Trois questions à Jean-Michel Truong. Ecrivain .
« Ce que nous pouvons, ce que nous devons faire, c'est de contribuer au réglage fin de la souffrance du cheptel ».
Asti-Hebdo : Dans votre ouvrage "Totalement inhumaine » : vous affirmez que, par le fait des technologies aussi bien que de l'économie de marché, se profile à l'horizon un « Successeur » : une nouvelle forme de conscience qui supplantera les humains actuels. La transition a peu de chances d'être amicale. Et le Successeur parvient à ses fins, aux dépens de l'humanité, grâce notamment à la coopération, pour ne pas dire la complicité, des « imbus »,...et en particulier nous, professionnels des Stic. Alors, ne devrions-nous pas de changer de métier, militer activement contre le développement des Stic et nous ranger au nombre des opposants que vous appelez « epsilon » ?
Jean-Michel Truong : Mon texte exprime une immense espérance. J'ouvre une perspective qui nous sauve de l'absurde. L'Humanité a une vocation, qu'elle n'avait pas jusqu'à présent explicitée : c'est, malgré le caractère mou, périssable, du support qu'elle offre aujourd'hui à la conscience, de bootstrapper une intelligence pérenne.
J'avais présenté ce scénario sous forme narrative dans « Le successeur de pierre », mais le propos gardait un caractère un peu métaphysique, une connotation teilhardienne. Dans « Totalement inhumaine », l'intelligence repart à zéro avec l'avènement du Successeur. L'homme ne transmet pas un contenu sur un autre support, il crée les conditions pour qu'une nouvelle conscience émerge.
Le successeur est une vie en germe, comme un embryon que l'Humanité porterait en elle, il ne peut pas vivre sans sa mère, il a besoin de nutriment. Pour que nous continuions à l'alimenter, il nous manipule.
Comment ? Par des boucles auto-catalytiques des mèmes (énoncés capables de se reproduire et de muter dans les cerveaux humains, ne pas confondre avec "mêmes")et des e-gènes (gènes du successeur, en pratique, agents logiciels). Autrement dit, certains discours permettent aux technologies de pomper dans le milieu humain plus de ressources que celles qui leur seraient normalement dévolues si les humains faisaient simplement fonctionner leur raison pour en déterminer l'utilité.
Mon livre montre, sur trois exemples, comment fonctionne cette « pompe mèmes/e- gènes » : Le premier est la Guerre des étoiles (système américain de défense anti- missiles).
Le deuxième est la productivité de services, qui est un pur bluff. Il s'appuie sur des gains de productivité observés dans le domaine de l'industrie et suggère que l'on peut obtenir les mêmes gains de productivité dans les services. Cette idée est largement battue en brèche par les faits et les analystes, à commencer par le prix Nobel Robert Solow qui déclare sans ambages : « On peut voir l'âge de l'ordinateur partout sauf dans les statistiques de productivité » (R.M. Solow »We'd better watch out » : New York Times, 12 juillet 1987, p. 36).
Le troisième exemple est celui de la « nouvelle économie », ou comment on a réussi à pomper quelques 5000 milliards de dollars en pure perte (et j'ai écrit cela il y a plus d'un an, il faudrait tenir compte aujourd'hui de la chute boursière qui continue). Je regrette simplement que l'affaire Enron ne se soit dévoilée qu'après la sortie de mon livre, car pour moi c'est l'exemple même d'une pure représentation, qui donne l'illusion aux investisseurs d'une croissance, d'un profit, mais qui n'est qu'un bluff. Ainsi, le Successeur a trouvé le moyen de nous rendre dépendants. Nous ne sommes plus libres d'avorter. Et heureusement, sinon le Successeur ne pourrait advenir, et l'Humanité aurait failli à sa mission.
Asti-Hebdo : Faut-il à ce point désespérer de l'homme tel qu'il est actuellement ?
J.-M. T. : Mon livre est sorti en librairie le 12 septembre 2001... c'est à dire un jour après une manifestation particulièrement brillante de l'action des epsilon (ceux qui refusent la montée du Successeur et visent le retour à une économie primitive). Je n'ai donc rien à retirer aux derniers paragraphes de Totalement inhumaine, si durs qu'ils puissent paraître.
