dimanche 24 août 2008

POUR UNE TELE-VISION DE LA TELEVISION.

Pour une télé-vision de la télévision, par Christophe Girard.
LE MONDE.• Mis à jour le 24.08.08 17h50.

Ce n'est pas parce qu'on regarde beaucoup la télévision qu'on la voit bien. L'évolution principale de la télévision ces trente dernières années est un changement d'ordre technique dont les effets et les conséquences dépassent largement le domaine de la technique audiovisuelle, mais engagent des bouleversements dans la réception, l'interprétation et l'utilisation des images. Il s'agit de la réduction de la durée de chaque plan, qui excède désormais rarement dix secondes.

Le nombre de plans par minute (NPM) a en effet augmenté de façon vertigineuse, du fait de la multiplication des caméras utilisées simultanément, au point que l'unité de mesure d'un plan télévisuel est désormais la seconde. Et alors, dira-t-on ?

Le principal effet d'une telle accélération du flux d'images est d'une part d'interdire tout développement d'une même image ou idée en l'atomisant en une multiplicité d'images ou d'idées plus ou moins disparates, et d'autre part de placer l'esprit du téléspectateur sous tutelle, dans un état de fascination télévisuelle. Cette vitesse des images et ce raccourcissement de chaque plan répondent au besoin économique de l'industrie télévisuelle de tenir le spectateur captif, lequel besoin relève directement ou indirectement, via le critère de l'Audimat, de l'ordre économique de la rentabilité.
La télévision ne se conçoit elle-même qu'en termes de parts de marché.
Par conséquent, la soumission de la télévision au diktat économique de la concurrence se trahit déjà au niveau du traitement technique des images télévisées. Le montage télévisuel des images ressortit à ce titre à l'univers de la publicité. L'acteur principal n'est donc ni le présentateur ni aucun des acteurs que l'on voit à l'écran, mais le réalisateur à la table de montage qui agit hors champ. Dans la mesure où le travail de ce monteur-réalisateur se limite à ce qu'on appelle au cinéma le montage "cut", qui ne se soucie pas des transitions entre les images, on devrait plutôt l'appeler "coupeur" que monteur. A la télévision, couper l'image est un moyen très efficace de couper la parole, voire de détruire la pensée ou de noyer le poisson... Ce saucissonnage des plans rend difficile la production d'une pensée qui ait un peu de continuité. Chaque intervention ne dure pas plus d'une ou deux minutes et se voit elle-même découpée en tranches de cinq secondes !

Si le zapping désigne le fait de sauter d'une chaîne à une autre au gré de son ennui, il manque un terme pour nommer le saut incessant d'une image à une autre à l'intérieur de chaque programme que subissent et les téléspectateurs et les acteurs selon l'humeur du "monteur-coupeur". Nous proposons d'appeler "zipping" ce montage "cut" interne aux programmes qui sous-tend la logique commerciale de la télévision et qui transforme tout programme en un spectacle atomisé et tout téléspectateur en plaque cérébrale disponible.
Comment veut-on, par exemple, qu'une émission culturelle digne de ce nom soit possible lorsque les imaginaires, les perceptions et les pensées doivent se soumettre à une durée de plan inférieure à dix secondes ? Si des "philosophes" ou autres "intellectuels" s'y affichent convaincus de transmettre leur pensée au rythme de sept plans disparates par minute (le penseur qui parle, un autre invité qui boit un coup, le présentateur qui tripote ses lunettes...), c'est assez révélateur de l'idée qu'ils se font de ce que c'est que penser. Même si certains ont su y résister et continuer d'inventer aux marges.

