Peut-on détruire la misère ?
Cent cinquante-trois ans après le discours de Victor Hugo contre l'extrême pauvreté, la société française se révèle toujours incapable d'éradiquer cette maladie sociale. Un homme a approché le peuple de l'abîme et a effectué, en compagnie de ces clochards célestes, un voyage au bout de la nuit.
Cent cinquante-trois ans après le discours de Victor Hugo contre l'extrême pauvreté, la société française se révèle toujours incapable d'éradiquer cette maladie sociale. Un homme a approché le peuple de l'abîme et a effectué, en compagnie de ces clochards célestes, un voyage au bout de la nuit.
Patrick Declerck. Les Naufragés.
Un fait divers. Un cadavre en hiver. Juste entre Noël et le jour de l'an, on a découvert sur la plage de Nice un homme mort entre deux sacs de couchage. En trois semaines, c'est le septième sans-abri qui succombe ainsi dans la rue ou dans un refuge d'infortune sous des cartons, dans une rue de Paris (une femme de 75 ans), sur les marches d'une cathédrale à Marseille, dans un square à Boulogne-Billancourt, dans un garage de Thionville ou encore dans une rue de Joinville-le-Pont. Morts de solitude, d'épuisement, de maladies et de dénuement, contrairement à ce qu'on peut lire ici et là, ce n'est pas l'hiver qui les a tués. Le froid n'a fait que les achever: le reste de l'année, ils l'ont passé à s'amenuiser, laissant leur corps malade s'affaiblir et leur esprit se noyer dans la bibine assassine, se faisant oublier en échappant au maillage caritatif et social. Ainsi chaque année, au moment même où le monde d'en haut s'apprête aux agapes, le monde d'en bas, versant funeste du rituel festif, se rappelle à son souvenir.Dès que le thermomètre est descendu au-dessous de zéro, le 13 décembre, branle-bas de combat: services de l'Etat, collectivités locales, intervenants sociaux et associations humanitaires se sont mobilisés. Les pouvoirs publics ont déclenché le «plan grand froid», augmenté les cré dits destinés à leur accueil (63 millions de francs en 2001) et ouvert 50 000 places d'hébergement d'urgence dans le pays. Il ne reste plus qu'à y faire venir les SDF: les brigades de «recueil social» sillonnent les villes à leur recherche et voilà que ces ingrats rechignent à se laisser ramasser. Quitte à y laisser leur peau.
Un fait divers. Un cadavre en hiver. Juste entre Noël et le jour de l'an, on a découvert sur la plage de Nice un homme mort entre deux sacs de couchage. En trois semaines, c'est le septième sans-abri qui succombe ainsi dans la rue ou dans un refuge d'infortune sous des cartons, dans une rue de Paris (une femme de 75 ans), sur les marches d'une cathédrale à Marseille, dans un square à Boulogne-Billancourt, dans un garage de Thionville ou encore dans une rue de Joinville-le-Pont. Morts de solitude, d'épuisement, de maladies et de dénuement, contrairement à ce qu'on peut lire ici et là, ce n'est pas l'hiver qui les a tués. Le froid n'a fait que les achever: le reste de l'année, ils l'ont passé à s'amenuiser, laissant leur corps malade s'affaiblir et leur esprit se noyer dans la bibine assassine, se faisant oublier en échappant au maillage caritatif et social. Ainsi chaque année, au moment même où le monde d'en haut s'apprête aux agapes, le monde d'en bas, versant funeste du rituel festif, se rappelle à son souvenir.Dès que le thermomètre est descendu au-dessous de zéro, le 13 décembre, branle-bas de combat: services de l'Etat, collectivités locales, intervenants sociaux et associations humanitaires se sont mobilisés. Les pouvoirs publics ont déclenché le «plan grand froid», augmenté les cré dits destinés à leur accueil (63 millions de francs en 2001) et ouvert 50 000 places d'hébergement d'urgence dans le pays. Il ne reste plus qu'à y faire venir les SDF: les brigades de «recueil social» sillonnent les villes à leur recherche et voilà que ces ingrats rechignent à se laisser ramasser. Quitte à y laisser leur peau.
Pourquoi ?