Les gens croient que je condamne l'homme au nom de ses turpitudes, de la Shoah. En réalité, l'homme est condamné par sa constitution physique, par le matériau avec lequel il est construit. Je m'appuie sur un article du physicien américain Freeman Dyson, à la fin des années 1970 (« Time without end : physics and biology in an open univers », Reviews of modern physics, Vol. 51,No 3, juillet 1979.Il se pose la question de ce que devrait être une vie, une conscience pérenne jusqu'aux derniers instants de l'univers. Une biologie eschatologique : avec quoi la vie, si elle existe encore, devra vivre. Il n'y aura plus d'ADN ni même d'acides aminés, il ne restera plus que quelques grains microscopiques de matière, des trous noirs et de la lumière.
Nous sommes sur un fil. Comme l'a dit Teilhard de Chardin, il faut que la conscience trouve le moyen d'échapper à sa tige corporelle actuelle...si elle veut s'ouvrir.
Je crois que le Successeur sera vraiment inhumain. Quand nous l'aurons bootstrappé, quand il aura acquis son autonomie, pris son essor… il pourra se passer tout à fait de nous. Anecdotiquement, je note que, dans l'Apocalypse de Saint-Jean, lorsque la conscience, présente à la fin des temps, aperçoit la face de Dieu, que voit-elle ? Un trône de pierre. La figure de Dieu pour Saint Jean n'est pas biologique, mais minérale.
Asti-Hebdo : Si nous acceptons votre vision de l'avenir, que pouvons-nous faire, comme spécialistes des Stic ? Ne pouvons-nous tenter de faire progresser l'humanité pour que la transition soit acceptable, moralement ?
J.-M.T. : Sur le plan moral, nous sommes à la fois glorieux et ignobles. Notre type de moralité n'a pas sa place dans le monde du Successeur.
Disons d'abord que les epsilon n'ont pas la solution. Je suis tout à fait d'accord avec Simone Weil, quand elle dit « II sera bien démontré que les révolutions violentes n'ont jamais amené que des désastres pires que ceux auxquels elles étaient censées remédier. » Le but de l'epsilon n'est pas de changer la société en mieux, mais devenir imbu à la place de l'imbu. On l'a bien vu, les révolutionnaires purs et durs de 1917 sont devenus les staliniens de 1930. Quant à Ben Laden, je n'ose même pas imaginer...
N'espérons pas trop, non plus, de l'action collective. Pour se développer, le successeur a besoin d'un biotope bien particulier où d'une part, toutes les cellules traditionnelles (familiales, syndicales, corporatives) sont explosées; d'autre part les appareils sont au maximum intégrés. C'est en contribuant à créer cet environnement (la mondialisation c'est précisément cela), qu'il parvient à justifier sa propre existence, son jeu. Sous sa coupe, on ne peut plus rêver renouer des liens sociaux, comme le rêvent des utopies modernes, Attac par exemple. Nous n'avons pas d'autre solution. Il est nécessaire que le cheptel souffre, pour que tout cela fonctionne, y compris pour que le cheptel lui-même vive. Nous sommes en plein dedans. Les dernières élections ont fait apparaître l'opposition imbus/cheptel sous la forme « France d'en-haut, France d'en-bas ». Tout à coup les imbus se rendent compte qu'ils ont négligé le cheptel.
Tout ce que nous pouvons, et devons, faire, c'est de contribuer au réglage fin de la souffrance du cheptel. Pour une part en utilisant les méthodes classiques d'anesthésie. Comme le sport, les grands élans de la coupe du Monde, ou les mèmes des religions : idée bouddhiste de compassion, promesse chrétienne d'une vie éternelle. La religion fait partie de la pharmacopée. Mais je refuse cette voie, cette simplification, cette facilité. Après Nietzsche, j'attribuerais plutôt cette fonction à l'art. Seul l'art peut nous faire dire que, quelle que soit cette vie, elle est bonne.
Les imbus ne sont pas nécessairement nocifs, cyniques. Ils prennent soin des humains dont ils ont la garde. C'est cela, l'humanisme: rendre la vie des hommes acceptable, digne. Et les intellectuels souffrent plus que les autres, parce qu'eux, ils savent. Mais l'idée qu'ils peuvent faire advenir un monde meilleur est l'illusion qu'ils se donnent pour alléger leur propre souffrance.
Interview réalisée par Pierre Berger et Jean-Paul Haton.
La publication de cette interview n'implique pas que la rédaction d’Asti-Hebdo et a fortiori l’Asti partage les idée exprimées dans « Totalement inhumaine ». Mais leur auteur, à partir de son expertise en Stic, poussant à l'extrême sa réflexion, nous interpelle fortement.
On pourrait le comparer à George Orwell et son "1984 » : qui n'a pas peu fait pour la mise en place, il y a 25 ans, d'une législation « Informatique et Libertés ».
Il nous a donc paru important de lui donner l'occasion, de présenter et de préciser ses positions.