Un autre changement révélateur du fonctionnement économique de la télévision et de son objectif principalement mercantile est l'inclusion du public dans le champ de la télévision. Le public est en effet le nouveau personnage télévisuel de ces trente dernières années (il y a bien sûr eu des précurseurs : "L'école des fans" présentée par Jacques Martin, "Champs-Elysées" animé par Michel Drucker et avant lui Guy Lux et "Intervilles", qui attestent que le service public n'a pas seulement suivi le privé mais a aussi su le devancer).
Il est amusant de remarquer que ce personnage du téléspectateur est d'abord apparu dans les émissions de divertissement pour ensuite se généraliser aux émissions culturelles ou politiques. En montrant à l'écran des gens du public, la télévision a créé chez le téléspectateur anonyme le sentiment fantasmatique de faire lui-même partie, sinon de fait du moins en droit, de la télévision, en d'autres termes d'en être lui aussi. Cela revient pour la télévision à se donner elle-même comme le suprême objet du désir : le rêve de chacun est d'"y passer", telle une étoile, un animateur ou un figurant cathodique d'un soir. Désir d'autant plus fantasmatique que dans la réalité le point d'Audimat (500 000 téléspectateurs) ne connaît pas l'individu mais seulement la masse.

Alors que le téléspectateur d'antan occupait une place clairement extérieure à la télévision, le nouveau téléspectateur ne se vit justement plus comme un télé-spectateur mais se rêve en authentique spectateur. On comprend bien l'intérêt d'un tel procédé qui, en abolissant la distance à l'écran, neutralise tout recul vis-à-vis de la télévision et favorise par là même l'assimilation du (télé-) spectateur aux valeurs et aux attentes de la (télé-) vision devenue spectacle vivant.

De même que le véritable zapping n'est pas tant entre les chaînes qu'entre les plans d'un même programme (le zipping), de même la publicité n'est pas tant entre les programmes qu'à l'intérieur de chaque programme. Je ne parle pas seulement des publicités insérées dans les émissions de jeux ou autres par exemple sous forme de cadeaux, mais des émissions de divertissement ou culturelles qui, sous couvert de "promotion", ne font pas autre chose qu'assurer la publicité des nouveaux produits mis en vente sur le marché : films, spectacles, DVD, CD, livres. Toutes ces émissions sont les têtes de gondoles du supermarché télévisuel : beaucoup de vogue mais guère de vagues, aurait dit Gilles Châtelet.

Si la télévision doit être aussi un service public et pas seulement une activité économique, il faut donc qu'elle se dote d'un observatoire critique télévisé de la télévision qui démonte jour après jour sous les yeux du télé-spectateur les montages vus la veille à la télé pour que l'analyse des causes neutralise la fascination des effets. Cet observatoire aurait pu, par exemple, revenir sur les obsèques d'Aimé Césaire (journal de "Soir 3"), qui, par un montage frauduleux, montrait le stade Pierre-Aliker, où celles-ci se sont déroulées, puis une déclaration de Nicolas Sarkozy enregistrée avant à l'aéroport, puis à nouveau le stade. En donnant ainsi l'impression aux téléspectateurs français que cette déclaration faisait partie des obsèques alors que, sur place, les Martiniquais, eux, avaient vu un président sinon persona non grata du moins simple figurant, la famille du poète n'ayant pas désiré qu'il prenne la parole. Véritable cas d'école de l'utilisation ordinaire du montage fait à l'insu du téléspectateur au nom de l'information !

En outre, la télévision publique doit comporter dans ses statuts un laboratoire d'analyse critique télévisé de la télévision qui, au-delà du démontage critique des programmes vus, expose la technique et la logique économico-télévisuelle (principes, procédés, mécanismes, finalités). Un tel laboratoire est tout autre chose qu'un CSA, qui reste en dehors de l'espace télévisuel et coince de l'extérieur tant bien que mal ses conseils dans un angle de l'écran à la façon d'un logo supplémentaire qui rivalise symboliquement avec ceux de la chaîne consentante. Faute de ces deux instruments, et de la diminution drastique du nombre de plans par minute, la qualité n'est pas autre chose que l'alibi de la rentabilité.
Adjoint au maire de Paris chargé de la culture.
Christophe Girard.
Article paru dans l'édition du 24.08.08.

Aucun commentaire: