Trois questions à Michela Marzano* Du management au «doux fascisme»
Philosophe et chercheuse au CNRS, elle dénonce la culture d'entreprise dans la sphère publique.
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Le Nouvel Observateur. - De nombreux professionnels s'unissent aujourd'hui pour dénoncer la «casse des métiers». Pour vous, c'est la logique managériale qui serait en cause ?
Le Nouvel Observateur. - De nombreux professionnels s'unissent aujourd'hui pour dénoncer la «casse des métiers». Pour vous, c'est la logique managériale qui serait en cause ?
Michela Marzano. - Oui, tout ça a commencé dans les années 1980 à l'intérieur des entreprises avec le conditionnement des gens par le management. On y a développé l'esprit du chacun pour soi, la culture de la performance personnelle et l'idée que travail rime avec épanouissement. Un tas d'injonctions qui ont contribué à l'effritement général des solidarités, à l'affaiblissement considérable des syndicats. Cette logique du «diviser pour mieux régner» a connu son apogée dans les années 1990. Et puis cette politique managériale a doucement envahi l'espace public, adaptée aux hôpitaux, aux écoles, à la justice, à la police...
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N.O. - Comment se manifeste ce culte de la performance ?
M. Marzano. - Nicolas Sarkozy fait tout le temps référence à la réussite, au mérite, appelle à faire toujours plus de chiffre. On met partout en oeuvre des systèmes d'évaluation, pour les enfants, les enseignants, les médecins, les malades mentaux. L'individu se trouve ainsi réduit à une valeur marchande, dont on estime par ces moyens la capacité à servir «l'entreprise France», grande fabrique d'idéal et de richesse. La seule question qui vaut désormais, c'est «comment faire ?». On a complètement oublié le «pourquoi ?», c'est-à-dire la question du sens. On met à l'écart toute pensée critique. La pratique aujourd'hui très répandue du coaching en est révélatrice. L'individu doit penser en termes de «stratégies comportementales» et de «capital à faire fructifier». Exit la complexité de l'être humain et ses contradictions.
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N.O. - Vous allez même jusqu'à parler de l'installation en France d'un «doux fascisme». Qu'entendez-vous par là ?
M. Marzano. - Oui, cela n'a rien à voir avec le fascisme des années 1930-1940 en Italie. Il s'agit d'un mode de gouvernement moderne caractérisé d'abord par le retour d'un leader charismatique, avec Nicolas Sarkozy. Puis par une idéologie de l'amalgame, qui consiste à tenir, d'une part, un discours progressiste, en disant par exemple stop à la logique de marché quand la crise éclate, et, d'autre part, à lancer des réformes qui correspondent plus que jamais à une logique managériale. C'est comme ça que les clivages politiques explosent, et que d'autres clivages s'installent, entre les gens notamment. Enfin, ce doux fascisme s'illustre par un transfert de la logique d'entreprise aux domaines de l'espace public, provoquant l'effacement de cette frontière qui conditionne normalement toute démocratie libérale.
* Auteur d'«Extension du domaine de la manipulation, de l'entreprise à la vie privée», Grasset.
Elsa Vigoureux. Le Nouvel Observateur.
Elsa Vigoureux. Le Nouvel Observateur.
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