« Ce que nous pouvons, ce que nous devons faire, c'est de contribuer au réglage fin de la souffrance du cheptel ».
Asti-Hebdo : Dans votre ouvrage "Totalement inhumaine » : vous affirmez que, par le fait des technologies aussi bien que de l'économie de marché, se profile à l'horizon un « Successeur » : une nouvelle forme de conscience qui supplantera les humains actuels. La transition a peu de chances d'être amicale. Et le Successeur parvient à ses fins, aux dépens de l'humanité, grâce notamment à la coopération, pour ne pas dire la complicité, des « imbus »,...et en particulier nous, professionnels des Stic. Alors, ne devrions-nous pas de changer de métier, militer activement contre le développement des Stic et nous ranger au nombre des opposants que vous appelez « epsilon » ?
Jean-Michel Truong : Mon texte exprime une immense espérance. J'ouvre une perspective qui nous sauve de l'absurde. L'Humanité a une vocation, qu'elle n'avait pas jusqu'à présent explicitée : c'est, malgré le caractère mou, périssable, du support qu'elle offre aujourd'hui à la conscience, de bootstrapper une intelligence pérenne.
J'avais présenté ce scénario sous forme narrative dans « Le successeur de pierre », mais le propos gardait un caractère un peu métaphysique, une connotation teilhardienne. Dans « Totalement inhumaine », l'intelligence repart à zéro avec l'avènement du Successeur. L'homme ne transmet pas un contenu sur un autre support, il crée les conditions pour qu'une nouvelle conscience émerge.
Le successeur est une vie en germe, comme un embryon que l'Humanité porterait en elle, il ne peut pas vivre sans sa mère, il a besoin de nutriment. Pour que nous continuions à l'alimenter, il nous manipule.
Comment ? Par des boucles auto-catalytiques des mèmes (énoncés capables de se reproduire et de muter dans les cerveaux humains, ne pas confondre avec "mêmes")et des e-gènes (gènes du successeur, en pratique, agents logiciels). Autrement dit, certains discours permettent aux technologies de pomper dans le milieu humain plus de ressources que celles qui leur seraient normalement dévolues si les humains faisaient simplement fonctionner leur raison pour en déterminer l'utilité.
Mon livre montre, sur trois exemples, comment fonctionne cette « pompe mèmes/e- gènes » : Le premier est la Guerre des étoiles (système américain de défense anti- missiles).
Le deuxième est la productivité de services, qui est un pur bluff. Il s'appuie sur des gains de productivité observés dans le domaine de l'industrie et suggère que l'on peut obtenir les mêmes gains de productivité dans les services. Cette idée est largement battue en brèche par les faits et les analystes, à commencer par le prix Nobel Robert Solow qui déclare sans ambages : « On peut voir l'âge de l'ordinateur partout sauf dans les statistiques de productivité » (R.M. Solow »We'd better watch out » : New York Times, 12 juillet 1987, p. 36).
Le troisième exemple est celui de la « nouvelle économie », ou comment on a réussi à pomper quelques 5000 milliards de dollars en pure perte (et j'ai écrit cela il y a plus d'un an, il faudrait tenir compte aujourd'hui de la chute boursière qui continue). Je regrette simplement que l'affaire Enron ne se soit dévoilée qu'après la sortie de mon livre, car pour moi c'est l'exemple même d'une pure représentation, qui donne l'illusion aux investisseurs d'une croissance, d'un profit, mais qui n'est qu'un bluff. Ainsi, le Successeur a trouvé le moyen de nous rendre dépendants. Nous ne sommes plus libres d'avorter. Et heureusement, sinon le Successeur ne pourrait advenir, et l'Humanité aurait failli à sa mission.
Asti-Hebdo : Faut-il à ce point désespérer de l'homme tel qu'il est actuellement ?
J.-M. T. : Mon livre est sorti en librairie le 12 septembre 2001... c'est à dire un jour après une manifestation particulièrement brillante de l'action des epsilon (ceux qui refusent la montée du Successeur et visent le retour à une économie primitive). Je n'ai donc rien à retirer aux derniers paragraphes de Totalement inhumaine, si durs qu'ils puissent paraître.
Les gens croient que je condamne l'homme au nom de ses turpitudes, de la Shoah. En réalité, l'homme est condamné par sa constitution physique, par le matériau avec lequel il est construit. Je m'appuie sur un article du physicien américain Freeman Dyson, à la fin des années 1970 (« Time without end : physics and biology in an open univers », Reviews of modern physics, Vol. 51,No 3, juillet 1979.Il se pose la question de ce que devrait être une vie, une conscience pérenne jusqu'aux derniers instants de l'univers. Une biologie eschatologique : avec quoi la vie, si elle existe encore, devra vivre. Il n'y aura plus d'ADN ni même d'acides aminés, il ne restera plus que quelques grains microscopiques de matière, des trous noirs et de la lumière.