Oui, pourquoi préfèrent-ils se geler les os plutôt que d'accepter un asile, ne serait-ce qu'une nuit ou deux, le temps d'échapper au froid ? D'abord, la question a taraudé jusqu'à l'obsession tous ceux qui ont tenté de les aider. Puis cette conduite suicidaire est venue insidieusement servir d'argument à l'impuissance sociale: comment pouvons-nous les sauver s'ils refusent de s'abriter dans les structures d'accueil ? La lecture souvent insoutenable du livre de Patrick Declerck, les Naufragés (1), devrait aider à saisir cette part maudite de notre monde marchand. D'abord comme ethnographe, puis comme psychanalyste pour Médecins du monde, Patrick Declerck a travaillé pendant quinze ans (1982-1997), notamment à Nanterre, auprès des plus gravement atteints des SDF, ceux qu'il nomme «clochards» pour s'épargner les débats byzantins d'experts pressés de nommer l'innommable. Il lui est même arrivé de se travestir en clodo pour partager leur misère. Au début - en 1982 -, il s'inquiète de ne pouvoir pénétrer le milieu. «A tort, écrit-il. Un vieux pull, quelques mots échangés sur un banc de métro et c'était chose faite. [...] Et pourquoi pas ? Ce monde est celui du néant et le néant n'a pas de porte.» Plongée dans les abîmes de l'extrême dénuement, dans un monde où des humains n'ont plus (au sens strict) que la peau sur les os, les Naufragés n'est pas le énième ouvrage sur les exclus. Truffé d'observations ethnologiques et psychopathologiques, de fragments de vies, de témoignages, d'informations sur les structures d'accueil, de textes de loi, de chiffres, de souvenirs d'enfance et de dessins de l'auteur, de photos et d'illustrations (Bruegel, Bosch, Victor Hugo, Munch, etc.), l'ouvrage tient à la fois du carnet de voyage, de l'essai philosophique et de l'oeuvre littéraire sans jamais perdre de vue son objet: la clochardisation pathologique. Le tout tient par la seule force de l'écriture. Mendiants, vagabonds, nouveaux pauvres, exclus, marginaux, SDF, sans-abri, qui et combien sont-ils ? Population aux contours flous qui, par définition, se dérobe aux statistiques, il est impossible d'avancer des chiffres précis. Cependant, on estime leur nombre entre 10 000 et 15 000 «à vivre dans la rue de façon habituelle et installée» à Paris. Autour de ce noyau dur gravitent environ de 20 000 à 30 000 «compagnons de route» de la clochardisation définitive: jeunes à la dérive, toxicomanes, prostitués occasionnels des deux sexes, sortant de prison ou d'hôpital psychiatrique.
Et en France ?
«Il est raisonnable, estime Patrick Declerck, de multiplier ce chiffre par deux ou trois.» Ils seraient donc entre 60 000 à 135 000 à subir les dangers de la rue.Sous nos yeux, l'auteur désosse une réalité insupportable devant laquelle, chacun son tour, tous nous fermons les yeux et nous bouchons les narines. Car la misère, contrairement à l'argent, a une odeur de crasse, de mauvais alcool, de pisse et de merde intimement mêlés. Patrick Declerck l'a sentie de très près. Tout comme il a vu de très près les gerçures, les escarres, les os fracturés qui traversent la peau, les pustules, les plaies sans soins, les strates de saleté et les blessures. Tous nous passons notre chemin, honteux de nous laisser submerger par le dégoût. Declerck, lui, parce qu'il est allé au bout de son dégoût, n'a pas honte de l'exprimer: «La plupart du temps, je les hais, écrit-il. Ils puent. Ils puent la crasse, les pieds, le tabac et le mauvais alcool. Ils puent la haine, les rancoeurs et l'envie. Ils se volent entre eux. Terrorisent les plus faibles et les infirmes. Guettent, comme les rats, le sommeil des autres pour leur dérober des misères. [...] Ils se tuent aussi. Violemment parfois. [...] Ils violent leurs femmes ou les prostituent [...].»
Qui les aimerait ?
