Par Jean-Claude Pinson.
Les dernières décennies du XXe siècle, avec l’effondrement du mur de Berlin et du bloc soviétique, ont pu être interprétées comme un «adieu au prolétariat», aux illusions dont s’est accompagné son culte. «Adieu au capital», c’est peut-être ce que signifient, cette fois, l’effondrement de Wall Street et la crise économique qui l’accompagne. Car vouloir «refonder» le capitalisme est insensé, si c’est remettre sur les rails un american way of life (version Bush) dont on sait mieux que jamais de quelles inégalités il se paie, pour ne rien dire de la catastrophe écologique à laquelle il ne peut manquer de conduire.
Il est donc temps de changer de direction, de dire adieu aux formes de vie qui n’ont n’autre horizon que la croissance à tout prix, le travail «profitable» et la consommation érigée en fin dernière de l’existence. Temps d’inventer de nouvelles formes de vie, affranchies de ces opiums-là. Qu’une autre Amérique, un autre mode de vie américain soit possible, c’est ce que laisse entrevoir, peut-être, l’enthousiasme suscité par l’élection de Barack Obama.
C’est aussi ce dont témoigne, très en amont, la pensée, par exemple, d’un Thoreau. Pouvoir librement choisir un mode de vie affranchi de la frénésie consumériste et de ce qu’elle suppose est même, selon lui, la vérité de l’Amérique démocratique : «La seule vraie Amérique, écrit-il dans Walden, est le pays où vous êtes libre d’adopter le genre de vie qui peut vous permettre de vous en tirer sans tout cela [les biens de consommation inutiles], et où l’Etat ne cherche pas à vous contraindre au maintien de l’esclavage, de la guerre et autres dépenses superflues qui directement ou indirectement résultent de l’usage de ces choses.» «Jouis de la terre, mais ne la possède pas», nous dit encore Thoreau. Il faudrait alors, non pas retourner à un âge pré-capitaliste, mais inventer un mode de vie post-capitaliste.
Imaginer les contours d’une société autre, en explorer les possibles modalités, en décliner tout l’éventail de formes et de figures, en raconter les tours et détours, c’est l’affaire des poètes, des romanciers, des cinéastes, des artistes en général. Mais, parce que l’imagination, voulons-nous croire, est la chose du monde la mieux partagée, c’est aussi l’affaire de chacun, l’affaire de la multitude en tant qu’elle est un «poétariat». Au sens restreint, ce néologisme (je ne l’invente pas tout à fait, il vient en 1920 sous la plume d’un poète dadaïste demeuré presque inconnu, René Edme) peut désigner d’abord tous ceux qui d’une façon ou d’une autre mettent l’art au centre de leur existence et se veulent créateurs. Leur nombre, partout, est en croissance exponentielle, en même temps qu’est à la hausse dans l’ordre des valeurs le modèle de travail non aliéné attribué à l’artiste.
Au sens élargi, «poétariat» peut aussi s’appliquer à la foule des anonymes qui refusent de se couler dans le moule productiviste et consumériste et s’emploient à inventer, au jour le jour, des formes de vie, sinon alternatives, du moins soustraites au modèle dominant.
La réalité bien présente de ce «poétariat» signifie que d’une certaine façon le changement de direction, la bifurcation d’avec le mode de vie imposé par la religion capitaliste est chose déjà en cours. Les mutations du capital, l’importance prise par les technologies de l’information et le développement du travail immatériel ont mis fin à l’hégémonie du travail industriel et de la vieille classe ouvrière. Les prolétaires voués à des tâches manuelles de simple exécution n’ont évidemment pas disparu, mais d’autres sont apparus qui sont des travailleurs instruits impliqués dans l’économie de la connaissance, de l’information, de la communication et de la culture. Jeunes et issus des minorités, les électeurs d’Obama appartiennent pour une large part à cette nouvelle classe, autant sinon plus qu’à l’ancien prolétariat.
Sans doute faut-il se garder d’idéaliser et la situation et la figure de ce «poétariat». Occupant des emplois aussi précaires que peu rémunérés, ces nouveaux travailleurs endurent souvent une misère bien réelle. Immergés dans un univers où le marketing et la publicité règnent en maîtres, ils ne sont pas toujours indemnes, dans leur effort à créer, du kitsch que suscite le fétichisme de la marchandise.
Néanmoins, il vaut la peine, croyons-nous, de louer maintenant ces hommes ordinaires innombrables qui, non seulement s’efforcent à la survie, mais inventent, dans les interstices d’un système mortifère, de nouvelles formes de vie plus adéquates à l’exigence, désormais revendiquée par beaucoup, que chacun puisse se faire «le poète de sa propre existence». Cherchant à se soustraire à la tyrannie de la marchandise et du spectacle, ces sujets n’attendent plus le «Grand soir». C’est au présent et de façon immanente qu’ils entreprennent de modifier l’état des choses, de faire advenir une autre économie de l’existence et de rendre la terre un peu moins mal habitable.
Il serait sans doute hasardeux d’en déduire que pourraient prendre fin, au profit d’une «démocratie artistique», le règne de la nécessité et la prédominance de l’homo œconomicus. Mais du moins la possibilité d’un règne contre-factuel de l’homo poeticus, à l’aune des mutations en cours, cesse-t-elle d’être tout à fait une utopie.
