pouvoir démocratiquement élu, il revient donc à ce dernier de nommer sa direction. Tout le monde a bien senti que c'était un retour en arrière, même si le CSA est loin d'être constitué de façon satisfaisante. Il y a des types de services publics que l'on ne peut assimiler à des administrations soumises au pouvoir gouvernemental. Mais en même temps tout s'est passé comme si l'on était embarrassé pour argumenter clairement. Le but de mon travail est de réexaminer ce qui est constitutif du caractère démocratique des institutions (et perçu comme tel).
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N. O. - Vous écrivez que le moment électoral a fini d'être la fête religieuse de la citoyenneté et que la notion de majorité s'est fragilisée et a perdu de sa consistance. Comment ? Quelles en sont les conséquences actuelles ?
P. Rosanvallon. - Le suffrage universel a constitué une extraordinaire conquête dans l'histoire des sociétés humaines. D'où le caractère enthousiaste et fraternel des premières expériences électorales en 1848. On avait alors le sentiment que «le peuple» ou «la nation», enfin majeurs, formeraient un tout unifié. Si la règle majoritaire s'est imposée comme procédure pratique de nomination, c'est au fond une certaine vision de l'unanimité qui n'a cessé de constituer le principe de justification dans les démocraties.
Le problème est que cette distinction entre pouvoir majoritaire et volonté générale ou intérêt général n'a jamais été vraiment réfléchie. On a fait comme si le plus grand nombre valait pour la totalité. Première assimilation doublée d'une seconde : l'identification de la nature d'un régime à ses conditions d'établissement. La partie valant pour le tout, et le moment électoral valant pour la durée du mandat : tels ont été les deux présupposés sur lesquels a été historiquement assise la légitimité d'un régime démocratique.Cette double fiction fondatrice est progressivement apparue comme l'expression d'une insupportable contrevérité. C'est d'autant plus sensible aujourd'hui que la notion de majorité elle-même a perdu de sa consistance première. Si elle reste parfaitement définie en termes juridiques ou parlementaires, elle l'est en effet beaucoup moins en termes sociologiques. L'intérêt du plus grand nombre ne peut plus être simplement assimilé à celui d'une majorité. Le «peuple» ne s'appréhende plus comme un bloc, il s'éprouve plutôt comme une addition de situations spécifiques. Les sociétés contemporaines se comprennent ainsi de plus en plus à partir de la notion de minorité. «Peuple» est désormais aussi le pluriel de «minorité». Les conditions d'une bonne représentation s'en trouvent donc bouleversées.
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N. O. - Cet ouvrage est à la fois un livre d'histoire politique et un essai de prospective. La démocratie est-elle aujourd'hui à réinventer ?
P. Rosanvallon. - Absolument. Cette réinvention doit suivre deux voies distinctes. Il s'agit d'abord d'améliorer la démocratie «électorale-représentative». Il y a beaucoup à faire pour que les citoyens puissent mieux se l'approprier. C'est à quoi correspondent les différents projets concernant la question des primaires, la place du référendum, la mise en oeuvre de nouvelles formes d'expression ou de délibération (comme les jurys citoyens, les sondages délibératifs, les forums hybrides...). C'est de cela que l'on parle le plus souvent. Mais il y a un autre volet : celui de la conception même des institutions de l'intérêt général. C'est le point, laissé dans l'ombre, sur lequel j'ai concentré mon attention. Au XIXe siècle, de grandes voix républicaines, Léon Duguit et Emile Durkheim, s'étaient déjà saisies de la question en proposant une nouvelle théorie du service public. C'est dans le prolongement de cette perspective que je me situe aujourd'hui pour enrichir notre conception de la généralité démocratique. Il y a là en germe une mutation qui va s'avérer aussi fondamentale que sur la démocratie participative qui a été largement reprise par Ségolène Royal et par Bertrand Delanoë. En font-ils un bon usage elle constituée autrefois par l'avènement du suffrage universel.
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N. O. - Vous êtes l'initiateur de la réflexion ?
P. Rosanvallon. - Nous n'en sommes encore qu'à un changement de vocabulaire. Il faut que ces leaders socialistes aillent plus loin et mettent la question de la qualité démocratique au coeur de leur projet. C'est un des points sur lesquels la différence avec les pratiques et les conceptions de la droite peut être la plus significative. Les socialistes, à tous les niveaux, devraient donc se faire les champions de l'expérimentation démocratique. Ils restent hélas fort timides. Le problème est qu'ils sont encore prisonniers d'une conception étroitement électorale-représentative de la démocratie.
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N. O. - Le désenchantement démocratique actuel est-il un obstacle à une repolitisation de la politique ?