Eh bien, Patrick Declerck justement. Sans jamais se départir de sa lucidité abrasive, il parvient, à travers une approche dénuée de complaisance ou de pensée religieuse, à transmettre au lecteur la part tragiquement humaine de ces êtres ravagés par la vie. De même qu'il leur restitue leur dimension de sujets dotés d'une histoire individuelle et d'un inconscient qui ont contribué à leur destin dramatique.Si l'on ose dire, vivre dans la rue n'est pas donné au premier venu. Paysans démunis, ouvriers non qualifiés, familles saccagées par l'alcoolisme, l'illettrisme et la violence, dans leur majorité, les clochards viennent bien entendu du sous-prolétariat rural et urbain. Mais la pauvreté et l'exclusion sociale n'expliquent pas tout. Sinon, comment comprendre que, parmi les 6 millions (2) de Français vivant dans un extrême dénuement, «seuls» de 100 000 à 135 000 d'entre eux se retrouvent à vivre dans la rue, dont une minorité issue de classes aisées ? «L'histoire de ces sujets, écrit le psychanalyste, fait généralement apparaître une psychopathologie personnelle lourde, doublée d'une pathologie familiale importante. L'enfance, en particulier, a souvent été marquée par des traumatismes graves.» Voilà pourquoi il ne suffit pas de vouloir à n'importe quel prix réparer les dégâts socio-économiques pour redresser ces trajectoires déviées. «Si la clochardisation se résumait à une sorte de victimologie socio-économique, remarque l'auteur, le sujet devrait s'empresser de saisir toute opportunité qui lui permettrait de se rapprocher d'un fonctionnement social plus normal.» Hélas, ils résistent de toutes leurs forces à toute perspective d'amélioration de leur état matériel. A tel point qu'on peut parler de «réaction thérapeutique négative», paradoxe par lequel un malade ne supporte pas d'aller mieux«. Pis, tout mieux-être se voit rapidement suivi »d'une rechute parfois accompagnée d'une aggravation des symptômes«. Mais, de même que la sociologie s'obstine à regarder la clochardisation comme le résultat d'un destin socio-économique, la psychiatrie classique s'entête à considérer ses pathologies comme »le prix existentiel que certains malades doivent payer pour leur incapacité à fonctionner dans la réalité«. Manière de dire que ces cas ne relèvent pas de sa compétence.
Pour Patrick Declerck, il s'agit au contraire de restituer son sens et sa spécificité à cette étiologie (3) où «se conjuguent les effets croisés des exclusions économiques, sociales, familiales et culturelles, ainsi que des facteurs de pathologie individuelles le plus souvent psychiatriques (alcoolisme, polytoxicomanie, psychoses), eux-mêmes majorés par la vie dans la rue. Il arrive aussi, çà et là, qu'un facteur isolé bouscule cette multiple étiologie en la surdéterminant». En quelque sorte, «la clochardisation est à la pauvreté et à l'exclusion ce que le délire mystique est à la religion: un dérapage du processus et une folie du sujet: le clochard est un fou de l'exclusion». Il n'est qu'à voir, à travers des cas rapportés, avec quel «soulagement» certains de ces «fous» s'abandonnent à la cloche, épuisés d'avoir essayé toute leur vie de maintenir le leurre d'une «normalité» improbable. Une pichenette du sort, un divorce ou un licenciement et ils se dissolvent dans l'anonymat de la rue. Mais a-t-on le droit de ramener les souffrances engendrées par l'exclusion totale à la folie ? N'est-ce pas là une manoeuvre propre à dédouaner la société de toute sa responsabilité pour l'imputer aux victimes ? Au contraire: «Non contente de les rejeter hors du monde du travail et de ses bénéfices, de les condamner à des existences lamentables, de les vouer à souffrir dans leur chair de malnutrition et de misères physiologiques qui appartiennent au XIXe siècle, la puissance mortifère de l'exclusion est telle qu'elle s'intériorise même au coeur de certains sujets. Ils deviennent alors leurs propres bourreaux en recréant consciemment les conditions toujours renouvelées de leur propre exclusion.»