Jean-Claude Pinson, philosophe et poète. Derniers ouvrages parus : Drapeau rouge, Champ Vallon, 2008. À Piatigorsk, sur la poésie, éd. Cécile Defaut, 2008.
Il est donc temps de changer de direction, de dire adieu aux formes de vie qui n’ont n’autre horizon que la croissance à tout prix, le travail «profitable» et la consommation érigée en fin dernière de l’existence. Temps d’inventer de nouvelles formes de vie, affranchies de ces opiums-là. Qu’une autre Amérique, un autre mode de vie américain soit possible, c’est ce que laisse entrevoir, peut-être, l’enthousiasme suscité par l’élection de Barack Obama.
C’est aussi ce dont témoigne, très en amont, la pensée, par exemple, d’un Thoreau. Pouvoir librement choisir un mode de vie affranchi de la frénésie consumériste et de ce qu’elle suppose est même, selon lui, la vérité de l’Amérique démocratique : «La seule vraie Amérique, écrit-il dans Walden, est le pays où vous êtes libre d’adopter le genre de vie qui peut vous permettre de vous en tirer sans tout cela [les biens de consommation inutiles], et où l’Etat ne cherche pas à vous contraindre au maintien de l’esclavage, de la guerre et autres dépenses superflues qui directement ou indirectement résultent de l’usage de ces choses.» «Jouis de la terre, mais ne la possède pas», nous dit encore Thoreau. Il faudrait alors, non pas retourner à un âge pré-capitaliste, mais inventer un mode de vie post-capitaliste.
Imaginer les contours d’une société autre, en explorer les possibles modalités, en décliner tout l’éventail de formes et de figures, en raconter les tours et détours, c’est l’affaire des poètes, des romanciers, des cinéastes, des artistes en général. Mais, parce que l’imagination, voulons-nous croire, est la chose du monde la mieux partagée, c’est aussi l’affaire de chacun, l’affaire de la multitude en tant qu’elle est un «poétariat». Au sens restreint, ce néologisme (je ne l’invente pas tout à fait, il vient en 1920 sous la plume d’un poète dadaïste demeuré presque inconnu, René Edme) peut désigner d’abord tous ceux qui d’une façon ou d’une autre mettent l’art au centre de leur existence et se veulent créateurs. Leur nombre, partout, est en croissance exponentielle, en même temps qu’est à la hausse dans l’ordre des valeurs le modèle de travail non aliéné attribué à l’artiste.
Au sens élargi, «poétariat» peut aussi s’appliquer à la foule des anonymes qui refusent de se couler dans le moule productiviste et consumériste et s’emploient à inventer, au jour le jour, des formes de vie, sinon alternatives, du moins soustraites au modèle dominant.
La réalité bien présente de ce «poétariat» signifie que d’une certaine façon le changement de direction, la bifurcation d’avec le mode de vie imposé par la religion capitaliste est chose déjà en cours. Les mutations du capital, l’importance prise par les technologies de l’information et le développement du travail immatériel ont mis fin à l’hégémonie du travail industriel et de la vieille classe ouvrière. Les prolétaires voués à des tâches manuelles de simple exécution n’ont évidemment pas disparu, mais d’autres sont apparus qui sont des travailleurs instruits impliqués dans l’économie de la connaissance, de l’information, de la communication et de la culture. Jeunes et issus des minorités, les électeurs d’Obama appartiennent pour une large part à cette nouvelle classe, autant sinon plus qu’à l’ancien prolétariat.
Sans doute faut-il se garder d’idéaliser et la situation et la figure de ce «poétariat». Occupant des emplois aussi précaires que peu rémunérés, ces nouveaux travailleurs endurent souvent une misère bien réelle. Immergés dans un univers où le marketing et la publicité règnent en maîtres, ils ne sont pas toujours indemnes, dans leur effort à créer, du kitsch que suscite le fétichisme de la marchandise.
Néanmoins, il vaut la peine, croyons-nous, de louer maintenant ces hommes ordinaires innombrables qui, non seulement s’efforcent à la survie, mais inventent, dans les interstices d’un système mortifère, de nouvelles formes de vie plus adéquates à l’exigence, désormais revendiquée par beaucoup, que chacun puisse se faire «le poète de sa propre existence». Cherchant à se soustraire à la tyrannie de la marchandise et du spectacle, ces sujets n’attendent plus le «Grand soir». C’est au présent et de façon immanente qu’ils entreprennent de modifier l’état des choses, de faire advenir une autre économie de l’existence et de rendre la terre un peu moins mal habitable.
Il serait sans doute hasardeux d’en déduire que pourraient prendre fin, au profit d’une «démocratie artistique», le règne de la nécessité et la prédominance de l’homo œconomicus. Mais du moins la possibilité d’un règne contre-factuel de l’homo poeticus, à l’aune des mutations en cours, cesse-t-elle d’être tout à fait une utopie.
Jean-Claude Pinson, philosophe et poète. Derniers ouvrages parus : Drapeau rouge, Champ Vallon, 2008. À Piatigorsk, sur la poésie, éd. Cécile Defaut, 2008.
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