P. Rosanvallon. - Le désenchantement démocratique me semble dériver d un idéal de fusion entre gouvernés et gouvernants. Si l'identification à un candidat est un des ressorts naturels du choix électoral, c'est la distance qui caractérise en effet fonctionnellement la situation relative des gouvernés et des gouvernants. Faute de reconnaître cette distinction, la présupposition d'une identification permanente engendre nécessairement une frustration. D'où le caractère structurel de la déception des citoyens. Elle résulte mécaniquement du changement de perspective introduit par le passage du moment électoral à l'action gouvernementale. La clé d'une rhétorique de campagne est pour chaque candidat de faire corps avec ses électeurs, alors que la position des gouvernants est fonctionnellement distanciée. La dynamique d'identification fait aussi système dans le premier cas avec une exaltation du volontarisme, structurellement lié à la vision d'une société une et simple, alors que les gouvernants se voient ensuite obligés de justifier la difficulté d'agir dans un monde complexe et conflictuel.Une campagne électorale a une fonction démocratique spécifique. Le moment de l'élection est marqué par l'expression de projets et d'idées contradictoires permettant à chacun de clarifier les attirances et les répulsions qui détermineront son choix. Le mécanisme d'identification, même relative, à un candidat remplit pour cela une fonction essentielle. Il contribue au sentiment proprement politique de produire quelque chose de commun avec d'autres. Le temps de l'action gouvernementale est de son côté marqué par le fait que la société devient pratiquement un objet pour le pouvoir politique. La difficulté n'est pas seulement dans ce cas que des réalisations puissent être plus ou moins décalées par rapport à des promesses antérieures (même si cet élément compte évidemment). Elle tient au fait que la nature du lien avec les citoyens a changé, ces derniers étant devenus des gouvernés. D'où la nécessité de construire sur un mode spécifique ce rapport. Au lieu de chercher à prolonger entre gouvernés et gouvernants le lien électoral d'identification, il convient plutôt de donner une forme démocratique à une distance reconnue dans sa nécessité fonctionnelle.
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N. O. - La démocratie est selon vous un processus ininterrompu car il faut sans cesse refonder la légitimité des régimes démocratiques. Cette légitimité est multiple, écrivez-vous. Est-ce là le noeud du problème ?.
P. Rosanvallon. - Tocqueville estimait que la vie politique allait se simplifier dans les démocraties, tout se ramenant à une question d'arithmétique. C'est le contraire qui est en train de se passer. Elles se complexifient. Pour une raison simple : aucun parti ne peut prétendre incarner le peuple à lui seul. Il peut représenter la majorité du «peuple électeur», mais ce dernier ne se superpose ni au «peuple social», dont les manifestations expriment quotidiennement les problèmes et les aspirations, ni au «peuple principe» constitué par ce qui fait le ciment de la vie commune, l'existence de certains droits. Il n'y a donc pas de légitimité démocratique absolue, dont une seule instance pourrait être détentrice.
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N. O. - L'élection est pourtant la clé de voûte de la démocratie...
P. Rosanvallon. - La légitimité que confirme l'onction électorale est certes matériellement la clé de voûte de l'édifice, car personne ne peut discuter que 51 doive l'emporter sur 49; mais elle reste imparfaite. D'où l'accent qui est de plus en plus mis sur des impératifs complémentaires de mise à distance des positions partisanes et des intérêts particuliers (renvoyant à une légitimité d'impartialité), de prise en compte des expressions plurielles du bien commun (correspondant à une légitimité de réflexivité), et de reconnaissance de toutes les singularités (ou légitimité de proximité). Si la démocratie peut être définie comme le type de régime qui donne le pouvoir à la généralité sociale, force est en effet de constater que le fait majoritaire n'en est qu'une expression approchée. D'où l'importance prise par cette notion d'impartialité. Faute d'être capable de constituer un pouvoir réellement approprié par tous, on essaie d'en organiser certains éléments de telle sorte que nul ne puisse mettre la main dessus. C'est ce qui devrait définir la position d'institutions comme les autorités de surveillance ou de régulation.Faute de pouvoir construire une souveraineté populaire directement accomplie, on peut par ailleurs essayer d'en pluraliser les expressions. Le but est là de compliquer les sujets et les formes de la démocratie pour en réaliser les objectifs. On peut par exemple estimer qu'une cour constitutionnelle exprime un «peuple juridique» pour contrebalancer l'expression du peuple électoral majoritaire. Des «académies du futur» pourraient aussi être chargées dans cet esprit de représenter les générations à venir.
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N. O. - Vous considérez ainsi qu'un pouvoir peut être légitime même s'il n'a pas été élu ?
P. Rosanvallon. - Oui, mais à certaines conditions très strictes. Il faut que sa mise en place fasse l'objet d'un consensus, que ceux qui le composent aient été soumis à des épreuves de contrôle et de validation impliquant les différents partis, que l'indépendance de ses membres soit garantie, qu'il rende publiquement des comptes, etc. Il ne peut s'imposer que si ces différentes qualités sont socialement reconnues. La légitimité est dans ce cas de l'ordre d'une qualité et pas d'un statut. Cela souligne l'écart entre ce que devraient être des autorités indépendantes pour être pleinement intégrées à l'ordre démocratique et ce qu'elles sont actuellement. Mais cela indique aussi la ligne à suivre.