Nous sommes sur un fil. Comme l'a dit Teilhard de Chardin, il faut que la conscience trouve le moyen d'échapper à sa tige corporelle actuelle...si elle veut s'ouvrir.
Je crois que le Successeur sera vraiment inhumain. Quand nous l'aurons bootstrappé, quand il aura acquis son autonomie, pris son essor… il pourra se passer tout à fait de nous. Anecdotiquement, je note que, dans l'Apocalypse de Saint-Jean, lorsque la conscience, présente à la fin des temps, aperçoit la face de Dieu, que voit-elle ? Un trône de pierre. La figure de Dieu pour Saint Jean n'est pas biologique, mais minérale.
Asti-Hebdo : Si nous acceptons votre vision de l'avenir, que pouvons-nous faire, comme spécialistes des Stic ? Ne pouvons-nous tenter de faire progresser l'humanité pour que la transition soit acceptable, moralement ?
J.-M.T. : Sur le plan moral, nous sommes à la fois glorieux et ignobles. Notre type de moralité n'a pas sa place dans le monde du Successeur.
Disons d'abord que les epsilon n'ont pas la solution. Je suis tout à fait d'accord avec Simone Weil, quand elle dit « II sera bien démontré que les révolutions violentes n'ont jamais amené que des désastres pires que ceux auxquels elles étaient censées remédier. » Le but de l'epsilon n'est pas de changer la société en mieux, mais devenir imbu à la place de l'imbu. On l'a bien vu, les révolutionnaires purs et durs de 1917 sont devenus les staliniens de 1930. Quant à Ben Laden, je n'ose même pas imaginer...
N'espérons pas trop, non plus, de l'action collective. Pour se développer, le successeur a besoin d'un biotope bien particulier où d'une part, toutes les cellules traditionnelles (familiales, syndicales, corporatives) sont explosées; d'autre part les appareils sont au maximum intégrés. C'est en contribuant à créer cet environnement (la mondialisation c'est précisément cela), qu'il parvient à justifier sa propre existence, son jeu. Sous sa coupe, on ne peut plus rêver renouer des liens sociaux, comme le rêvent des utopies modernes, Attac par exemple. Nous n'avons pas d'autre solution. Il est nécessaire que le cheptel souffre, pour que tout cela fonctionne, y compris pour que le cheptel lui-même vive. Nous sommes en plein dedans. Les dernières élections ont fait apparaître l'opposition imbus/cheptel sous la forme « France d'en-haut, France d'en-bas ». Tout à coup les imbus se rendent compte qu'ils ont négligé le cheptel.
Tout ce que nous pouvons, et devons, faire, c'est de contribuer au réglage fin de la souffrance du cheptel. Pour une part en utilisant les méthodes classiques d'anesthésie. Comme le sport, les grands élans de la coupe du Monde, ou les mèmes des religions : idée bouddhiste de compassion, promesse chrétienne d'une vie éternelle. La religion fait partie de la pharmacopée. Mais je refuse cette voie, cette simplification, cette facilité. Après Nietzsche, j'attribuerais plutôt cette fonction à l'art. Seul l'art peut nous faire dire que, quelle que soit cette vie, elle est bonne.
Les imbus ne sont pas nécessairement nocifs, cyniques. Ils prennent soin des humains dont ils ont la garde. C'est cela, l'humanisme: rendre la vie des hommes acceptable, digne. Et les intellectuels souffrent plus que les autres, parce qu'eux, ils savent. Mais l'idée qu'ils peuvent faire advenir un monde meilleur est l'illusion qu'ils se donnent pour alléger leur propre souffrance.
Interview réalisée par Pierre Berger et Jean-Paul Haton.
La publication de cette interview n'implique pas que la rédaction d’Asti-Hebdo et a fortiori l’Asti partage les idée exprimées dans « Totalement inhumaine ». Mais leur auteur, à partir de son expertise en Stic, poussant à l'extrême sa réflexion, nous interpelle fortement.
On pourrait le comparer à George Orwell et son "1984 » : qui n'a pas peu fait pour la mise en place, il y a 25 ans, d'une législation « Informatique et Libertés ».
Il nous a donc paru important de lui donner l'occasion, de présenter et de préciser ses positions.
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