mercredi 10 juin 2009

ARBITRER ENTRE NATURE ET INDUSTRIE POUR QUE LA VIE SOIT GAGNANTE.


"Arbitrer entre nature et industrie pour que la vie soit gagnante"
LE MONDE 06.06.09 15h33 • Mis à jour le 06.06.09 15h33


J'avoue un moment de faiblesse. Pourtant ces discussions du Grenelle de la mer me passionnent. Mais est-ce la fatigue ou ce ciel trop bleu qui m'encourage à la rêverie ? Pour quelques minutes, comme une mauvaise élève, je ferme les yeux et me projette trente mille ans en arrière.

Je regarde un homme sortir prudemment d'un fourré. Il a un bâton à la main et s'avance vers la plage. Je crois qu'il a peur de cet espace découvert de l'estran qui le rend vulnérable. Peur aussi de cette étendue infinie et grondante qui roule ses lames devant lui. Peut-être a-t-il le mauvais souvenir de s'être fait surprendre, de s'être fait à moitié étouffer par une vague traîtresse, alors qu'il s'avançait à la poursuite d'un crabe. Car sûrement, c'est la faim qui l'a amené là.

De son bâton, il sait gratter le sable pour déterrer les coquillages, fouiller la laisse de mer à la recherche de crustacés, sans doute assommer un poisson égaré dans une flaque, ou courir les falaises et dénicher des oeufs. La grève le nourrit en toutes saisons.

Assis sur le sable, il s'interroge sur le moyen de partir sur cette mer où sautent, par temps calme, d'innombrables poissons. L'océan le tente et l'inquiète, il y perçoit des promesses de satiété mais aussi les risques d'un univers fondamentalement différent de sa forêt côtière. Il est sur le bord d'un monde.

Peut-être est-il venu chercher quelques-uns de ces coquillages dont il aime se faire des colliers. Seule la côte peut lui offrir ces petites boules aux couleurs brunes ou pastel, ces coques aux larges stries, et parfois même l'encre d'une seiche échouée avec laquelle il se peindra le corps.

Et si, tout simplement, il n'était venu là que pour rêver, que pour rentrer en lui-même, parce qu'il sait depuis longtemps que la contemplation du déferlement des vagues et de l'infinie surface de l'océan l'emplit d'une force étrange. Il voit, ici mieux qu'ailleurs, la marque des dieux dans l'inexplicable balancement des marées, dans la générosité de la mer nourricière ou dans la soudaine colère d'une déferlante. Il perçoit que ce face-à-face de deux mondes est fécond et qu'il en nourrit son esprit autant que son corps.

Je jure que je n'ai pas fermé les yeux plus de quelques secondes. Mais mon Homo sapiens continue à m'accompagner, pendant que ses lointains descendants réfléchissent à protéger et valoriser le littoral. Car c'est cela, au fond, la grande nouveauté en filigrane de ce Grenelle de la mer.

Lui a rêvé de vaincre sa peur et de creuser un tronc, en forme de pirogue, pour partir à la chasse et à la découverte. Il a pu imaginer planter des nasses et des filets sur l'estran en utilisant astucieusement les marées, peut-être bâtir des huttes au débouché d'une rivière ou élever des autels pour célébrer une cosmogonie marine.

MILLIONS DE TONNES DE DÉCHETS

Jamais il n'aurait pu penser que l'homme s'impose à la nature, que siècle après siècle, l'on construise villes et ports, que l'on sillonne l'océan, que l'on tire 100 millions de tonnes de poissons de la mer chaque année et que l'on y déverse aussi des millions de tonnes de déchets, mais aussi que la mer inspire légendes et créations dans toutes les civilisations.

Non, jamais il n'aurait pu envisager que l'homme se mette un jour à gouverner ce qui paraissait relever des dieux. Bien sûr, nous ne sommes pas ces dieux, mais notre énergie, notre intelligence, nos rêves ou notre avidité, et notre nombre aussi, nous ont rendus capables de modifier en profondeur l'environnement, pour le meilleur et pour le pire.

L'équilibre que cet homme du paléolithique avait su tisser avec la mer et le rivage, saurons-nous le recréer, dans une forme renouvelée et arbitrer par nous-mêmes entre nature et industrie pour que la vie soit gagnante ?

Du fond de la salle du Muséum d'histoire naturelle, je songe à ces dizaines de milliers de générations qui ont eu la mer en partage et à la responsabilité qui nous incombe vis-à-vis d'elles.

De quoi me ragaillardir au travail !
Isabelle Autissier
http://www.lemonde.fr/planete/article/2009/06/06/arbitrer-entre-nature-et-industrie-pour-que-la-vie-soit-gagnante_1203287_3244.html

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