Nié par la vie, le clochard se nie: «L'exclusion, au-delà d'une certaine limite, agit comme un virus qui, en s'installant dans le coeur du sujet, le force à le reproduire à l'infini.» Et nous assistons, fascinés et impuissants, à ce processus d'autodestruction qui a pris l'allure d'un «véritable mythe de la souffrance». «L'exclusion, en désignant à la fois l'état et la cause, assigne du même coup aux personnes dites »exclues« un statut passif de victimes innocentes qui s'accompagne nécessairement d'une négation de la transgression et d'une absolution de la culpabilité.» En décernant à des catégories diverses et à des individus éminemment différents (pauvres, immigrés, chômeurs, toxicos, clochards, handicapés, jeunes des cités, etc.) le label commun d'«exclus», qu'induit le discours dominant ? Hors d'un fonctionnement social normal, point de salut et, corollairement, que la société, et seulement elle, est responsable de tout, les «victimes innocentes», qui se chargent elles-mêmes de ressasser ad nauseam ce discours, se voient allégées du poids de la culpabilité. Du moins, en apparence. Psychanalyste, Declerck est bien placé pour savoir que, dès lors, la culpabilité prend un «caractère diffus, omniprésent et inassignable qui la rend très difficile à métaboliser et impossible à évacuer». Elle devient contagieuse, chronique et encore plus lourde à porter. Et c'est alors que survient le retour de bâton: exit la culpabilité, voilà le discours insidieux sur «la dignité». Et le clochard, désocialisé à l'extrême, se voit, en plus de tous ses stigmates, marqué du sceau de l'indignité. Si toutes les tentatives pour «l'intégrer» échouent, c'est qu'il n'y met pas du sien, il a décidément perdu toute dignité...Or, que tait-on contre le virus de la précarité qui le ronge ? On lui propose des solutions... précaires. Même si au bout de 20 hivers les dispositifs d'hébergement d'urgence (Ddass, SNCF, EDF, RATP...) s'améliorent, beaucoup de sans-abri rechignent encore à s'y rendre. Non-mixité, chiens, alcool et psychotropes interdits, à 7 heures il faut quitter ces lieux en outre très dangereux à cause de la violence qui régit les rapports des clochards entre eux. Et, dès que le thermomètre remonte, on ferme tout. Y compris la plupart des instances de distribution de nourriture !« C'est un peu comme de recueillir des naufragés sur un cargo, on les réchauffe, on leur donne des vêtements, on les nourrit et on les remet à l'eau. »Il y a bien sûr le 115 du Samu social: en composant ce numéro, on peut disposer de l'une des 3 500 places d'urgence (Ddass) disponibles pendant l'hiver. Encore faut-il avoir le désir, la force et l'argent pour appeler ou qu'une bonne âme se dévoue pour le faire... Certaines ont essayé et, de guerre lasse, ont raccroché: pas de réponse. Quoi qu'il en soit, ces places sont toujours occupées.En dehors de cette charité exclusivement hivernale, il arrive que la société se propose de les «sauver» sur le long terme. «De toute ma pratique auprès de milliers de gens qu'il m'a été donné de recevoir tant en psychothérapie qu'en consultation médicale, écrit Patrick Declerck, je ne connais aucun cas de réinsertion, si l'on entend par là l'évolution d'un sujet qui, de clochard, deviendrait ou redeviendrait comme vous et moi.» Animés d'un «secret désir lové au coeur de nos émois compassionnels», nous imaginons tous, «gluant terrorisme du normatif» qu'il suffirait d'un peu de bonne volonté sociale pour les réintégrer. Or, si on peut certainement les soulager, stabiliser leur état à l'ombre asilaire des murs d'une institution, il est vain et dangereux de s'obstiner à vouloir, avec des moyens inappropriés, faire «revenir» ces sujets à une normalité qu'ils n'ont jamais connue. Ce n'est pas par hasard que le noble discours de l'insertion vient toujours se cogner contre l'insuffisance des projets censés les resocialiser (RMI, commissions locales d'insertion, etc.): leur inadaptation, le cafouillage répétitif de leur mise en oeuvre et l'idéologie qui les sous-tend peuvent générer des catastrophes.Alors ? Alors, Patrick Declerck ne fournit aucun vade-mecum susceptible de guérir. Son diagnostic est sans appel, et les remèdes qu'il prescrit demandent du temps, de la lucidité, de l'honnêteté, du courage politique et thérapeutique. Il faut y ajouter une dose de distance nécessaire qui seule permet d'affronter les horreurs que notre monde produit et celles que certains d'entre nous sont capables de s'infliger. Alors seulement, on pourra exaucer le voeu de Victor Hugo: «Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu», disait-il dans son célèbre discours sur la misère devant l'Assemblée législative, le 9 juillet 1849. C'était il y a cent cinquante-trois ans. Aujourd'hui, la misère est bien pire justement parce qu'elle pousse sur une terre de France beaucoup plus riche qu'à l'époque.
Marianne 2.
Lundi 14 Janvier 2002 - 00:00
Florence Assouline
http://marianne2.fr/Peut-on-detruire-la-misere-_a132522.html?start_liste=5&paa=2
Lundi 14 Janvier 2002 - 00:00
Florence Assouline
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