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N. O. - Vous expliquez le rejet de la politique par le fait qu'elle est considérée comme le lieu des manoeuvres partisanes et des calculs personnels. La gauche en France pèche-t-elle dans ce sens ?
P. Rosanvallon. - La démocratie doit faire vivre en même temps deux exigences : celle de l'organisation périodique d'un choix entre des personnes et des programmes fortement différenciés d'un côté, et celle de la mise en place d'institutions garantes de l'intérêt général situées au-dessus de ces différences de l'autre. La démocratie appelle ainsi le plein exercice de l'opposition entre partis. Mais elle repose aussi sur le développement d institutions réflexives ou impartiales. Le danger est de vouloir confondre les deux registres. C'est ainsi entraîner une confusion que de plaider pour le dépassement des partis et la réalisation d'une politique des «bonnes volontés». Mais c'est jeter une confusion symétrique que de vouloir transposer partout les conditions du choix partisan.La vie démocratique implique d'organiser une forme de dualisme entre les institutions appartenant au monde de la décision majoritaire et celles qui se rattachent à un impératif plus exigeant de justification. La gauche devrait partir de là pour faire d'une nouvelle conception du progrès démocratique un élément de son identité.
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N. O. - Les mots «participation» et «proximité» se sont largement diffusés. Les exigences citoyennes accrues sont-elles un atout ou un obstacle à la régénération de la politique ?
P. Rosanvallon. - Ces mots traduisent l'existence d'une nouvelle exigence citoyenne à l'égard des gouvernants. On s'est longtemps contenté de concevoir la démocratie comme un régime et de juger un pouvoir à l'aune des décisions qu'il prend. De nombreuses enquêtes montrent que les citoyens sont maintenant de plus en plus sensibles à la façon dont ils sont respectés, pris en considération. Se développe l'idée qu'il y a des «conduites démocratiques» à adopter. Les gouvernants en sont conscients. D'où, de leur côté, les tentatives de manipuler ces attentes. C'est dans cette perspective qu'il faut analyser tout ce qui ressort des mises en scène compassionnelles.
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N. O. - Vous écrivez qu'il est urgent de développer une démocratie d'interaction. Qu'entendez-vous par là ?
P. Rosanvallon. - L'urgence est de développer des formes de démocratie permanente et de ne pas se contenter d'une démocratie intermittente. Comment y arriver ? Ce ne peut être en votant sur tous les sujets et à tout bout de champ, comme l'impliquait il y a une vingtaine d'années l'utopie d'une «démocratie électronique». C'est plutôt la qualité du lien entre gouvernants et gouvernés qu'il s'agit de repenser. C'est en termes de contraintes de publicité, de formes d'exercice de la responsabilité, d'exigences de délibération que le problème se pose. C'est en fait tout cela qui se cache derrière le mot-valise de «participation». Ce qui amène d'ailleurs à souligner qu'il n'est plus entendu comme une alternative à la démocratie représentative. Il renvoie dorénavant à l'idée d'une interactivité régulière entre pouvoir et société.
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N. O. - Les démocraties deviennent-elles trop compliquées pour être vraiment vivantes ?
P. Rosanvallon. - Elles ne deviendront vivantes que si elles se compliquent ! Tout en reconnaissant l'importance des périodes de dramatisation et de simplification que constituent les élections. C'est en effet là que s'expriment le plus fortement la dimension proprement politique des démocraties, celle qui consiste à trancher entre deux points de vue.
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N. O. - La campagne américaine montre actuellement une repolitisation du peuple américain. Comment évaluez-vous ce réenchantement ?
P. Rosanvallon. - La campagne américaine illustre bien ce fait. Mais c'est un phénomène plus général. Quand des personnalités, des idées et des sensibilités s'opposent clairement, cela permet à chacun de déterminer son choix. Le rapport des candidats aux électeurs est alors simple, il est structurellement «enchanté» : il produit positivement de l'identité partisane et politise la société au sens fort du terme. Mais la vie démocratique ne peut éterniser ce moment. Quand vient le temps de gouverner, s'instaure fonctionnellement une distance entre le pouvoir et la société : les électeurs deviennent des gouvernés. C'est à partir de là que vient le temps des désillusions. Voyez le cas français. On a pu parler de repolitisation en 2007, alors qu'en 2008... C'est aussi lié au fait que les qualités qui font le bon candidat, et donc l'élu, ne sont pas celles qui font le bon gouvernant. Voyez Sarkozy ! Souhaitons donc qu'Obama ne soit pas seulement un formidable candidat.
Pierre Rosanvallon.

Historien, Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France. Il anime par ailleurs la République des Idées (laviedesidees.fr). «La Légitimité démocratique», qui paraît au Seuil cette semaine, constitue le deuxième volet d'un cycle de réflexions entamé avec «la Contre- démocratie» (Seuil, 2006).

François Armanet, Gilles Anquetil. Le Nouvel Observateur.

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